Depuis la Révolution Industrielle (milieu du 19ème siècle), avec l’utilisation massive des combustibles fossiles (charbon, gaz, pétrole), la destruction des forêts tropicales et les feux de brousses qui ravagent la savane, la quantité de dioxyde de carbone (CO2) présent dans l’atmosphère n’a cessé d’augmenter (IPCC, 2001). Pour les années 1990, les émissions de CO2 d’origine anthropique sont estimées à 7,1 giga tonnes de carbone par an (1 Gt = 1015 g), dont 5,4 GtC /an libérées par la combustion des énergies fossiles et 1,7 GtC/an dues à une modification de l’utilisation des sols (Sarmiento et Gruber, 2002). Ces émissions alimentent les échanges de carbone qui s’opèrent naturellement entre l’atmosphère, l’océan et la biosphère terrestre (Figure I.1). L’océan et la biosphère terrestre absorbent chacun 1,9 GtC/an, soit plus de la moitié du des emissions de CO2 anthropique, limitant ainsi l’augmentation annuelle de CO2 dans l’atmosphère à 3,3 GtC/an. La pression partielle de CO2 dans l’atmosphère est passée de 280 ppm au début de l’ère industrielle à 370 ppm de nos jours (Prentice et al., 2001). Des mesures de pCO2 dans les bulles d’air emprisonnées dans la glace de Vostok (Antarctique) ont révélé une fluctuation naturelle du CO2 atmosphérique lors des successions glaciaire interglaciaire avec des valeurs oscillant entre 180 ppm et 300 ppm (Petit et al ., 1999). Mais alors que les plus fortes variations de CO2 enregistrées dans le passé, de l’ordre de 100 ppm, s’effectuent sur plusieurs milliers d’années, l’accroissement anthropique de CO2, qui est de même amplitude, n’a cours que depuis deux siècles. Notre environnement, qui ne peut s’adapter à des changements aussi rapides est voué à des bouleversements d’amplitude mondiale.
Le CO2, qui est un important gaz à effet de serre, exerce une pression importante sur le système climatique : l’augmentation de CO2 dans l’atmosphère s’accompagne d’une absorption accrue du rayonnement infrarouge responsable d’un réchauffement global à la surface de la Terre. Le dernier rapport du Panel Intergouvernemental sur le Changement Climatique (IPCC, 2001) souligne que « des preuves, nouvelles et plus fortes, montrent que la majeure partie du réchauffement observé au cours des 50 dernières années est à attribuer à l’activité humaine ». Selon l’IPCC (2001) la température moyenne au niveau du sol et à la surface des océans a augmenté de 0,6°C au cours du 20e siècle et les modèles climatiques prévoient une augmentation supplémentaire de 1,5°C à 6°C d’ici la fin du 21e siècle. Le réchauffement global est lui-même à l’origine d’importantes modifications du système climatique qui sont d’ores et déjà observées : « Il existe de nouvelles estimations de la réaction du climat aux forçages naturel et anthropique, et de nouvelles techniques de détection ont été appliquées. Les études de détection et d’attribution prouvent presque toutes qu’il y a un signal anthropique dans les relevés climatiques des 35 à 50 dernières années. » (IPCC, 2001). A ces conséquences indirectes de l’augmentation de CO2 s’ajoute l’impact direct. Un rapport publié récemment par la Royal Society (Ocean Acidification Working Group, 2005) pose ainsi le problème de l’acidification des océans (diminution du pH) en réponse à l’invasion de CO2 anthropique dans l’océan. Toutes les modifications directes ou indirectes infligées à notre environnement, qui peuvent aggraver le changement climatique (rétroaction positive) ou au contraire le freiner (rétroaction négative), sont autant de facteurs d’incertitudes pour les prévisions climatiques à long terme.
