Évolution de la canalisation génétique dans un modèle quantitatif de réseau de régulation

Problématique générale de la thèse

L’une des caractéristiques les plus frappantes du développement des organismes est sans doute son extrême stabilité. Malgré les changements d’environnement ou les mutations qui pourraient affecter son déroulement, il reste globalement et remarquablement similaire entre tous les individus d’une même espèce (à l’exception des cas pathologiques). Cette stabilité est due d’une part au contrôle strict qui s’exerce sur l’expression des gènes tout au long du développement, et d’autre part à une certaine réduction de l’effet des perturbations. Ce tamponnage de l’effet des perturbations, fussent-elles génétiques, micro- ou encore macro-environnementales, est plus connu sous le nom de canalisation.

Cet aspect pourtant fondamental du développement des individus reste encore imparfaitement compris. Certaines hypothèses pressentent une relation étroite entre la manière dont sont organisés les gènes impliqués dans le développement d’un caractère (on parle alors de l’architecture génétique du caractère) et l’état de canalisation dudit caractère. Les travaux présentés dans les pages suivantes constituent une tentative d’étude de cette hypothèse, afin d’élucider les liens pouvant exister entre l’architecture génétique sous-jacente à un trait phénotypique et certains aspects évolutifs de ces traits, ici leur état de canalisation.

Pour cela, j’ai choisi d’étudier de manière détaillée les réseaux de régulation, dont les propriétés complexes sont particulièrement adaptées à l’étude de l’apparition et de l’évolution de la canalisation. Pour ce faire, j’ai utilisé une méthodologie fondée à la fois sur des représentations issues de la biologie théorique, ainsi que sur des notions empruntées directement à la génétique quantitative. La biologie théorique m’a fourni un modèle de réseaux de régulation couramment utilisé (celui du modèle de Wagner), repris et adapté à notre étude. La biologie quantitative, quant à elle, m’a apporté des index utiles pour la quantification des aspects évolutifs des réseaux et, plus particulièrement, la manière de calculer le score de canalisation.

La canalisation

Waddington : le précurseur

En 1942, Conrad Hal Waddington publie un article fondateur intitulé « Canalization of Development and the Inheritance of Acquired Characters » (Canalisation du développement et hérédité des caractères acquis, Waddington [1942]). Il y tente une unification entre les partisans de la théorie évolutive (darwinisme) et ceux de la théorie naturaliste (ou lamarckienne, portant sur l’hérédité des caractères acquis), en se basant sur sa connaissance des processus développementaux pour expliquer comment certains traits induits par des effets de l’environnement peuvent s’intégrer au génotype et ainsi se transmettre aux générations suivantes. Waddington reprendra d’ailleurs ce mécanisme et l’étudiera plus en détail dans les années ultérieures, lui donnant le nom d’assimilation génétique (Waddington [1953]). L’un des arguments de Waddington est de faire remarquer que les processus développementaux sont, dans des organismes soumis à la sélection naturelle, « ajustés de manière à produire un même résultat, peu importe les variations mineures des conditions au cours de son processus ». Ce mécanisme, qu’il nomme canalisation (canalization) ou encore tamponnage (buffering), est selon lui soutenu par plusieurs observations. D’un point de vue embryologique et développemental, il remarque qu’un tissu ne peut pas prendre une « voie » médiane entre les différents destins qu’il est susceptible d’atteindre : il se dirigera soit vers l’un, soit vers l’autre, mais pas vers une forme intermédiaire. D’une manière plus concrète, une cellule pourra donner du tissu musculaire ou du tissu nerveux, mais ne pourra pas devenir un mélange des deux. De même, les différents tissus coexistants dans un organisme sont très différenciés les uns des autres, et il est impossible de trouver des états intermédiaires suggérant la possibilité d’un passage progressif d’un type à un autre. Waddington note également que ce qui est valable pour un tissu l’est aussi à l’échelle des organes, voire des organismes. D’un point de vue plus génétique, Waddington parle de « constance de l’état sauvage » : les formes sauvages (non mutées) d’un organisme soumis à la sélection naturelle sont bien moins diverses que les formes mutantes. Par exemple, alors qu’il existe un grand nombre de mutations chez Drosophila willistoni conduisant à des phénotypes particuliers et reconnaissables (voir l’exemple figure 1.2), deux drosophiles sauvages de la même espèce sont pour ainsi dire indiscernables

