Étude locale et étude officielle : de Shu à Chang’an
la biographie de Yang Xiong dans le Hanshu
Cette biographie qui occupe deux chapitres du Hanshu (87A et 87B) est un document exceptionnel dont nous utiliserons les indications tout au long de ce travail. En effet, elle se compose de deux parties différentes et complémentaires : la première partie est une postface autobiographique (自序 zixu) qui n’a probablement subi que très peu de modifications de la part de son éditeur, Ban Gu 班固 (32-92). En effet, celui-ci la fait suivre d’une conclusion (贊 zan) exceptionnellement longue par rapport aux autres chapitres biographiques du Hanshu. Cette conclusion constitue donc plutôt une seconde partie de la biographie : elle rapporte la fin de la vie de Yang Xiong (en particulier à partir de la prise du pouvoir impérial par Wang Mang) et les jugements formulés sur lui après sa mort mais ajoute également des indications sur des périodes de sa vie déjà abordées dans la partie autobiographique. Une telle démarche laisse entrevoir une volonté manifeste de ne pas intégrer ces ajouts dans le texte même de l’autobiographie, qui est avant tout une autobiographie littéraire rendant compte des circonstances d’écriture des principaux textes de Yang Xiong et enchâssant le Fan Li Sao 反離騷, ses quatre principaux éloges (賦 fu), intitulés Gan Quan 甘泉, He Dong 河東, Yu Lie 羽獵 et Chang Yang 長楊, puis le Jiechao 解嘲 et le Jienan 解難, deux « explications » écrites à propos du Taixuan et enfin un sommaire du Fayan. L’édition de l’autobiographie et la rédaction de la conclusion sont achevées par Ban Gu quarante ans après la mort de Yang Xiong. Cependant certains éléments de la conclusion sont en contradiction avec le texte de l’autobiographie. Un autre problème est l’erreur probable sur le nom de la personne qui aurait d’abord employé Yang Xiong à son arrivée à la capitale (Wang Yin 王音 selon la conclusion). Le dernier point troublant selon nous mais qui n’a jamais été relevé est l’ambiguïté de Ban Gu. Celui-ci montre en plusieurs endroits son admiration pour l’oeuvre et l’indépendance de Yang Xiong, mais retranscrit cependant l’épigramme ayant circulé sur lui après sa tentative ratée de suicide et rapporte en fin de chapitre l’idée selon laquelle il aurait mérité la condamnation à mort avec extinction de la lignée pour avoir composé des oeuvres sur le modèle des Classiques. Même si Ban Gu rapporte ces paroles à d’autres que lui-même, leur intégration dans la conclusion de la biographie ne semble pas tout à fait anodine. Peut-être a-t-il tenu à souligner l’hostilité à laquelle fut confronté Yang Xiong, ou bien, puisqu’il rédige la fin de cette biographie après la « restauration » des Han, a-t-il souhaité montrer que Yang Xiong, en continuant d’occuper un poste sous le règne de Wang Mang, se trouvait dans une position pas encore condamnable mais tout au moins intenable.
Certaines études ont proposé une distinction entre « étude locale » ou « privée » (私學 si xue) et « étude officielle » (官學 guan xue) pour décrire la coexistence sous les deux dynasties Han de l’étude des textes (notamment classiques) dans les régions qui avaient hérité, du fait de leur ancienne existence en tant que royaumes indépendants, de versions et de méthodes exégétiques différentes, et de l’étude des textes dans la capitale, qui se renforça considérablement à partir du règne de l’empereur Wu (r. 141 – 87 av. J.-C.) grâce à un vaste mouvement de collection des textes et à la concentration croissante des lettrés dans la capitale au détriment d’autres centres intellectuels. Cette distinction nous intéresse particulièrement pour aborder l’itinéraire de Yang Xiong. Il fut en effet d’abord une figure de l’étude locale dans la région de Shu, où il reçut principalement l’enseignement de deux maîtres, Zhuang Junping et Li Zhongyuan, qui partageaient un même refus d’occuper un poste dans l’administration des Han . Puis, vers l’âge de quarante ans, il se rendit à la capitale et se trouva alors à proximité du pouvoir central et de l’Académie impériale, organe de l’étude officielle portant sur le corpus des Cinq Classiques et directement liée au recrutement administratif, alors que l’enseignement local ne fournissait des fonctionnaires qu’indirectement ; mais sous les Han antérieurs, ce dernier constituait de fait le principal foyer de recrutement car le pouvoir impérial n’avait pas encore pu mettre en place son propre système de formation locale .
Le règne de l’empereur Wu représente une étape importante dans la définition et le renforcement de l’étude officielle. Suivant les conseils de Gongsun Hong 公孫弘 et, dans une moindre mesure, sous l’influence de Dong Zhongshu 董仲舒 et de sa réflexion sur l’éducation (教 jiao) comme moyen de gouverner, l’empereur établit en 124 av. J.-C. le corpus des Cinq Classiques comme objet de l’étude officielle, excluant les courants de pensée et les textes issus des Cent écoles (百家 baijia). Or, ce dernier terme englobe notamment le légisme, le courant Huang-Lao 黃老 , mais aussi la lignée confucéenne des Royaumes Combattants représentée par Mengzi et Xunzi. Confucius n’est révéré qu’à travers sa rédaction supposée des Classiques. C’est avant tout le renforcement du pouvoir impérial qui est en jeu, les Classiques étant les textes émanant de la Cour royale des Zhou, par opposition aux textes des Cent écoles qui émanent de maîtres plus ou moins éloignés des cercles du pouvoir. L’enseignement des élites locales par les Classiques au sein de l’Académie impériale permet notamment au pouvoir central d’exercer un contrôle plus étroit sur l’administration régionale et d’uniformiser les méthodes de gouvernement.