Il existe un lien étroit entre le cycle du carbone dans l’océan et le climat de la Terre. En effet, si l’absorption de CO2 par les océans permet de limiter l’accumulation de cet important gaz à effet de serre dans l’atmosphère et donc le réchauffement global, l’invasion de CO2 anthropique dans l’océan et l’impact du changement climatique sur les processus océaniques peuvent diminuer ou augmenter la capacité d’absorption de CO2 de l’océan (réduction ou renforcement des pompes physique et biologique). Selon l’IPCC (2001), au cours des années 1990 entre un quart et un tiers des émissions de CO2 anthropique était absorbé par les océans, ce qui laisse présumer un rôle important de ce dernier dans le contrôle du réchauffement global. Mais l’évolution du couple océan-climat est très incertaine, le devenir du CO2 anthropique absorbé par les océans et la réponse de l’océan à la pression anthropique étant encore mal connus.
ZONE D’ETUDE
La zone d’étude qui couvre le secteur Indien Ouest de l’Océan Austral (30-70°S et 30-80°E) englobe des systèmes hydrologiques et biologiques très différents (Figure 1.1). Ce premier chapitre a pour but de décrire le contexte hydrologique de l’étude et de présenter les observations sur lesquelles notre étude est basée. Dans un premier temps, les mécanismes dynamiques qui gouvernent la région sont abordés et reliés aux caractéristiques biogéochimiques de l’Océan Austral. Les propriétés physico chimique des masses d’eau en présence seront présentées en se basant sur les observations des campagnes CIVA et OISO. Les campagnes qui ont été réalisées dans cette région et sur lesquelles nous avons basé notre étude sont présentées dans une seconde partie où sera aussi discutée l’incertitude associée aux mesures des propriétés océaniques que nous avons utilisées.
CONTEXTE HYDROLOGIQUE : DYNAMIQUE ET BIOGEOCHIMIE
Intérêt de la zone d’étude
L’Océan Austral, limité au sud par le continent Antarctique et ouvert au nord sur les trois principaux bassins, occupe une place centrale dans les échanges inter-océaniques. C’est aussi le siège de processus de formation d’eaux de mode, profondes et de fond qui constituent une voie d’entrée vers l’océan intérieur, conférant ainsi à l’Océan Austral un rôle potentiel dans la séquestration et le transport du carbone anthropique.
Le secteur Indien de l’Océan Austral, où se forment l’Eau de Mode Subtropicale et Subantarctique (Hanawa et Talley, 2000), offre un terrain privilégié pour étudier la pénétration du carbone anthropique dans l’océan et sa variabilité décennale. En effet, les eaux de mode acquièrent leurs caractéristiques physico-chimiques au contact de l’atmosphère aux moyennes latitudes avant d’être redistribuées dans l’océan par la dynamique régionale (Figure 1.2). Les propriétés conservatives, comme la température et la salinité, sont mémorisées par les eaux de mode, alors que les paramètres associés au cycle du carbone comme le carbone inorganique dissous, l’alcalinité, l’oxygène ou les sels nutritifs, sont modifiés par l’activité biologique (paramètres non conservatifs). L’étude des eaux de mode de l’Océan Indien renseigne ainsi sur l’évolution récente des processus océaniques qui contrôlent le cycle du carbone en relation avec l’évolution des forçages atmosphériques (CO2, température, précipitations, vents) et les variations de production primaire.
