A l’ère de la mondialisation, à l’heure des échanges tous azimuts, où l’on parle de «civilisation » universelle et de l’hégémonie de certaines cultures, le destin des cultures des minorités et des civilisations de l’oralité se pose avec insistance. Les changements brusques et substantiels que connaissent certaines zones – qui viennent d’être désenclavées pour s’ouvrir sur le monde, sur les médias et les nouvelles technologies – bouleversent leur mode de vie, leurs valeurs et leurs traditions. Certaines pratiques, certaines valeurs s’effritent tandis que d’autres émergent ou se renforcent. Les tribus des Ait Soukhmanes, lieu d’ancrage de notre étude, qui ont élu domicile dans les montagnes du Moyen Atlas, n’ont pas échappé à ce phénomène. Il est vrai que dans cette dynamique culturelle, chaque élément touché ne manque pas d’avoir un impact sur les autres. « Comme dans tout système vivant, un élément modifié entraîne des effets sur les autres. La culture n’est jamais donnée ou figée, elle se construit dans un processus interactif entre deux pôles actifs: un système symbolique et l’individu ». J. Tardif (2008 : 197) .
La recherche que nous nous proposons de mener porte sur le rituel du mariage chez les Ait Soukhmanes. Il s’agit pour nous de présenter le cérémonial dans son déroulement et à travers ses différentes composantes tout en essayant d’appréhender l’imaginaire et les valeurs qui en constituent le soubassement. Avec le développement technologique, l’accès aux médias et le changement qui affecte le mode de vie, la société « traditionnelle » – telle qu’elle est définie par Eric Hobsbawm
– se voit bousculée dans ses pratiques, ses valeurs et ses croyances. Certes, sous l’effet de la modernisation et la mondialisation, les modes de vie changent et les habitudes et les valeurs sont sans cesse remises en question. Ainsi, les modes de pensée et les croyances évoluent et les représentations éclatent. Les rapports avec l’environnement et avec autrui, les institutions sociales sont sans cesse négociés et constamment reformulés. Marc Augé, cité par Bénédicte Champenois Rousseau (2013 : 83) souligne les effets de la globalisation : « Il relève, avec le développement des technologies au vingtième siècle, l’accélération du temps, la diminution de l’espace, le rétrécissement de la planète, le « changement d’échelle que les nouvelles générations ont déjà intégré. ».
Un patrimoine dont les conditions de survie sont menacées
Les Ait Soukhmanes, comme les autres tribus du Maroc Central, sont dépositaires d’un patrimoine riche mal connu mais qui est actuellement en mutation et qui s’accompagne à la fois d’enrichissements et de déperditions. Ces régions montagneuses, de par leur inaccessibilité, leur enclavement, ont gardé leur cachet particulier en faisant valoir leurs valeurs, leurs croyances, leurs traditions concernant la gestion des rapports à l’environnement, des relations communautaires, des rapports et conflits interpersonnels et intertribaux.
Certes, la tradition orale ne survit que parce qu’elle s’adapte sous l’influence de facteurs endogènes et exogènes. Même si cette région a subi des changements sur le plan environnemental (déforestation, rétrécissement des alpages au profit de l’agriculture), et au niveau du mode de vie (sédentarisation croissante de la population, exode rural et émigration des jeunes), elle a continué à mener son mode de vie de pasteurs et de cultivateurs modestes jusqu’à une date très récente car cette zone n’avait que très peu bénéficié des programmes nationaux de développement. Ce n’est que ces deux dernières décennies que s’y est développé un réseau routier, s’y sont implantées des écoles et s’y est élargie l’électrification des villages et douars . En effet, suite à ses prises de positions politiques, à sa résistance aux différents pouvoirs – qu’il s’agisse de la période du protectorat ou des monarchies au pouvoir de la période post coloniale- cette région du Maroc a fait l’objet d’une marginalisation systématique ; ce qui l’a empêchée de prendre son essor. Mohammed Aderghal et Romain Simenel expliquent : « Car les régions berbères sont alors aussi perçues comme peuplées d’insoumis, d’où sont issus les militaires auteurs des complots des années 1970 et 1971, et les responsables des émeutes de 1973 ». De son côté, Michael Peyron rappelle certains faits historiques qui n’ont pas joué en sa faveur.
Un patrimoine mal connu
Bien que notre zone d’étude soit au cœur du Maroc, qu’elle présente des potentialités naturelles riches, qu’elle regorge d’un patrimoine culturel aussi riche que varié, elle n’a pas suscité un véritable intérêt de la part des chercheurs. Notons qu’elle a fait l’objet de très peu d’études qu’il s’agisse de la période coloniale ou postcoloniale. Excepté les études ethnographiques et anthropologiques qui ont été menées à l’époque du colonialisme et qui à notre connaissance sont descriptives et éparses, peu de sociologues et d’anthropologues se sont intéressés aux coutumes et traditions de ce peuple. Dans les cas où les coutumes et les traditions de l’oralité étaient explorées, le but était d’avoir des informations sur la mentalité des gens, leur mode de vie, les relations qui les régissent pour mieux les contrôler selon le modèle colonial. C’est ce qu’explique le Colonel H. Simon, suite au questionnaire que le Résident Général de France au Maroc a adressé à tous les postes du Protectorat indiquant spécialement les points à étudier.
