Evocation des stratégies et leur évaluation par les élèves
Introduction
Le travail que nous présentons marque la rencontre entre nos expériences vécues, en tant qu’enseignant-praticien de français et certaines thématiques, parfois soulevées, parfois approfondies, que nous avons thématisées dans notre cursus académique au sein de la HEPVS.
Durant presque 10 ans d’enseignement, nous avons pu constater, voire éprouver le rapport paradoxal entre le professeur de français, ses élèves et l’objet littéraire, lorsqu’il s’agissait de scolariser une oeuvre ou un extrait d’oeuvre. Le paradoxe présente plusieurs facettes. D’une part, l’enseignant perçoit la lecture comme un plaisir et se donne la mission de transmettre ce plaisir aux élèves. De ce fait, il s’attend à ce que ces derniers plongent dans un vaste univers empli de nouvelles significations et qu’ils découvrent une quête vers une nouvelle forme de Graal. Cependant, le plaisir et les représentations de l’objet littéraire ne sont pas toujours partagés. Il arrive que les élèves ne répondent pas aux attentes de l’enseignant, qu’ils stoppent leur lecture en cours de route, que les questionnaires s’emplissent d’interprétations erronées, que la frustration du maître l’emporte sur l’ardeur initiale. D’autre part, le plaisir de lire en contexte scolaire représente un idéal fragile.
Combien de praticiens, dont nous faisons partie, avons-nous entendu débattre sur le manque de temps qu’ils pouvaient consacrer à la lecture d’oeuvres, ou sur la surcharge des contenus. Ainsi, tant le rapport du praticien que celui de l’élève à l’objet littéraire semblent chaotiques, cristallisés dans de multiples frustrations.
Didactique du français et enseignement de la littérature au CO : la construction d’un rapport à la lecture
Dans ce rapport, nous avons remarqué un biais ; et de celui-ci émerge notre interrogation initiale. Dans la construction de séquences d’enseignement centrées sur la lecture d’oeuvres ou d’extraits littéraires, les pratiques présentent une homogénéité formelle et structurelle :
le questionnaire de lecture. Il est le medium standard pour favoriser le travail sur les significations et l’accès à la compréhension. En tant que tel, nous ne le remettons pas en question. Nous nous en servons cependant comme point de départ de la réflexion qui va suivre.
L’interrogation que nous soulevons ici porte bien sur le rapport entre l’élève et la lecture littéraire. Que pourrions-nous faire exister, dans ce rapport, pour accompagner l’élève dans ses lectures et la quête de sens, là où le questionnaire montre des faiblesses ? Nous aimerions chercher des pistes en introduisant une nouvelle donnée dans le système. En effet, il se pourrait qu’une cassure entre l’élève et le savoir (i.e. l’oeuvre) provienne d’un déficit stratégique ou d’une sous-représentation du développement des savoir-faire en lecture littéraire. En ce sens, nous souhaitons introduire comme variable les théories de la métacognition. Ainsi, nous avons pour projet de questionner le rapport entre le développement des stratégies des élèves avec la lecture littéraire en contexte scolaire.
La didactique de la littérature : évolutions et critiques d’un champ de recherche
Les ouvrages et articles que nous avons lus et qui faisaient état des recherches en didactique de la littérature (Daunay, 2007. Legros, 2008. Petitjean, 2014), ont mis en évidence les difficultés de s’accorder sur une identité des finalités du champ de recherche.
Ils mettent en avant un « état de crise permanent » de l’enseignement de la littérature (Petitjean, 2014, p. 3) qu’ils attribuent à la multiplicité des objectifs qui lui ont été assignés.
En absence de consensus, il nous paraît utile pour notre recherche de proposer une discussion diachronique des approches et, parallèlement, d’orienter la présentation vers notre objet de recherche. A ce sujet, nous choisissons, comme Daunay ou Petitjean, d’exposer cette pluralité d’objectifs à travers une liste proposée par Reuter : La variété des objectifs et finalités assignés à l’enseignement-apprentissage de la littérature est aussi impressionnante : développer l’esprit d’analyse, développer les compétences linguistiques, développer les compétences en lecture et en écriture, développer les savoirs en littérature, développer le bagage culturel de l’élève, développer son esprit critique, lui permettre de s’approprier un patrimoine, développer son sens de l’esthétique et sa sensibilité, lui faire prendre du plaisir, participer à la formation de sa sensibilité… ? (Reuter, 1999, p. 197) Présenter une telle liste offre un double avantage pour la présentation de notre travail.