Dynamique océanique
Circulation
Dans la partie nord de la zone d’étude, la circulation de surface est régie par le gyre subtropical animé d’un mouvement anticyclonique (Figure 1.2). L’étude du transport des 1000 premiers mètres du gyre effectuée par Stramma et Lutjeharms (1997) montre une structure complexe centrée sur l’ouest du bassin Indien et refermée par plusieurs branches à l’est du gyre. Sur la bordure ouest du gyre, les courants s’intensifient pour former le Courant des Aiguilles, le courant de bord ouest le plus énergétique de l’hémisphère Sud (Gordon, 2003). Le Courant des Aiguilles transporte majoritairement des eaux de la branche ouest du gyre subtropical indien et, pour une plus faible contribution, les eaux du Courant Est de Madagascar. Vers 40°S le Courant des Aiguilles effectue une brusque rétroflexion en direction de l’Océan Indien, c’est le Courant de Retour des Aiguilles. Au sud de 40°S, les forts vents d’ouest génèrent une circulation zonale vers l’est, le Courant Circumpolaire Antarctique (ACC). Ce courant qui fait le tour de l’Antarctique met en relation les trois grands bassins Atlantique, Indien et Pacifique et joue ainsi un rôle primordial dans la redistribution de chaleur et autres propriétés océaniques. Dans le secteur Indien de l’Océan Austral, l’ACC s’étend sur une large bande latitudinale (40-65°S), mais l’essentiel du transport se fait dans les jets situés au niveau des fronts hydrologiques (Orsi et al., 1995 ; Belkin et Gordon, 1996, Kostianoy et al., 2004). Le régime des vents s’inverse au sud de 65°S, générant une circulation vers l’ouest, la Dérive Antarctique (AD), que l’on observe tout autour du continent Antarctique (Heil et Allison, 1999).
Les eaux de mode se forment dans la large zone frontale qui marque la transition entre les eaux chaudes subtropicales et les eaux froides antarctiques, plongent entre 500 et 1500m de profondeur et sont entraînées en partie vers l’est par le courant circumpolaire et en partie vers le nord sous les eaux du gyre subtropical (Figure 1.2). Le transport des eaux de mode vers l’équateur, qui constitue la branche supérieure de la circulation thermohaline, est compensé par un apport d’eaux profondes d’origine atlantique, indienne et pacifique qui alimentent la couche profonde de l’Océan Austral (Gordon, 1986 ; Sloyan et Rintoul, 2001). L’Eau Profonde Nord Atlantique (NADW) constitue la branche inférieure de la circulation thermohaline (Figure 1.3). Formée dans la Mer du Groenland et du Labrador, la NADW plonge vers 2000-3500m jusqu’à l’Océan Austral où elle est entraînée vers l’est par la circulation circumpolaire. Une partie de la NADW alimente l’Eau Profonde Circumpolaire (CDW), lieu de convergence des eaux profondes atlantique, indienne et pacifique. Une autre partie de la NADW pénètre dans le bassin Indien puis Pacifique où elle est modifiée par mélange avec les eaux environnantes pour donner l’Eau Profonde Nord Indienne (NIDW) et Nord Pacifique (NPDW). La circulation thermohaline assure ainsi un transport méridien d’eau et de chaleur de l’Atlantique Nord vers les hautes latitudes Sud où la circulation circumpolaire assure la redistribution dans les trois océans.
Au sud de l’ACC, l’inversion du régime des vents est associée à une zone de remontée d’eaux (upwelling) qui met en relation l’océan profond avec la couche de surface (Figure 1.4). Les propriétés de la CDW sont modifiées au contact des eaux froides antarctiques pour former une masse d’eau plus dense qui plonge, soit vers le nord où elle est reprise dans la circulation circumpolaire, soit vers le sud en direction de la pente continentale Antarctique (Orsi et al., 2002). Dans certaines régions de l’Océan Austral, comme la Mer de Weddell, la Mer de Ross où la Terre Adélie, le mélange entre les eaux de la pente continentale Antarctique et la CDW modifiée conduit à la formation des eaux antarctiques les plus denses, l’Eau Antarctique de Fond (AABW) qui alimente le fond des trois principaux bassins (e.g. Gordon, 1971; Gill, 1973; Wong et al., 1998 ; Rintoul et Bullister, 1999 ; Orsi et al., 2002).
