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Evaluation de l’état écologique des eaux courantes au sein de l’Union Européenne
Le contexte règlementaire
La Directive européenne Cadre sur l’Eau du 23 octobre 2000 (DCE) donne un cadre législatif visant à prévenir, préserver et restaurer les écosystèmes aquatiques continentaux et, en ce qui concerne leurs besoins en eau, des écosystèmes terrestres et des zones humides qui en dépendent directement, afin de garantir une utilisation durable de l’eau, l’objectif étant d’atteindre le bon état écologique de tous les milieux aquatiques dans les état membres de l’Union Européenne et qu’il n’y ait aucune détérioration de l’état écologique existant.
La DCE requiert que chaque état membre identifie une typologie par masse d’eau basée sur des facteurs environnementaux fondamentaux tels que l’altitude, la géologie ou le climat, responsables de la variabilité naturelle des écosystèmes lotiques. L’état écologique par masse d’eau est ensuite comparé aux condition de référence type pour la masse d’eau considérée. Différents « éléments de qualité » biologiques, hydromorphologiques et physico-chimiques sont pris en compte selon le type de masse d’eau étudié pour évaluer le statut écologique en les comparant aux valeurs de références en utilisant le Ratio de Qualité Ecologique (RQE ou EQR en anglais pour « Ecological Quality Ratio »). L’EQR est calculé en divisant la métrique observée par la valeur de référence pour cette métrique. Pour chaque catégorie de qualité (biologique, physicochimique et hydromorphologique), est attribuée une classe de qualité sur le principe suivant. Si une métrique est déclassée, alors c’est la catégorie de qualité dans son ensemble qui est déclassée. Enfin, les résultats pour chaque catégorie de qualité sont agrégés, en tenant compte prioritairement de la qualité biologique (Fig. 3). Le classement résultant comprend 5 classes allant d’un état écologique élevé à mauvais (Fig. 3) dont les définitions normatives se trouvent dans l’Annexe V de la DCE (2000, Tab. 1).
Les méthodes d’évaluation développées par les états membre doivent répondre à plusieurs exigences. Les conditions de référence doivent être définies en tenant compte des variabilités naturelles. Pour ce faire la DCE propose deux systèmes de classification des masses d’eau : le système A à typologie fixe ou le système B qui permet d’adapter la typologie aux réalités du terrain et aux informations biologiques (Directive 2000/60/CEE, annexe II). Le système A propose des écorégions établies à partir de l’altitude, de la dimension du bassin versant et de la géologie (Ecorégions indiquées sur la carte A de l’annexe IX de la DCE 2000/60/CEE) établies à partir des travaux d’Illies (1978) portant sur la distribution des taxons d’invertébrés en Europe. La France a choisi le système B avec la classification des masses d’eaux en hydro-écorégions (HER), délimitées par des déterminants primaires – la géologie, le relief et le climat – et les cours d’eaux d’une même HER se caractérisent par des valeurs physico-chimiques et biologiques similaires. Ainsi pour la France métropolitaine, 22 hydro-écorégions ont été définies en cohérence avec les assemblages et la structure des communautés d’invertébrés (Wasson et al., 2002, Fig. 4). Les deux systèmes ont une approche descendante qui consiste à classifier les facteurs de contrôle globaux plutôt que les facteurs influents au niveau local (caractéristiques de l’habitat physique à l’échelle de la station, hydrologie).
L’évaluation de l’état écologique des cours d’eau en ayant recours à un « écosystème étalon » non perturbé fait consensus auprès des gestionnaires. Toutefois il est impossible de se référer à des masses d’eau indemnes de toute perturbation anthropique en Europe, où même les zones non occupées par l’homme sont sujettes indirectement aux perturbations par le changement climatique global, les dépôts azotés ou les polluants organiques qui influencent les communautés aquatiques. Du choix de l’« écosystème étalon » dépendent l’exactitude et la précision de l’évaluation écologique (Hawkins et al., 2010), permettant la comparaison avec les écosystèmes observés. Il y a deux approches pour sélectionner les conditions de référence : (i) choisir des sites de référence (correspondant typiquement aux situations les moins impactées) ou (ii) prédire ces conditions de référence à partir des données environnementales et de la modélisation (Wright et al., 2000). Dans la première approche, les sites de référence doivent être choisis pour chaque écorégion ou hydro-écorégion afin de partager, avec les sites perturbés, les mêmes conditions environnementales naturelles (Wasson et al., 2002). La seconde approche sous-tend l’idée que les sites de référence sont fortement variables entre eux ce qui pourrait masquer des perturbations humaines. Au lieu d’utiliser des sites de référence, c’est plutôt les relations entre variables environnementales et les communautés aquatiques de l’ensemble de ces sites de référence qui sont utilisées pour évaluer les conditions écologiques de référence (Wright et al., 2000).