D’une part, elle démontre la vaste superficie du chantier auquel s’attaquent aussi bien les chercheurs, en tentant de délimiter le champ de recherche, que les praticiens, dans la complexité des mises en acte de la question littéraire en contexte scolaire. D’autre part, nous reprendrons les éléments qui composent cette liste lorsque nous évoquerons la dynamique du couple savoirs / savoir-faire dans les phases d’enseignement – apprentissage de la littérature au secondaire.
La lecture littéraire : du « texte interrogé au texte qui interroge » (Aron, 1987, tiré de Daunay, 2007, p. 168)
Si, jusqu’à présent, nous avons essentiellement discuté de la didactique de la littérature d’un point de vue diachronique, nous aimerions à présent resserrer l’objet de recherche sur l’enseignement de la lecture littéraire. Nous avons déjà identifié trois éléments essentiels, constitutifs des situations d’apprentissage : le rôle du sujet-apprenant, le statut idéologique – instable – du texte et les stratégies d’enseignement en constante (r)évolution.
Dans les pratiques littéraires actuelles du secondaire I, les dispositifs scolaires correspondent à des séquences de production et/ou de lecture-compréhension de récits. Le choix du corpus dépend d’un triple filtre : celui de l’institution qui pilote les choix didactiques, celui de l’enseignant qui sélectionne les oeuvres ou les extraits à travailler et
celui des moyens d’enseignement. Ce premier mouvement, descendant (de l’institution vers l’élève), est suivi d’un deuxième, centré sur l’activité de l’élève. Et c’est cette activité qui, selon certains auteurs, légitime la place de la lecture littéraire comme lieu didactique à part entière : « L’étude de la façon dont les textes sont lus, c’est-à-dire enseignés, montrés, reçus, et surtout transformés par des lecteurs particuliers, fait intrinsèquement partie de la réflexion théorique sur la littérature » (Verrier, 1991, cité par Daunay, 2007, p. 167). Nous le démontrerons, en toile de fond de ce travail s’inscrit bien la mise en discussion de l’activité du lecteur, lorsqu’il prend possession du texte. Evidemment, le contexte de réception implique la prise en charge didactique du lecteur, de sorte que son activité soit alimentée, par exemple :
• dans l’exploration de la relation privilégiée qu’entretient l’apprenti-lecteur avec le texte,
• par l’étayage du dispositif didactique prévu par l’enseignant,
• par les discussions orientées par l’enseignant, en référence à la « médiation sociale » de Vygotsky (Schneuwly, 2008, p. 39),
• et dans la confrontation des points de vue.
La métacognition et le processus de lecture littéraire
Pour terminer cette partie, nous resserrons l’objet de recherche sur le travail scolaire de la lecture littéraire. Il s’agit ici d’introduire au microcosme de l’objet d’étude et de le mettre en lien avec un/des enjeux d’apprentissage. Nous avons déjà fait état plus haut, grâce à Reuter, de la multiplicité des objectifs en lecture littéraire. Tout d’abord, il nous semble important d’insister sur la centralité du rapport entre le lecteur et le texte. C’est sur ce noeud interactif que nous souhaitons construire notre modèle de travail.
L’activité de lecture implique un acte de compréhension qui résulte du travail cognitif du lecteur et qui est le fruit de son interaction constante avec le texte, au fil de sa lecture. De plus, le cadre scolaire implique un travail étayé par les moyens d’enseignement et médiatisé par l’interaction des personnes physiques dans le contexte-classe. C’est avant tout autour des activités de compréhension que l’enseignant orchestre sa séquence. Nous avons déjà noté qu’il s’agira, dans ces circonstances spécifiques, de la forme scolarisée de l’acte de lecture littéraire. Son objet d’étude devient ainsi le développement, par l’élève, de savoirs théoriques, stratégiques et pratiques, dont l’objectif général représente l’accès à une compréhension des textes sélectionnés :
comme le note Bernard Schneuwly, ‘ce n’est jamais la pratique en tant que telle […] qui devient objet d’enseignement ’, mais un savoir sur cette pratique. En retour, ‘tout enseignement vise en dernière instance toujours des savoir-faire, ou plus précisément vise à transformer la capacité d’agir dans des situations grâce à des savoirs utiles’. (Schneuwly, 2005, in Daunay, 2007, p. 164).
