La sûreté et l’amélioration des performances des centrales nucléaires nécessitent d’avoir une connaissance précise des écoulements dans les circuits des réacteurs. La thermohydraulique, qui s’intéresse à la modélisation globale d’un réacteur dans lequel circule le fluide caloporteur, permet de comprendre le comportement du système en cas d’accident ou de prévoir son évolution à la suite d’un incident d’exploitation. La majorité des études de thermoydraulique menées au Laboratoire d’Études Thermiques des Réacteurs (LETR) du CEA porte sur le comportement de ce fluide en cas d’écart au fonctionnement normal. Concrètement, la maîtrise de l’extraction de la chaleur de cœurs de réacteurs nécessite l’acquisition de connaissances sur les écoulements de fluides diphasiques (c’est-àdire des mélanges d’eau et de vapeur) que l’on étudie de l’échelle microscopique à celle du système complet. Cette étude étant très complexe, ce domaine repose en grande partie sur la modélisation et la simulation numérique.
Pour mieux comprendre le phénomène de la crise d’ébullition dans le cœur d’un réacteur nucléaire, il est opportun de rappeler quelques concepts de base du fonctionnement d’une centrale nucléaire. Une centrale nucléaire est destinée à produire de l’électricité à partir d’un combustible nucléaire. Il existe plusieurs familles de centrales, que l’on appelle filières, caractérisées par la combinaison de trois éléments fondamentaux : un caloporteur, un modérateur (si nécessaire) et un combustible. De très nombreuses formules ont été expérimentées depuis les débuts de l’ère nucléaire industrielle mais seulement un petit nombre d’entre elles ont été sélectionnées pour les différentes générations de réacteurs opérationnels électrogènes. Il se trouve que la filière des réacteurs à eau sous pression (REP en français ou PWR en anglais pour Pressurized Water Reactor) est la plus répandue au monde : ces réacteurs produisent environ la moitié de l’électricité mondiale d’origine nucléaire. Actuellement en France tous les réacteurs nucléaires de production sont de ce type.
Schéma de principe d’une centrale nucléaire à eau sous pression
Tout système construit autour d’un réacteur nucléaire est une machine thermique : comme les centrales thermiques classiques brûlant des combustibles fossiles (charbon, fioul), les centrales nucléaires utilisent la chaleur provenant d’une «chaudière», en l’occurrence délivrée par les éléments combustibles où se déroulent les fissions. Cette chaleur est ensuite transformée en énergie électrique. Un réacteur à eau sous pression est un réacteur nucléaire modéré et refroidi par de l’eau ordinaire qui, dans les conditions normales de fonctionnement, est maintenue sous forme liquide dans le cœur grâce à une pression appropriée. Avant d’expliquer en quoi consiste ce double rôle de modérateur et de caloporteur, commençons par introduire les trois circuits principaux présents dans un réacteur à eau sous pression: circuit primaire : dans le cœur du réacteur la fission nucléaire produit une grande quantité de chaleur. L’eau, chauffée à plus de 330 ◦C, circule (au moyen de pompes)dans le circuit primaire, fermé et étanche, où elle est mise sous pression pour la maintenir sous forme liquide. Cette eau (dans le rôle de caloporteur) transfère la chaleur à un circuit secondaire via un échangeur de chaleur ;
circuit secondaire : le caloporteur du circuit primaire s’échauffe au contact du combustible et il sort du cœur du réacteur à une température élevée (entre 330 ◦C et 550 ◦C). Ce caloporteur est ensuite utilisé pour chauffer l’eau du circuit secondaire dans le générateur de vapeur et la porter à ébullition pour produire de la vapeur. Cette vapeur entraîne ensuite une turbine couplée à un alternateur produisant de l’électricité. Remarquons que le circuit d’eau qui circule dans le cœur (circuit primaire) est distinct de celui qui effectue la conversion proprement dite de l’énergie (circuit secondaire) pour éviter toute dispersion de substance radioactive à l’extérieur de la centrale ;
circuit tertiaire : à la sortie de la turbine, la vapeur du circuit secondaire se condense en eau dans un condenseur refroidi par le circuit tertiaire constitué d’une source froide (l’eau d’un fleuve ou de la mer) et/ou de tours de refroidissement.