La DCE préconise l’utilisation des éléments de qualité biologique (EQB) – correspondant aux communautés de diatomées benthiques, macrophytes, invertébrés benthiques et poissons – utilisés séparément ou ensemble pour évaluer l’intégrité écologique des écosystèmes lotiques. Ces différents organismes ont montré qu’ils sont sensibles à une variété de perturbations anthropiques (Hering et al., 2006b). Les critères d’un indicateur pertinent sont d’être utilisable sur une zone géographique la plus grande possible et de présenter une certaine robustesse face aux facteurs de variabilité naturels et locaux. Les métriques devant être prises en compte par ces indicateurs sont la composition taxonomique, l’abondance, la proportion de taxons sensibles aux perturbations anthropiques et la diversité.
L’évaluation biologique
La DCE place les variables biologiques au centre de l’évaluation de l’état écologique, étant donné que ce sont de bons intégrateurs de perturbation des milieux aquatiques difficiles à mesurer directement (Verneaux 1973, Blandin, 1986). Les indicateurs biologiques ou bio-indicateurs sont définis comme les espèces vivantes délivrant une information du niveau d’altération d’un écosystème par une modification de leurs caractéristiques physiologiques et éthologiques (Blandin, 1986). D’un point de vue historique, l’évaluation biologique des écosystèmes lotiques est apparue à la fin du XIXème siècle alors que la démographie de nombreux pays d’Europe augmente à la suite du développement industriel, causant un accroissement des déchets produits et l’apparition de nombreuses catastrophes sanitaires (ex : choléra, dysentérie, fièvre typhoïde), tel le triste exemple de la Tamise, véritable égout à ciel ouvert causant la mort par le choléra de milliers de londoniens (Metcalfe, 1989). Ainsi les premiers indicateurs biologiques se sont basés sur le système saprobien (de saprobie qui signifie la dépendance d’un organisme aux substances organiques comme source alimentaire, Persoone & De Pauw, 1979) initié par les travaux de Kolkwitz & Marsson (1902, 1909). Les indices saprobies se construisent sur la présence d’espèces indicatrices (bactéries, algues, protozoaires, rotifères, macroinvertébrés benthiques et poissons) auxquelles a été assignée une valeur saprobique basée sur leur tolérance à la pollution organique. Pour chaque espèce indicatrice, la valeur saprobique est déterminée par observation à partir d’une courbe de réponse de sa tolérance physiologique au manque d’oxygène et représente la valeur pour laquelle la fréquence d’occurrence de l’espèce considérée est la plus élevée. L’une des listes des valeurs saprobiques les plus complètes est celle de Sladecek (1973). A partir de cette approche, la qualité de l’eau est classée en 10 catégories (de ultrasaprobe à katharobique).
Toutefois, l’approche saprobique n’a pas été retenue par la DCE car elle présente de nombreuses faiblesses pour une utilisation en routine dans l’ensemble des états membres (Tab. 3). En effet, les protocoles d’échantillonnages sont complexes (Hering et al., 2004, le niveau d’identification est élevé (à l’espèce ou au genre) et le même système saprobien n’est pas applicable au-delà de l’écorégion. Enfin, en ne reposant que sur une seule dimension de la niche des taxons indicateurs (l’oxygène), les autres dimensions (telles que la température ou les variations de débits) peuvent interférer avec la capacité de l’outil à indiquer la pollution organique, ne permettant pas une indication fiable dues aux pressions spécifiques ou à l’altération globale de l’écosystème (Bonada et al., 2006).