Cadre théorique et conceptuel
Les élèves ont-ils une bonne compréhension de l’activité de lecture en classe de français ? Qu’en est-il des tâches qui accompagnent cette activité ? Quels liens font-ils entre l’activité scolaire de lecture et leur rapport personnel à la lecture ? Pourquoi se poser de telles questions, diront certains, c’est inscrit au programme : « Lire et analyser des textes de genres différents et en dégager les multiples sens » (Rubrique L1 31 du programme d’étude romand pour l’enseignement du français au secondaire I). Une étude de Goigoux (1999, in Cèbe et Goigoux, 2007) menée sur des élèves en difficulté de lecture démontre que leurs conceptions attenant aux tâches de la lecture en classe de français sont souvent erronées :
« Ces élèves […] pensent qu’il suffit de décoder tous les mots d’un texte pour le comprendre.
Ils mettent en oeuvre des modalités de traitement inadéquates : ils utilisent massivement des stratégies de lecture mot à mot et traitent chacune des phrases comme autant de phrases isolées. » (p. 191) Pour prolonger cette amorce de réflexion, un autre élément reporté par Cèbe et Goigoux dans ce même article décrit les rapports qu’entretiennent les élèves avec le texte dans le contexte scolaire : « ils confondent souvent la lecture compréhension avec une simple recherche d’informations sollicitée par un questionnaire soumis a posteriori. » (p. 191) Nous formulons ici deux remarques orientées vers la suite de ce travail : d’une part, l’activité de classe organisée autour du questionnaire induirait un
biais dans le travail cognitif de lecture ainsi que dans le chemin d’accès à la compréhension.
Pensé comme outil didactique formatif pour étayer la construction d’un rapport à la lecture, le questionnaire se voit réapproprié par l’élève comme une fin en soi. Le texte se fait prétexte : cette finalité que représente le simple plaisir de lire se retrouve effacée devant l’atteinte d’objectifs évaluatifs. Falardeau met justement en garde le praticien contre cette dérive : « En lecture, compréhension rime trop souvent avec questions. Trop souvent parce que les questions présentent le piège périlleux de détourner l’élève de la véritable compréhension d’un texte. ».
La communauté de lecteurs comme cadre d’apprentissage des stratégies de lecture
Cette partie s’inscrit en continuité et en complémentarité aux considérations qui précèdent.
Elle vise à mettre en évidence le rôle des interactions sociales dans le processus d’élaboration de stratégies interprétatives dans la construction de la compréhension des apprenants lecteurs. Nous sommes conscients de la présence, en toile de fond, de la perspective vygotskienne de la construction de la pensée et du rôle de la médiation sociale :
« La pensée se développe grâce aux interactions sociales nées des échanges avec des sujets plus compétents » (Rémond, 1999, p. 208). Nous souhaitons cependant nous en détacher pour nous centrer directement sur la notion de communauté de lecteurs, représentée, en milieu scolaire, par le groupe classe. La relation entre l’enseignant et ses élèves est certes déterminante dans la construction des savoirs et des stratégies. Cependant, dans une perspective dynamique et interactive de la confrontation des interprétations, nous souhaitons que le dispositif soit d’abord centré autour de l’activité des apprenants, bien qu’étayé par le maître (médiation).
Un corpus pour stimuler l’activité d’interprétation – compréhension
Nous devons à présent aborder l’ultime phase de l’exploration théorique : il s’agit de définir ici le rôle que peut jouer le choix du corpus, dans un cadre d’apprentissage où nous mettons clairement l’accent sur le développement de la qualité interprétative et la construction de la compréhension en classe de lecture littéraire.
Comprendre des textes ou des textes pour comprendre ?
Dans la présentation de ses hypothèses de recherche en lecture littéraire, Tauveron (1999) souligne indirectement le rapport qui existe entre la découverte du plaisir de lire et le choix du corpus. Selon elle, il y a un intérêt didactique à proposer des lectures qui poussent le lecteur à se mettre en réflexion. Le texte ne devrait pas être docilement apprivoisé par l’apprenant lecteur :
Il est nécessaire (…) d’initier les élèves aux spécificités de la lecture littéraire pour, ce faisant, on l’espère, leur faire goûter ce plaisir particulier qui consiste à être le partenaire actif d’un jeu avec un texte qui a du jeu (des béances à combler, des pièces qui glissent l’une sur l’autre et peuvent s’imbriquer en une multitude de configurations à la manière d’un mécano), jeu dont il convient à tout moment d’inventer les règles. (Tauveron, 1999, p. 12).
Conclusion
Nous donnons à cette section finale deux orientations complémentaires : d’une part, nous revenons sur la construction et le contenu de l’objet d’étude. D’autre part, sous la forme d’une analyse de pratique, nous évoquons les incidences de la recherche sur notre évolution professionnelle, dans l’enseignement de la littérature au secondaire I.