– Les particularités doivent être soigneusement notées et examinées pour former un fonds documentaire à l’aide duquel on pourra fixer les règles du contrôle politique et administratif à établir chez ces populations. C’est là une œuvre vaste, pleine d’intérêt et d’au¬ tant plus pressante que peu de travaux d’ensemble ont été consacrés jusqu’à présent aux Berbères marocains.» Colonel H. Simon (1915 : 9).
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Table des matières
Introduction
1- Introduction générale
2- Cadres théoriques et approches
3- Les conditions de la collecte
4- Les difficultés rencontrées
5- Plan du travail
Première section : le contexte
Chapitre 1 :Le contexte global
1-La confédération des Ait Soukhmanes
2- La situation linguistique et culturelle
3-Le mariage musulman
Chapitre 2 : le contexte immédiat : le rituel du mariage
1- Le rite et le rituel
2- Quelques pratiques et croyances se rapportant au corps de la fille
3- La terminologie locale se rapportant au mariage
4- Choix de l’épouse
5- le rituel de la demande en mariage
6- Les démarches préalables aux festivités
6-1-L’organisation et la concertation
6-2- les démarches de réconciliation et de courtoisie
6-3- Les préparatifs
7- Les festivités et les rituels
7-1 – Le premier jour
– l’envoi du trousseau et des isnayns
– La première cérémonie du henné
7-2 – Le deuxième jour
– La préparation de la mariée
– Le départ du cortège de la mariée
– Le rituel d’adoption
– La deuxième cérémonie du henné
7-3 – Le troisième jour : chants et danses
– Rituels et chants du lendemain de la nuit de noces
– Le bain, l’embélissement de la mariée
– La sortie de la mariée vers la source
– La danse d’ahidous
– La clôture des festivités
7 4- Le septième jour : sorti de la mariée vers la source
7-5- Le devoir envers le jeune couple
7-6- La liberté de mouvement de la mariée
8- La gestion de la discorde
Deuxième section : textes et performances
Chapitre III : Etudes et représentations relatives à l’oralité
1- L’oralité
2- Les Ait Soukhmanes : études relatives aux chants et poésie amazighs
3- Oralité et littérature berbère : quelles représentations ?
Chapitre IV : l’oralité et la poésie
1 -L’importance de l’oralité chez les Ait Soukhmanes
2- La place et la fonction de la poésie dite et chantée chez les Amazighs
Chapitre V: le chant, la danse et la poésie dans le cérémonial
1- Introduction
2- Les chants rituels
2-1- Typologie et contexte d’actualisation
2- 2- Les chants féminins ou asnimmer
2- 3- Les chants rituels rythmés
3- La danse d’ahidous
3-1- Descriptif de la danse d’ahidous
3- 2- Le rôle et la symbolique de la danse d’ahidous.
4- Le rythme et la prosodie des chants
5- Les genres poétiques et musicaux communs
5-1 – Introduction
5-2- Lmâyt ou tamâwéyt
5-3- Tamdyazt
5-4 – Chants et danses divers
5-5- Les thèmes récurrents
5- 6 -La poésie : reflet, mémoire et conscience de la communauté
5-7- La poésie au service de l’identité
6- Les mutations constatées
Troisième section : Analyse et interprétation
Chapitre VI- Les actes de parole et la thématique dans les chants rituels
1- Introduction
2- Les actes de parole et la thématique dans les chants rituels
2-1- Les formules propitiatoires
2-2- La présentation de l’événement
2-3- Le défi de la mariée face aux parents
2- 4- Les prières et les invocations
2-5- Les souhaits et les éloges du mari
2-6- Les souhaits et les éloges de la mariée
2-7- Les complaintes et les adieux
2-8- L’exaltation des qualités physiques et morales de la mariée
2-9- Les recommandations et les mises en garde faites à la mariée
2-10- Les chants d’hostilité ou du courtois au grivois
2-11- Les chants des étrennes
3- Conclusion
Chapitre VII – la stylistique littéraire des chants rituels
1-Introduction
2- Approche et concepts théoriques
3- Les caractéristiques formelles du chant rituel et les figures de style récurrentes
3-1- La structure globale des chants
3-2- Les procédés et les figures de style récurrents
3- 3- Les caractéristiques lexicales et syntaxiques
3- 4- Synthèse
Chapitre VIII – Les thèmes transversaux
Conclusion générale
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