Fronts hydrologiques
La transition entre les eaux du gyre subtropical et les eaux antarctiques se fait au travers d’une large bande frontale matérialisée par des gradients thermohalins importants. Dans le secteur Indien de l’Océan Austral, Belkin et Gordon (1996) identifient cinq fronts regroupés en deux structures frontales distinctes, la zone frontale subtropicale et la zone frontale polaire (Figure 1.5). Ces fronts marquent la frontière entre trois grandes provinces biogéochimiques : la Zone Subtropicale, la Zone Subantarctique et la Zone Antarctique (Figure 1.1).
La Zone Subtropicale est située au nord de la structure frontale subtropicale qui marque la transition entre le gyre subtropical et le Courant Circumpolaire Antarctique (ACC). Dans la partie ouest du bassin Indien où le Courant des Aiguilles entraîne les eaux subtropicales vers le sud, la Zone Subtropicale s’étend jusque vers 40°S, au nord du Front des Aiguilles (AF). Dans la partie centrale du bassin Indien, la Zone Subtropicale est bordée par une large zone frontale située entre les deux branches du Front Subtropical : le Front Subtropical Nord (NSTF) observé au niveau de la zone de convergence des alizés et des vents d’ouest et le Front Subtropical Sud (SSTF) associé à la limite nord de l’ACC qui marque la frontière de l’Océan Austral.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
CHAPITRE 1 – PRESENTATION DE LA ZONE D’ETUDE
INTRODUCTION
A – CONTEXTE DYNAMIQUE ET BIOGEOCHIMIQUE
1 – Intérêt de la zone d’étude
2 – Dynamique océanique
a) Circulation
b) Fronts hydrologiques
c) Masses d’eau
3 – Caractéristiques biogéochimiques
a) Production primaire et production exportée
b) Distribution des sels nutritifs majeurs
c) Les échanges air-mer de CO2
B – DONNEES RECENTES ET HISTORIQUES
1 – Présentation des campagnes
2 – Protocoles d’échantillonnage et techniques de mesure
3 – Ajustement des mesures
CHAPITRE 2 – METHODES DE CALCUL DU CARBONE ANTHROPIQUE
1 – Historique des méthodes
2 – Méthode de Chen (C0)
a) Présentation de la méthode
b) Paramétrisations
3 – Méthode de Gruber (∆C*)
a) Présentation de la méthode
b) Paramétrisations
4 – Méthode TrOCA
a) Présentation de la méthode
b) Paramétrisations
5 – Incertitudes et erreurs
a) Discussion des incertitudes
b) Evaluation des erreurs
CHAPITRE 3 – PENETRATION DU CARBONE ANTHROPIQUE DANS L’OCEAN AUSTRAL A LA FRONTIERE INDIEN-ATLANTIQUE (SECTION WOCE I6)
INTRODUCTION
A – DISTRIBUTION DU CARBONE ANTHROPIQUE
1 – Résultats de la méthode de Chen (C0)
a) Distribution du carbone anthropique
b) Etude de sensibilité
c) Discussion
2 – Comparaison de trois méthodes directes : C0 , ∆C* et TrOCA
3 – Evaluation des résultats du modèle OPA-PISCES
a) Présentation du modèle et forçages
b) Distribution à 30°E
c) Discussion
B – INVENTAIRES DE CARBONE ANTHROPIQUE
1 – Inventaires de carbone anthropique déduits des observations
2 – Inventaires de carbone anthropique déduits du modèle OPA-PISCES
CONCLUSION
CHAPITRE 4 – ETUDE DE LA VARIATION DECENNALE DU CYCLE DU CARBONE DANS LES EAUX DE MODE DE L’OCEAN INDIEN
INTRODUCTION
1 – Caractérisation des Eaux de Mode dans l’Océan Indien Sud Ouest
2 – Evolution décennale des propriétés physiques et biogéochimiques
a) Température et salinité
b) Carbone inorganique dissous
c) Oxygène, alcalinité et nitrates
3 – Accumulation de carbone anthropique
4 – Discussion
a) Evolution décennale du système dynamique
b) Evolution décennale de l’activité biologique
c) Evolution décennale du cycle du carbone
CONCLUSION
CONCLUSION GENERALE
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