Waddington déduit de ces deux observations que le phénotype doit être tamponné (ou canalisé) contre des variations mineures provenant de l’environnement, mais aussi contre celles de son propre génome. Cela permet d’assurer la production d’un phénotype optimal en dépit des effets perturbateurs du hasard. Il remarque également que cela n’est pas vrai dans toutes les conditions, ce mécanisme étant rompu de façon notable chez les mutants ou dans des cas pathologiques. Pour Waddington, ceci implique que la canalisation est « une caractéristique d’un système, qui est construite par la sélection naturelle » : en d’autres termes, la canalisation des systèmes développementaux serait bel et bien due à l’action de la sélection naturelle. Pour illustrer sa théorie de la canalisation développementale, Waddington utilise la désormais célèbre métaphore du paysage épigénétique (voir figure 1.3, Waddington [1957]). Il imagine une vallée descendant d’une colline et se subdivisant en d’autres vallées secondaires. En haut de la vallée, on dépose une bille, qui roulera le long de la pente jusqu’à s’arrêter en bas de l’une des vallées. Dans l’interprétation la plus courante, la bille représente une cellule, et les vallées, les voies possibles qu’elle peut emprunter au cours du développement, la menant à des destins cellulaires (types de tissus formés par exemple) différents. Dans cette visualisation, plus les pentes de la vallée sont hautes et abruptes, plus le phénotype final sera canalisé : toutes les modifications du trajet de la bille qui ne seront pas assez importantes pour lui faire passer la ligne de crête n’auront aucun impact sur son devenir.

Études ultérieures

Après les articles fondateurs de Waddington, de nombreux chercheurs se sont emparés, directement ou indirectement, de ce sujet d’étude. Lors des décennies suivantes, la canalisation a pu être étudiée de différentes manières et sous des noms différents qui recouvrent aujourd’hui des notions distinctes, bien que liées (canalisation, stabilité développementale, plasticité phénotypique, asymétrie fluctuante, etc.). Ce flou autour des notions était notamment dû à des définitions vagues, avant que des tentatives d’harmonisations ne soient menées dans les années 2000 (voir Debat et David [2001] pour une revue). À l’heure actuelle, si la définition réduite de « tamponnage des voies développementales contre les mutations ou les perturbations environnementales » est toujours admise, la canalisation est plus généralement définie comme une réduction, voire une suppression, de la variance de la valeur du phénotype observé entre les différents individus de la population (Stearns et collab. [1995]; Wagner et collab. [1997]). Si les définitions ont évolué au fil des études successives, il en est de même pour le cadre général du terme. Notamment, le terme de canalisation (ou son synonyme robustesse) a également été repris pour des études qui se sont éloignées du cadre strict du développement pour s’intéresser à tous les niveaux d’organisation d’un individu, de la séquence nucléotidique jusqu’aux réseaux sous-tendant la synthèse d’une enzyme en passant par la conformation des protéines (voir Wagner [2013] pour une synthèse). Tout au long de ce manuscrit, j’utiliserai indifféremment les termes de canalisation ou de robustesse en me restreignant uniquement aux processus de tamponnage impliqués lors du développement des individus.

Importance évolutive de la canalisation

Dans cette partie, je propose une revue des résultats marquants sur le rôle de la canalisation dans l’évolution, ainsi que sur les pistes envisagées pour l’apparition d’un tel phénomène.

Rôle évolutif de la canalisation

Si ni les origines évolutives de la canalisation ni les mécanismes selon lesquels elle agit ne sont encore totalement élucidés (Siegal et Leu [2014]), le rôle que peut jouer ce processus dans l’évolution reste lui aussi en proie à quelques incertitudes.

Mutations génétiques cryptiques 

La réflexion la plus évidente serait de dire que la canalisation, en diminuant la variabilité phénotypique au sein des populations, les empêche de pouvoir atteindre un nouvel optimum. Ainsi, la canalisation aurait pour conséquence de ralentir, voire de stopper l’évolution du trait en question, qui se retrouverait bloqué dans un état sous-optimal (Ancel et collab. [2000]). Pourtant, des études aussi bien théoriques qu’expérimentales ont montré que des traits canalisés peuvent, sur le long terme, avoir des capacités d’adaptation augmentées et non diminuées. L’une des raisons pouvant expliquer ce phénomène réside dans la notion de variation génétique cryptique (Hermisson et Wagner [2004]; Le Rouzic et Carlborg [2008]; Masel et Trotter [2010]). Le raisonnement est le suivant : les mutations (ou variations génotypiques) canalisées ne provoquent pas de modifications dans le phénotype. Elles ne sont donc pas éliminées par l’effet de la sélection naturelle et peuvent envahir la population par dérive génétique, augmentant ainsi la quantité de variation génétique disponible dansa population, sans augmenter la variation phénotypique. Si un changement majeur (génétique ou environnemental) se produit, la canalisation peut alors disparaitre ou être relâchée. Cela libère ou révèle les mutations jusque là cachées, ce qui a pour conséquence d’augmenter la variance phénotype et la variance génétique (standing genetic variation) disponibles pour l’adaptation.