Trois types d’indicateurs ont été développés à partir des Eléments de Qualité Biologique : les indices biotiques, les indices basés sur les modèles prédictifs et les indices multimétriques. L’approche biotique est l’approche qui combine la diversité sur la base de certains groupes taxonomiques avec l’indication de sensibilité d’espèces individuelles par rapport à certaines pollutions (Tolkamp, 1985). De nombreux indices biotiques ont été proposés dans chaque pays et mis en application dès la fin des années 1960 notamment en utilisant les communautés d’invertébrés benthiques, des diatomées, des poissons et des macrophytes, avec l’England’s Trent Biotic Index (1964) comme méthode de référence (Metcalfe, 1989).
Les deux autres approches apparaissent dans les années 1980.
L’approche prédictive se base sur des modèles statistiques prédictifs de présence d’espèces à partir de données environnementales observées sur le terrain. Le premier modèle, RIVPACS ou « River Invertebrate Prediction and Classification System » a été développé au Royaume-Uni (Wright et al., 1984, Moss et al., 1987). Le principe des modèles prédictifs est de modéliser les communautés et les caractéristiques environnementales des rivières indemnes de perturbation. Quand un site doit être évalué, ses caractéristiques environnementales sont utilisées pour prédire l’assemblage d’espèces attendu, puis sont comparés l’assemblage d’espèces observées (O) à celui attendu (A). En principe, ces modèles prédictifs requièrent un nombre substantiel de rivières indemnes de toute perturbation anthropique pour être utilisées comme site de référence. Toutefois, dans de nombreuses régions, il est de nos jours impossible de trouver de telles conditions de référence. Les développeurs de ces modèles ont ainsi été amenés à considérer l’usage des sites « les moins perturbés » ou caractérisés par le « meilleur état disponible » pour réaliser les scores O/A (Stoddard et al., 2006), ce qui est utile pour des comparaisons de sites régionaux, mais qui complique la comparaison des scores entre régions.
La troisième approche concerne les indices multimétriques dont l’objectif est d’apporter une analyse intégrée de l’écosystème en combinant différentes catégories de métriques. Cette approche développées aux Etats-Unis avec l’Indice d’Intégrité Biologique (IBI, Karr, 1981) mesure les changements de l’état de santé des rivières à partir des métriques de 5 compartiments essentiels des rivières : la morphologie de la rivière, la chimie de l’eau, les conditions d’écoulement dans le bassin versant, les sources d’énergie et les interactions biologiques (Karr & Chu, 2000). Il a dans un premier temps été conçu pour inclure les attributs des peuplements piscicoles en 12 mesures réparties en 3 catégories : composition spécifique, composition trophique et conditions environnementales. Les données sont évaluées par rapport à ce qui est attendu sur un site peu ou pas perturbé, localisé dans une région géographique similaire et dans une portion de cours d’eau de taille comparable. Une note est attribuée à chaque métrique selon l’amplitude de l’écart aux valeurs attendues. La somme des 12 notes représente le score global pour le site d’étude. La force de cet indice est d’intégrer des informations à différents niveaux d’interprétation : individu, population, communauté et écosystème. L’indice IBI a démontré sa capacité à identifier une variété de perturbations (ex : le drainage de mines et les effluents de stations d’épuration). L’IBI a ensuite été adapté pour une utilisation avec les macroinvertébrés (Kerans & Karr, 1994) et le périphyton (Hill et al., 1999).
Les limites de l’évaluation actuelle
La pollution organique et l’eutrophisation ont longtemps été les deux principales perturbations ciblées par les programmes de bio-surveillance (Friberg et al., 2011) et de nombreux indices biotiques dérivent de l’approche saprobienne, tel que l’IBGN (Indice Biologique Global Normalisé portant sur l’étude des macroinvertébrés benthiques) en France. Pourtant la pollution organique a fortement diminué dans les pays européens grâce aux investissements dans le traitement des eaux usées. De ce fait, les pollutions secondaires sont les nouveaux objectifs de bio-surveillance et de gestion des masses d’eau (Friberg et al., 2011). Ces perturbations émergeantes sont d’autant plus importantes qu’elles empêchent les masses d’eau d’atteindre un bon état écologique, malgré un progrès déjà significatif de leur qualité. Il est donc nécessaire de développer des indices qui ciblent ces perturbations et de les inclure dans les programmes de bio-surveillance, telles que les méthodologies suivantes développées récemment pour mettre en évidence l’impact de perturbations particulières à partir des communautés en place : L’AWIC (Acid Waters Indicator Community) pour l’acidification, LIFE (Lotic Invertebrate Index for Flow Evaluation) pour l’altération des débits, PSI (Proportion of Sediment-sensitive Invertebrates) pour la dégradation physique des habitats et SPEARpesticides (SPEcies At Risk) pour les pesticides.