Nous avons tenu à interroger le rapport des élèves à la lecture littéraire dans le cadre scolaire. Pour cela, nous avons fait référence à différents axes de recherche : lors de l’exploration de l’axe historico-théorique, nous avons fait l’inventaire des principes globaux qui ont influencé l’enseignement de la littérature. En parallèle, et en rapport avec notre expérience quotidienne, nous avons intégré et interrogé les apports potentiels de la métacognition au champ de la lecture littéraire. Ce choix initial relève bien de nos observations répétées du rapport entre l’élève et les textes rencontrés en classe de français, mais il a aussi trouvé écho dans les travaux de recherche consultés tout au long du processus, validant ainsi la démarche.
De ce processus d’exploration a émergé l’idée d’un dispositif d’exploration du réel axé sur la réalisation d’une séquence didactique qui devait nous permettre de récolter des données pertinentes pour corréler le travail d’interprétation des élèves avec trois conduites métacognitives. En outre, nous avions aussi l’ambition de réaliser une séquence qui devait permettre aux élèves de développer des connaissances stratégiques pertinentes dans le rapport qu’ils entretiennent presque quotidiennement avec l’objet littéraire. Bien que nous n’ayons pas pu directement corréler, par cette forme d’observation, métacognition et développement des qualités interprétatives des élèves, les phénomènes que nous avons observés ont largement contribué à notre développement professionnel. Les voici :
• Favoriser le développement d’une identité de lecteur : pour que l’élève progresse dans son rôle de lecteur, ce dernier devrait être progressivement en mesure de questionner son identité de lecteur. Nous trouvons là l’idée d’un lecteur réflexif, capable d’effectuer sciemment, tout au long du processus de lecture, des choix stratégiques et interprétatifs. Et l’enseignant peut, dans la forme des séquences qu’il élabore, favoriser le questionnement des apprenants quant à leur identité de lecteur.
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Table des matières
1. INTRODUCTION
1.1 Contexte déclencheur
1.2 Didactique du français et enseignement de la littérature au CO : la
construction d’un rapport à la lecture
2. PROBLEMATIQUE
2.1 La didactique de la littérature : évolutions et critiques d’un champ de
recherche
2.2 La lecture littéraire : du « texte interrogé au texte qui interroge »
2.3 La métacognition et le processus de lecture littéraire
3. CADRE THEORIQUE ET CONCEPTUEL
3.1 Comprendre pour interpréter ou interpréter pour comprendre ?
3.1.1 Débats autour du couple compréhension – interprétation
3.1.2 Comprendre : un acte socialement déterminé
3.1.3 L’interprétation : une construction sociale des savoirs pour accéder au sens
3.2 Développer des stratégies de lecture : l’interprétation comme principe
régulateur de la compréhension
3.2.1 Développer la capacité à faire des inférences : un savoir-faire en construction
3.2.2 Des stratégies métacognitives pour apprendre à comprendre
3.2.3 La communauté de lecteurs comme cadre d’apprentissage des stratégies de lecture
3.3 Un corpus pour stimuler l’activité d’interprétation – compréhension
3.3.1 Comprendre des textes ou des textes pour comprendre ?
3.3.2 Les textes résistants
3.4 Question de recherche et hypothèses
4. METHODOLOGIE
4.1 Aspects théoriques
4.2 Dispositifs de questionnement
4.2.1 Population
4.2.2 Ingénierie didactique
4.2.3 Forme de la séquence
4.2.4 Les noeuds interprétatifs
4.2.5 Le travail en comité de lecture
4.3 Analyse a priori des poèmes de Rimbaud
4.3.1 Analyse des objets à enseigner du point de vue de leurs qualités résistantes
4.3.2 Analyse a priori des obstacles que les élèves pourraient rencontrer
5. PRESENTATION ET ANALYSE DES RESULTATS
5.1 Reconstruction explicative du déroulement de la séquence
5.1.1 Evocation des stratégies et leur évaluation par les élèves
5.1.2 Travail sur les interprétations
5.1.3 Obstacles observés pendant la séquence et a posteriori
5.2 Axes et analyses
5.2.1 Axe 1 : les stratégies de lecture et leur évaluation
5.2.2 Axe 2 : le travail d’interprétation des élèves
5.3 Retour à la question de recherche
5.3.1 Liens entre stratégies et interprétations
5.3.2 Rôle de la coopération dans la construction des savoirs en lecture littéraire
5.3.3 Métacognition et vigilance
5.3.4 Nature des apprentissages renforcés par l’explicitation des processus métacognitifs
6. CONCLUSION
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