Plasticité phénotypique 

La canalisation est également souvent opposée à la notion de plasticité phénotypique. Si la canalisation peut être définie comme l’invariance du phénotype face à un changement environnemental, la plasticité, elle, est définie par les variations du phénotype le long d’une norme de réaction en réponse à une perturbation environnementale (voir figure 1.4, Via et collab. [1995]). Cependant, ces deux mécanismes ne sont peutêtre pas aussi antinomiques qu’ils le paraissent de prime abord. Pour certains auteurs, la plasticité phénotypique relèverait d’une certaine forme de canalisation : s’il est vrai que l’on observe des phénotypes différents selon les conditions, au sein d’une même condition les phénotypes sont peu différenciés. Ainsi, un organisme soumis à une température A ou B présenterait bien deux apparences différentes… mais tous les individus soumis à la même température B auraient une apparence similaire. La différence entre canalisation et plasticité phénotypique serait due à la fréquence des changements environnementaux : un environnement stable conduirait à de la canalisation obtenue par sélection stabilisante, alors que des changements fréquents d’environnement favoriseraient l’apparition des phénomènes de plasticité (Levy et Siegal [2012]). L’assimilation génétique décrite par Waddington [1953] serait un cas très particulier de plasticité phénotypique. Davantage liée à la notion de décanalisation qu’à celle de canalisation, elle peut être définie comme le processus par lequel un phénotype originellement induit en réponse à des perturbations environnementales devient encodé dans le génome, après plusieurs générations, sous l’effet de la sélection naturelle ou artificielle. Le nouveau phénotype passe ainsi d’induit à constitutif, et apparait même en absence du déclencheur initial (Scharloo [1991]; Waddington [1957]) .

Cette assimilation peut arriver lorsqu’une mutation ou une perturbation a des effets suffisamment importants pour changer de voie développementale (décanalisation, voir figure 1.3c) et se tourner vers une autre voie. Si le nouveau phénotype obtenu est favorisé, les génotypes les plus sensibles à cette mutation ou perturbation (et donc les plus susceptibles de dévier à nouveau) vont être sélectionnés. Au fil des générations, cette voie de développement secondaire deviendra plus importante (avec davantage de génotypes y conduisant) et sera à son tour canalisée, jusqu’à devenir constitutive. Il est à noter que ce processus semble n’être possible que pour des perturbations arrivant pendant le développement de l’individu, et non à l’état adulte.

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Table des matières

1 Introduction
1.1 Problématique générale de la thèse
1.2 La canalisation
1.2.1 Waddington : le précurseur
1.2.2 Études ultérieures
1.2.3 Importance évolutive de la canalisation
1.3 Les réseaux de gènes
1.3.1 Spécificités des réseaux de gènes
1.3.2 Différents types de réseaux
1.3.3 Les réseaux de régulation
1.4 Contexte de la thèse
2 Programme et modèle
2.1 Modèle théorique
2.1.1 Du génotype au phénotype
2.1.2 De l’individu à la population
2.1.3 Estimation de la canalisation
2.1.4 Autres modèles implémentés
2.2 Workflow d’une analyse complète
2.2.1 Routines de lancement
2.2.2 Programme de simulation « Simevolv »
2.3 Simulation développementale sous R
3 Résultats : propriétés du modèle
3.1 Exploration du processus développemental
3.1.1 Dynamique de l’expression génique
3.1.2 Instabilité développementale
3.1.3 Conclusion
3.2 Équilibre mutation – sélection – dérive
3.2.1 Évolution temporelle
3.2.2 Influence des paramètres du réseau
3.2.3 Conclusion
3.3 Mode de reproduction
3.3.1 Diploïdie versus haploïdie
3.3.2 Régime de reproduction
3.3.3 Conclusion
4 Résultats : pourquoi et comment la canalisation génétique évolue dans des réseaux de régulation
5 Discussion et perspectives
5.1 Logiciel et modèle
5.1.1 Avantages et limites du logiciel de simulation
5.1.2 Approximations et paramétrisation du modèle
5.1.3 Calcul de la canalisation
5.2 Discussion générale et perspectives
5.2.1 Apport de la modélisation et généralisation des résultats
5.2.2 Importance de la sélection
5.2.3 Origine de la canalisation génétique
5.3 Conclusion
Conclusion
Bibliographie

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