Les indicateurs utilisés dans l’évaluation de l’état écologique des systèmes lotiques se basent sur les attributs associés aux communautés aquatiques. Toutefois leur capacité à mettre en évidence des modifications dans le fonctionnement de l’écosystème et des processus écosystémiques reste encore à démontrer (Sandin & Solimini, 2009). Le lien entre la structure des communautés et les processus écosystémiques a surtout été développé avec l’étude des traits fonctionnels (p. ex. stratégies de reproduction, régime alimentaire, Doledec et al., 1999).
L’approche des traits biologiques multiples consiste à définir par « traits » les composants du phénotype qui régulent la réponse aux facteurs environnementaux (ex : température, disponibilité de la ressource). Cette approche concerne principalement les macroinvertébrés benthiques, pour lesquels ont été caractérisés 22 traits relatifs à la biologie, à la physiologie ou aux exigences écologiques de chaque taxon à partir de données issues d’observations scientifiques (Tachet et al., 2010). Chacun des traits est subdivisé en sous-traits auxquels on attribue un codage flou en fonction de l’affinité du taxon pour le sous-trait en question, cette méthode étant également utilisée avec les diatomées où chaque taxon peut être défini par son affinité pour différents critères environnementaux (Coste et al., 2009).
Par ailleurs, le retard pris dans l’évaluation du fonctionnement des cours d’eau vient du fait que le terme fonctionnement n’a pas été défini dans la Directive, retardant l’application de ce concept en modalités opérationnelles. En 2014, l’Interface Scientifique et Politique (SPI) en charge de mettre en relation les gestionnaires et les scientifiques a reconnu l’importance de conduire une évaluation du fonctionnement écosystémique des eaux courantes (Reyjol et al., 2014).
Développement d’une évaluation des fonctions écosystémiques
Processus écosystémiques vs. structure de l’écosystème
La structure des écosystèmes se réfère aux attributs qui peuvent être évalués par des mesures ponctuelles et qui sont considérées comme reflétant le statut et les conditions existantes d’un écosystème. Toutefois, ces attributs ne permettent pas de saisir les propriétés dynamiques d’un écosystème qui représentent ses performances à un temps donné (Palmer & Febria, 2012). Le fonctionnement d’un écosystème se définit comme les effets conjugués de tous les processus qui soutiennent un écosystème (Reiss et al., 2009). Il correspondant aux propriétés dynamiques de l’écosystème (Palmer & Febria, 2012). Le fonctions de l’écosystème impliquent des interactions entre les espèces et leur environnement, permettant la transformation de la matière et de l’énergie (ex : cycle du carbone et la production primaire), la génération d’habitat (p. ex : la construction de récifs), ou le maintien des populations (p. ex : la pollinisation) (Smith et al., 2013). Odum (1962, in Matthews et al., 1982), définit les fonctions de l’écosystème comme 1) le flux d’énergie qui parcoure l’écosystème (p. ex : la productivité et la respiration des communautés), 2) le taux de transformation de la matière (p. ex : via la quantification des cycles biogéochimiques) et 3) les régulations de l’environnement sur les organismes (p. ex : le photopériodisme) et vice versa (p. ex. : la fixation de l’azote par les microorganismes) (Tab.2).
Développement d’un indicateur de l’intégrité fonctionnelle basé sur le processus de décomposition des litières
Description du processus de décomposition
La décomposition des litières végétales est un processus qui fait intervenir des facteurs chimiques et physiques et divers organismes (Petersen et Cummins, 1974 ; Webster et Benfield, 1986). Les modèles conceptuels de dynamique de la matière organique décrivent le processus de décomposition comme la dégradation de la matière organique particulaire (CPOM, > 1mm ; mais plus spécifiquement LPOM (Large Particulate Organic Matter), > 16 mm), qui conduit à la production de fines particules de matière organique (FPOM, <1 mm), de matière organique dissoute DOM (<0,45 µm), de composés minéraux et de dioxyde de carbone (CO2, Gessner et al., 1999). Les décomposeurs invertébrés fragmentent la matière particulaire avec leurs pièces buccales adaptées et transforment la matière organique ingérée en biomasse, en matière particulaire fine, en matière dissoute, en minéraux et en CO2 (Webster et Benfield, 1986). La fragmentation physique peut également se produire à la suite de l’abrasion exercée par l’écoulement de l’eau, mais son importance pour la perte de masse globale est difficile à quantifier (Gessner et al., 1999). Les expériences dans des rivières artificielles de laboratoire ont montré que, contre intuitivement, une telle fragmentation abiotique n’est pas nécessairement importante, même lorsque la vitesse du courant est élevée (Ferreira et al., 2006a).