A l’époque de Yang Xiong, cette étude officielle, qui était d’abord restée assez secondaire en raison du nombre très restreint des lettrés appartenant à l’Académie Impériale, prit une importance sans précédent, contribuant à transformer les enjeux de l’étude des Classiques. Or, bien que la majeure partie de sa production littéraire ait été écrite après son arrivée à la capitale, il nous semble important de tenter de cerner quelles pouvaient être les spécificités de l’étude des textes dans cette région de Shu éloignée du centre. Si son ami Huan Tan présente dans le Xinlun Yang Xiong comme un maître universel contre ceux qui voudraient le réduire à un maître des marches occidentales de l’empire (cf. infra p. 29), il faut cependant tenter de le situer dans l’espace de son époque, celui d’un empire certes unifié, mais dont chaque région entretient des rapports spécifiques avec le pouvoir central. Malgré la rareté des sources anciennes sur les traditions locales, l’appréciation du contexte historique doit se doubler le plus possible d’une recherche sur l’aspect géographique, la situation locale, qui nous permettra de présenter les relations de Yang Xiong avec certains lettrés contemporains. Nous nous appuierons notamment sur la première histoire qui tente de décrire les particularités des différentes régions de l’Empire, le Huayang guozhi 華陽國志, relativement tardif par rapport à la période historique qui nous concerne ; nous rassemblerons également divers éléments apportés par le Hanshu, dispersés dans le « Traité géographique » 地理志 ainsi que dans différentes biographies.
La région de Shu
L’Empire des Han antérieurs rassemble les différents royaumes qui avaient été conquis auparavant par les Qin. Mais si à l’ouest, ils deviennent des commanderies (郡 jun), à l’est ils conservent dans un premier temps leur statut de royaume (國 guo) où la capitale se contente d’envoyer des représentants. Avec le renforcement du pouvoir central, ces royaumes deviennent peu à peu, par la force ou par la diplomatie, des régions de l’Empire . Cela s’accompagne d’un mouvement centripète de nombreux lettrés des régions les plus éloignées vers la capitale. Ils apportent des traditions, des croyances et des pratiques différentes, si bien que la tendance au syncrétisme sous les Han antérieurs a pu être considérée comme un effort pour englober ces diverses traditions venues des régions de l’Empire. C’est dans ce contexte global que nous voudrions situer Yang Xiong, qui à l’âge de quarante ans environ quitte Chengdu dans la commanderie (et ancien royaume) de Shu pour se rendre dans la capitale. Il faut remonter d’abord à l’époque des Royaumes Combattants pour comprendre non seulement comment le royaume de Shu est entré dans le concert des royaumes du centre, mais aussi le rôle crucial que cette région a joué dans le processus même d’unification des pays chinois.
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Table des matières
Introduction
I. Étude locale et étude officielle : de Shu à Chang’an
A. La région de Shu
B. Tradition centrale et tradition régionale
1. La tradition philologique à Shu
2. L’écriture de fu 賦 (éloge)
3. Les maîtres de Yang Xiong
C. Le déplacement vers la capitale
1. La position des lettrés de la capitale
2. Le rapport de l’écriture au pouvoir impérial
a. La problématique pré-impériale
b. Alternance et valeur éthique des Classiques
D. Contexte historique de l’écriture du Fayan
1. Le statut controversé de Wang Mang
2. Les différentes approches de la critique politique dans le Fayan
II. Le Fayan et son modèle
A. Les échos de la parole de Confucius
1. La parole de Confucius dans les textes des Royaumes Combattants
a. Les dialogues détournés du Zhuangzi
b. Les dialogues intégrés dans le Mengzi et le Xunzi
2. L’imitation : problèmes de définition et enjeux
B. Étude des procédés de référence
1. Le ton des Entretiens et du Fayan
a. L’oralité
b. Les fragments d’un enseignement oral : concision et lacune
c. L’humour dans les Entretiens et le Fayan
2. Composition : les Entretiens et la forme dialoguée dans le Fayan
3. Référence et interprétation
C. La transmission dans les Entretiens et dans le Fayan
1. Rituel et texte
2. La « transmission de la Voie » (Daotong) dans le Fayan
III. Temps éthique et temps historique
A. Le maître et la transformation de soi
1. La rencontre : distance et proximité
a. Confucius et le Duc de Zhou. Yan Hui et Confucius
b. Yang Xiong et Confucius
2. La transformation de soi
a. Métaphore et métamorphose
b. Durée et moment opportun
c. Transformation de soi et méthode
3. La transformation du maître
a. Zigong et Mengzi
b. L’ « homme saint » (shengren) dans le Fayan
B. « Connaître les hommes » : la question de l’histoire dans le Fayan
1. L’écriture historique chez Yang Xiong
a. Les témoignages de l’activité historienne de Yang Xiong
b. Yang Xiong et Sima Qian
c. Le rôle de la référence aux Entretiens dans la critique historique
d. Clarté et écriture historique
2. Etude comparée des principales figures historiques dans le Shiji, le Fayan et le Hanshu
3. La question de la loyauté (忠 zhong) dans le Fayan
4. Le rôle politique des lettrés (儒 ru) sous les Han
5. Les caractéristiques de l’écriture historique de Yang Xiong
Conclusion