Circuit primaire
Dans cette thèse on s’intéresse principalement aux changements de phase qui ont lieu dans le circuit primaire autour des crayons de combustible. Les composants principaux de ce circuit sont brièvement décrits ci-dessous.
La cuve : c’est une enceinte métallique étanche renfermant le cœur du réacteur, les structures de support de ce cœur et les structures de guidage des barres de contrôle. Elle constitue la partie centrale du circuit primaire.
Le cœur : c’est la région où sont entretenues les réactions en chaîne ; il contient le combustible et les barres de contrôle (voir figure 1.2 à la page suivante). Dans les REP du type de ceux exploités en France, le cœur est haut d’environ 4 m et il contient le combustible (oxyde d’uranium enrichi ou mélange d’oxydes d’uranium et de plutonium) sous forme de pastilles empilées dans des tubes métalliques appelés crayons. Ces tubes sont eux-mêmes regroupés en assemblages. Les assemblages — au nombre de 157 à 205 suivant la puissance du réacteur — baignent dans de l’eau sous pression (∼ 155 bar) qui sert à la fois de caloporteur et de modérateur ralentissant les neutrons pour rendre plus efficace la réaction de fission.
Les barres de contrôle : dans un réacteur, le contrôle permanent de la réaction en chaîne est assuré grâce à des «barres de contrôle» en matériau absorbant les neutrons. Elles sont généralement regroupées en grappes qui coulissent à la demande des opérateurs pour faire varier la réactivité et donc la puissance du réacteur. De plus, en cas d’incident, l’enfoncement complet, ou la chute, de ces barres au sein du cœur stoppe presque instantanément la réaction en chaîne.
Crise d’ébullition : de l’ébullition nucléée à l’ébullition en film
L’accident le plus communément envisagé pour le dimensionnement des systèmes de sûreté d’un REP est celui de la rupture brutale d’une canalisation du circuit primaire qui refroidit le cœur du réacteur. La violente dépressurisation qui en découlerait provoquerait l’ébullition de l’eau du circuit et la formation d’un écoulement diphasique (mélange d’eau et vapeur), dont il s’avère indispensable de bien prédire les caractéristiques pour déterminer avec suffisamment de fiabilité le comportement de l’installation. L’ébullition de l’eau peut se rencontrer aussi lors de l’éjection d’une barre de contrôle. Dans les deux cas, un film de vapeur, plus mauvais conducteur de chaleur que l’eau, pourrait se former soudainement autour d’un ou plusieurs crayons. Ceux-ci seraient alors «isolés» de l’eau de refroidissement et la température du combustible pourrait atteindre très rapidement des valeurs très importantes, jusqu’à la fusion de la gaine métallique qui sépare l’uranium de l’eau . Cette formation soudaine d’un film de vapeur autour des crayons de combustible est la manifestation d’un phénomène microscopique appelé «crise d’ébullition». Plus généralement, la crise d’ébullition sur une paroi chauffante est une transition entre deux régimes d’ébullition : l’ébullition nucléée, dans laquelle des bulles se forment sur la surface chauffante, et l’ébullition en film, dans laquelle la surface chauffante est couverte par un film continu de vapeur la séparant du liquide. Bien qu’il s’agisse d’un phénomène physique local, il a des conséquences macroscopiques importantes car ce passage comporte une très grande et très brutale augmentation de la température de la paroi chauffée. En effet, le coefficient d’échange thermique paroi/vapeur est beaucoup plus faible que celui paroi/fluide, sans parler du fait que la vaporisation «consomme» de l’énergie sous forme de chaleur latente. Cette augmentation peut être telle qu’elle conduit à la destruction de la paroi, ce qui constitue un problème potentiel de sûreté des installations industrielles. En particulier, dans les REP elle peut avoir des conséquences très graves car, la vapeur étant un mauvais conducteur de la chaleur, le flux de chaleur évacué par le fluide caloporteur autour des crayons de combustible chute brutalement. Si la maîtrise de ce phénomène est essentielle dès la conception des réacteurs puisqu’il dimensionne toute la partie «transport thermique», les mécanismes qui en sont responsables sont encore mal compris et controversés malgré de récents progrès. Même l’échelle significative à laquelle il faut étudier le phénomène est toujours sujette à question. Cela tient principalement au fait que les mécanismes de base à l’origine de la crise d’ébullition ont lieu à des échelles de temps et d’espace extrêmement petites, ce qui rend encore difficile le recours à l’expérimentation (les parois fondent subitement lorsqu’on atteint la crise d’ébullition) et limite fortement l’accès à des données expérimentales pertinentes.