Les litières qui entrent dans le cours d’eau sont immédiatement colonisées et rapidement décomposées par les microorganismes (surtout certains champignons aquatiques, les hyphomycètes aquatiques) et les macroinvertébrés décomposeurs. Les hyphomycètes aquatiques jouent deux rôles importants : 1) ils métabolisent une fraction importante de la litière et 2) ils « conditionnent » ces litières pour les décomposeurs invertébrés (Bärlocher & Kendrick, 1976; Bärlocher, 1985) en améliorant leur qualité nutritionnelle par l’incorporation de nutriments dans la biomasse mycélienne depuis la colonne d’eau et par la dégradation enzymatique des composés récalcitrants de la litière. Les hyphomycètes aquatiques colonisent les feuilles à partir de spores asexuées qui germent sur les surfaces végétales et développent progressivement un mycélium dans le parenchyme des feuilles. Ce mycélium sécrète des enzymes extracellulaires pour décomposer la matière organique en brisant les polymères de cellulose permettant d’accéder à des monomères carbonés beaucoup plus simples qu’il peut ensuite assimiler. Dans le même temps, le mycélium absorbe les nutriments (azote et phosphore inorganiques dissous) de la colonne d’eau qu’il concentre dans ses hyphes, rendant la litière qu’il colonise plus riche en composés azotés et phosphorés qu’au moment où la litière arrive dans le cours d’eau (Cornut et al., 2015). Cette étape est appelée « conditionnement », dans le sens où cette litière, enrichie de la matière organique constituée par les mycéliums, est préférentiellement consommée par les décomposeurs invertébrés comme nourriture plus nutritive et aussi parce que les enzymes fongiques continuent de dégrader les polymères carbonés dans l’appareil digestif des invertébrés (Gessner et al., 1999). Par ailleurs, les hyphomycètes aquatiques sont des décomposeurs des litières à part entière, conduisant à leur transformation en matière organique particulaire et dissoute en CO2. Ainsi ces champignons jouent un rôle fondamental dans le cycle du carbone des cours d’eau et du flux énergétique dans les réseaux trophiques (Bärlocher & Kendrick 1976). Les macroinvertébrés benthiques sont des acteurs clés des processus écosystémiques (Covich et al., 1999) et les déchiqueteurs, définis selon leur type de nourriture et leur mode d’alimentation, contribuent à la conversion de la litière de feuilles en particules plus fines et en biomasse (Cuffney et al., 1990; Gessner et al., 1999; Graça, 2001). De nombreuses études ont documenté la contribution des déchiqueteurs au processus, montrant par exemple que leur consommation peut représenter plus de 64 % de la perte de masse foliaire (Hieber & Gessner, 2002; Graça et al., 2015).
La matière organique qui se décompose dans les eaux courantes a une triple origine 1) autochtone à partir des organismes aquatiques photosynthétiques morts, 2) allochtone par transfert du matériel végétal depuis l’environnement terrestre à proximité du cours d’eau (feuilles, brindilles, fruits, bois, etc.) et 3) composite, c’est à dire constituée de la matière organique dérivant depuis l’amont. Le processus de décomposition porte principalement sur les apports allochtones (Webster & Benfield, 1986). Ces apports allochtones peuvent s’élever à plusieurs centaines de g par m2 de lit de rivière sous climat tempéré (Abehlo, 2001), avec un pic automnal intervenant après la sénescence du matériel végétal. L’apport relatif de litière (c’est à dire rapporté à la largeur du cours d’eau) décroit à mesure que la taille de ce cours d’eau augmente, avec à titre d’exemple les ruisseaux du Québec d’ordre 1 ayant un apport de 761 g.m-2.an-1 contre 3 g.m-2.an-1 pour des grandes rivières d’ordre 5 (Benfield, 1997). Sont principalement concernées les rivières de tête de bassin comprises entre les ordre 1 à 3, où la canopée de la forêt rivulaire exerce un contrôle maximal sur les processus écologiques (Cummins, 1974), d’une part par l’ombrage de la canopée qui maintient au frais l’eau en été et joue un rôle tampon dans les variations nycthémérales et saisonnières de la température (Moore et al., 2005), d’autre part par l’interception des rayons lumineux qui limite la production primaire par les plantes et les algues, et enfin par l’apport de litières qui constituent de 80 à près de 100% de la ressource en carbone organique pour le réseau trophique aquatique (Vannote et al., 1980). Par conséquent, les communautés aquatiques des rivières de tête de bassin se caractérisent par une forte dépendance de ces apports allochtones. Toutefois, les apports de litière peuvent rester très substantiels dans les grandes rivières et les fleuves. A titre d’exemple, l’apport direct de litière représente 4 t par an et km de rivière sur un tronçon d’ordre 6 de la Garonne, à l’amont de Toulouse (Chauvet & Jean-Louis 1988).
Potentialités de la décomposition des litières comme indicateur fonctionnel
Selon les critères d’un indicateur fonctionnel idéal pour l’évaluation en routine de l’état écologique des écosystèmes lotiques à partir des critères de Bonada et al. (2006), la mesure des taux de décomposition dispose de :
i. Fondements scientifiques robustes : Ce processus est à la base des réseaux trophiques hétérotrophe en incluant la transformation de la matière organique par différentes communautés, depuis les microorganismes jusqu’aux invertébrés ; l’intensification des pressions anthropiques induit une réduction de la complexité du réseau trophique diminuant l’efficacité de la décomposition des litières organiques (Friberg et al., 2011) qui à long terme peut altérer les flux élémentaires comme ceux du carbone et des nutriments (Rosemond et al., 2015). De plus, un grand nombre d’études ont examiné les facteurs contrôlant la décomposition permettant d’établir a priori la réponse à la variabilité naturelle et à la plupart des perturbations (Young et al., 2008).
ii. Protocoles faciles à mettre en œuvre : Avec un potentiel de standardisation du protocole élevé, son coût économique est moindre, en raison d’un gain de temps par la préparation d’un nombre élevé d’unités expérimentales (p. ex. Tab. 12) et l’absence d’espèces à identifier (Gessner & Chauvet, 2002). On obtient une réponse simple et claire en utilisant les taux de décomposition comme variable réponse (Chauvet et al., 2016).
iii. Réponses performantes en terme de gestion : La décomposition des litières est un processus applicable à l’échelle de l’Europe avec une comparaison possible entre les hydroécorégions (Woodward et al., 2012, Chauvet et al., 2016) et même entre les biomes à l’échelle du globe (Boyero et al., 2015), pouvant être mesuré dans tous les milieux aquatiques, des cours d’eau de tête de bassin aux grandes rivières et dans les lacs et estuaires, dont la réponse est sensible à de nombreuses perturbations anthropiques (Gessner & Chauvet 2002, Young et al., 2008, Chauvet et al., 2016), permettant ainsi d’évaluer l’état écologique des rivières (p. ex. Pascoal et al., 2003, Lecerf & Chauvet 2008b). Toutefois, l’évaluation de l’effet de la variabilité naturelle due aux facteurs environnementaux (variabilité extrinsèque) et de celle due au protocole lui-même (variabilité intrinsèque) n’est pas encore maitrisée (Hagen et al., 2006, Chauvet et al., 2016).
En résumé, la décomposition répond au moins partiellement à l’ensemble des critères définis par Bonada et al. (2006, Tab. 3). Les paragraphes suivants s’attachent à décrire les protocoles de suivi de la décomposition.
L’étude de la décomposition des litières végétales par la méthode de perte de masse à l’aide de sacs à litière est actuellement utilisée par la majorité de la communauté scientifique. Le protocole résumé ici est décrit par Bärlocher (2005). Une quantité connue de litières végétales (feuilles ou bois) est conditionnée soit dans des sacs à fines mailles afin d’en limiter l’accès uniquement aux microorganismes (décomposition microbienne) soit dans des sacs à grosses mailles pour permettre l’accès à la totalité des acteurs (macroinvertébrés et microorganismes). La litière est pesée avant et après incubation dans le cours d’eau de manière à obtenir la perte de masse due au processus de décomposition. La capacité de cette méthode à détecter les perturbations de l’écosystème a été plusieurs fois vérifiée, et elle a été inventoriée par Gessner et Chauvet (2002) et Young et al. (2008).