Heureusement, l’amélioration constante des méthodes de simulation numérique et l’augmentation régulière des capacités des ordinateurs permettent aujourd’hui d’envisager l’utilisation de la simulation numérique pour aider à la compréhension des mécanismes physiques conduisant à cette brusque transition. En effet, la simulation numérique est devenue un outil essentiel de la recherche scientifique, technologique et industrielle car elle permet de remplacer les expériences quand elles sont par exemple dangereuses, de longue durée, inaccessibles ou interdites ; elle permet aussi de réaliser des augmentations de productivité en procurant un gain de temps et en optimisant les performances. En particulier, la modélisation physique et la simulation numérique du fonctionnement des réacteurs nucléaires permettent aujourd’hui de concevoir des installations toujours plus sûres en étudiant les configurations accidentelles, même hypothétiques, autrement inaccessibles par l’expérimentation directe.
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Table des matières
1 Introduction
1.1 Contexte industriel
1.1.1 Schéma de principe d’une centrale nucléaire à eau sous pression
1.1.2 Circuit primaire
1.2 Crise d’ébullition
1.3 Simulation numérique : un outil de modélisation
1.3.1 Simulation numérique directe (SND)
1.4 Modélisation
1.4.1 Interfaces diffuses et loi de fermeture
1.4.2 Loi d’état de changement de phase
1.4.3 Propriétés mathématiques
1.5 Méthode numérique
1.5.1 Approche par relaxation
1.5.2 Schéma
1.5.3 Simulations
1.6 Plan de la thèse
2 Loi d’état du changement de phase
2.1 Lois de comportement et hypothèses
2.1.1 Définition de loi d’état pour une phase pure
2.1.2 Courbe de coexistence et relation de Clapeyron
2.1.3 Transitions de phase liquide-vapeur
2.2 Loi d’état en transition de phase
2.2.1 Loi d’état sans changement de phase
2.2.2 Loi d’état avec changement de phase : problème d’optimisation
2.2.3 Conditions de compatibilité
2.2.4 Loi d’état avec changement de phase : enveloppe concave
2.3 Conclusion
Annexes
2.A Lien avec le modèle de Van des Waals
2.A.1 Équation d’état
2.B Transformée de Legendre-Fenchel
2.B.1 Principaux potentiels thermodynamiques
3 Écoulements en transition de phase
3.1 Introduction
3.2 Système des équations d’Euler
3.2.1 Hyperbolicité
3.3 Lien entre (τ, ε) 7→ s eq et (τ, s) 7→ ε eq
3.4 Quantités adimensionnées
3.5 Étude préliminaire
3.5.1 Équation d’une courbe isentrope
3.5.2 Étude de sa dérivée première et lien avec la vitesse du son
3.5.3 Étude de sa dérivée seconde et lien avec la dérivée fondamentale
3.6 Étude à la traversée des courbes de saturation
3.6.1 Vitesse du son
3.6.2 Isentropes
3.6.3 Dôme de saturation et point critique
3.6.4 Isothermes
3.7 Conclusion
Annexes
3.A Dérivée fondamentale et modèle de Van der Waals
4 Quelques observations sur le problème de Riemann
4.1 Généralités sur le problème de Riemann
4.2 Problème de Riemann dans une zone homogène
4.2.1 Nature des champs caractéristiques
4.2.2 Existence et unicité des solutions du problème de Riemann
4.3 Problème de Riemann avec changement de phase
4.3.1 Existence et unicité des solutions du problème de Riemann
4.4 Conclusion
5 Gaz Parfaits
5.1 Introduction
5.2 Notations et position du problème
5.3 Loi d’état de changement de phase
5.3.1 Courbe de coexistence
5.3.2 Propriété de la loi de changement de phase
5.4 Hydrodynamique
5.5 Conclusion
Annexes
5.A Cas limites avec l’équation des gaz parfaits
5.A.1 Calcul de la loi de changement de phase
5.A.2 Propriétés de la loi de changement de phase
5.B Récapitulatif pour les gaz parfaits
6 Conclusion
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