Taux de décomposition sur les 84 sites d’étude
La masse de litière restante dans les sacs à grosses mailles après 3 semaines est en moyenne de 39 ± 2 % (SE) avec une gamme de valeurs comprises entre 1 et 76 %. Les taux de décomposition correspondants (ktotal) sont compris entre 0,0129 et 0,2134 j-1 avec une moyenne de 0,0663 ± 0,0060 j-1 et, exprimés en degré-jour, sont compris entre 0,0015 et 0,0287 °j-1 avec une moyenne pour les 84 sites de 0,0078 ± 0,0007 °j-1. Dans les sacs à fines mailles, la masse de litière restante est comprise entre 44 et 87 % avec une moyenne de 67 ± 1 %. Les taux de décomposition microbienne, kmicrobien, sont compris entre 0,0062 et 0,0404 j-1, avec une moyenne de 0,0193 ± 0,0058 j-1. Exprimés en degré-jour, kmicrobien est compris entre 0,0007 et 0,0055 °j-1, avec une moyenne de 0,0024 ± 0,0008 °j-1. Les taux de décomposition par les invertébrés, déduits de la masse restante dans les sacs à grosses maille et fines mailles, sont compris entre 0,0009 et 0,0865 j-1 pour une moyenne de 0,0189 ± 0,0019 jour-1. Exprimés en degré-jour, kinvertébré est compris entre 0,0001 et 0,0088 °j-1, avec une moyenne de 0,0022 ± 0,0002 °j-1. Les ratios ktotal/kmicrobien sont compris entre 0,94 et 25,50 et les ratios kinvertébré/kmicrobien entre 0,05 et 11,80.
La comparaison des taux absolus et des ratios de taux décomposition dans les quatre hydroécorégions comprenant au moins trois sites d’étude ne montre aucune différence entre ces hydroécorégions, excepté pour kmicrobien qui est significativement plus faible dans les Landes (Fig. 14).
Taux de décomposition dans les sites tirés de la littérature
Concernant les cours d’eau tirés de la littérature, ktotal (F1,8 = 6,67 ; p = 0,033) et kinvertébré (F1,8 = 5,71 ; p = 0,04) sont significativement différents entre les deux hydro-écorégions (Fig. 15). Ainsi ktotal se révèle moins élevé en Montagne Noire (0,0054 – 0,0174 °j-1) que dans les Coteaux aquitains (0,0110 – 0,0259 °j-1). Cette même tendance s’observe avec kinvertébré en Montagne Noire (0,0015 – 0,0034 °jour-1), plus faible que dans les Coteaux aquitains (0,0029 – 0,0040 °j-1). Les taux de décomposition microbiens sont relativement peu variables et très comparables entre les deux hydro-écorégions (Montagne Noire : 0,0015 – 0,0021 °j-1 ; Coteaux aquitains : 0,0018 – 0,0022 °j-1 ). Le ratio ktotal/kmicrobien n’est toutefois pas significativement différent entre les deux hydro-écorégions du fait d’une forte variabilité au sein de chaque hydroécorégion (2,8 – 11,6 en Montagne Noire et 5,8 – 12,6 dans les Coteaux aquitains). De façon similaire, le ratio kinvertébré/kmicrobien n’est pas significativement différent entre les hydroécorégions (0,8 – 2,1 en Montagne Noire et 1,82 – 2,22 dans les Coteaux Aquitains). L’analyse des corrélations de Spearman entre les variables environnementales et les taux de décomposition indique une corrélation entre ktotal et l’alcalinité (r = 0,65 ; p < 0,01), entre kinvertébré et la concentration en nitrate (r = 0,67 ; p < 0,01) et entre kinvertébré et le pH (r = 0,67 ; p < 0,01).
Proposition de métriques d’évaluation de l’intégrité
La distribution des 84 sites d’étude dans les 5 classes de qualité fonctionnelle déterminées à partir des valeurs moyennes du ratio kinvertébré/kmicrobien tirées de la littérature (Tab. 11) montre que : 8 rivières sont en très bon état, 14 en bon état, 15 en état moyen, 15 en état médiocre et 32 en mauvais état fonctionnel (Fig. 18).
La répartition basée, cette fois, sur les valeurs du ktotal est la suivante : 8 rivières sont en très bon état, 6 en bon état, 25 en état moyen, 40 en état médiocre et 5 rivières en mauvais état fonctionnel (Fig. 18). Les 12 stations de l’étude pour les pesticides se situent dans un état mauvais à moyen d’après le ratio kinvertébré/kmicrobien et de mauvais à médiocre d’après le taux de décomposition totale (Fig. 18).
Lorsqu’on croise les deux métriques kinvertébré/kmicrobien et ktotal (Fig. 18), 20 sites se trouvent dans une classe de qualité identique (symbolisée par une même couleur) pour les deux métriques. 50 sites présentent une classe de qualité d’écart, 12 sites ont deux classes d’écart, 1 sites a trois classes d’écart et 1 site a quatre classes d’écart. Ces écarts sont représentés par le hachurage de couleurs sur la figure 18. Dans l’objectif de présenter une typologie intégrée de l’information issue des deux métriques, nous proposons une nouvelle figure attribuant précisément l’une des cinq classes de qualité à chacune de ces situations d’écart. Pour les sites présentant une classe de qualité d’écart (p.ex., moyen/bon), il a été attribué la classe la moins « dégradante » des deux métriques (c.à.d. bon). Pour les sites avec deux classes d’écart, c’est la classe intermédiaire qui est sélectionnée. Au-delà de deux classes (p.ex., bon/mauvais), c’est la classe intermédiaire la moins dégradante qui est prise en compte (moyen). Cette nouvelle classification répartit les 84 sites de la manière suivante 7 sites « très bon », 14 sites « bon », 26 sites « moyen », 33 sites « médiocre » et 4 sites «mauvais » (Fig. 19).
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Table des matières
Chapitre 1 : Introduction générale
Les eaux courantes : des écosystèmes à protéger
Evaluation de l’état écologique des eaux courantes au sein de l’Union Européenne
Développement d’une évaluation des fonctions écosystémiques
Développement d’un indicateur de l’intégrité fonctionnelle basé sur le processus de
décomposition des litières
Objectif de la thèse et organisation du mémoire
Chapitre 2 : Evaluation de l’intégrité fonctionnelle des cours d’eau impactés par les pesticides
Résumé du chapitre
Introduction
Methods
Study sites
Physical and chemical analyses of stream water
Leaf litter breakdown
Leaf-associated microorganisms and macroinvertebrates
Data analysis
Results
Pesticides
Leaf litter breakdown rates
Leaf-associated decomposers
Among-parameters correlations
Discussion
Supplementary Material
Chapitre 3 : Comparaison des indicateurs biotiques et des métriques liées au processus de décomposition à l’échelle régionale : enjeux pour l’évaluation du statut écologique des rivières
Résumé du chapitre
Introduction
Material and methods
Study sites
Physical and chemical analyses of stream water
Functional metrics
Structural metrics
Data analysis
Results
Structural indices and decomposition rates
Associated metrics from structural indices and decomposition
Structural and functional responses to environmental factors
Discussion
Chapitre 4 : Evaluation de la qualité des eaux du bassin Adour-Garonne : vers l’utilisation de la décomposition des litières comme marqueur de l’intégrité de l’écosystème
Résumé du chapitre
Introduction
Matériel et Méthodes
Sélection des sites d’étude
Paramètres physico-chimiques
Taux de décomposition et décomposeurs microbiens et invertébrés associés
Analyses des données
Résultats
Taux de décomposition sur les 84 sites d’étude
Taux de décomposition dans les sites tirés de la littérature
Influence des décomposeurs microbiens et invertébrés sur les taux de décomposition
Effets des facteurs environnementaux sur les taux de décomposition
Proposition de métriques d’évaluation de l’intégrité
Discussion
Facteurs contrôlant la décomposition des litières dans le bassin Adour-Garonne
Approche d’une évaluation de l’intégrité fonctionnelle
Proposition de métriques
Matériel supplémentaire
Chapitre 5 : Discussion générale et conclusion
Bénefices d’une évaluation fonctionnelle
Quantification du temps de réalisation
Optimisation du protocole d’application
· Expression des taux de décomposition
· Expression de la masse restante de litière
· Prise en compte de la variabilité naturelle des taux de décomposition
Conclusions
Bibliographie
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