Depuis quelques années, notre équipe étudie la coordination de molécules dites ambiphiles combinant un groupement phosphine et un groupement borane, alane, ou galane. Ce travail, avant tout fondamental, vise à étudier structuralement, spectroscopiquement et électroniquement la nature même de ces complexes, qui mettent en jeu des interactions nouvelles. La diversité de domaines, parfois très appliqués, dans lesquels ces molécules bifonctionnelles sont étudiées depuis une quinzaine d’années donne une idée de leur potentiel.
Domaines d’application des dérivés ambiphiles
En Catalyse, ou quand la Nature inspire le Chimiste
Un système est dit ambiphile lorsqu’il combine deux sites possédant des propriétés ou des capacités antagonistes, pouvant être exploitées de façon coopérative. Certaines enzymes sont des exemples naturels de systèmes ambiphiles très puissants. Elles sont capables de catalyser des réactions qui ne peuvent pas avoir lieu en leur absence ou qui nécessitent des temps très longs. Une enzyme au fonctionnement bien connu est l’aldolase qui participe aux chaînes des dégradations du glycogène ou du glucose dans l’organisme, en scindant le fructose 1-6 diphosphate (ou ester de Harden et Young) en deux trioses phosphates : le dihydroxyacétone phosphate (en vert) et le phosphoglycéraldéhyde (en violet, Figure 1). S’inspirant de la Nature, les Chimistes ont récemment commencé à concevoir des dérivés bifonctionnels. Shibasaki fut ainsi le premier, en 1999, à mettre au point un système capable de mimer un tel comportement.[1, 2] Ce dérivé ambiphile, intègre un acide (Al) et une base de Lewis (P=O), susceptibles d’activer simultanément les sites nucléophiles et électrophiles mis en jeu dans la réaction de cyanosilylation des aldéhydes (Figure 2). Grâce à ce catalyseur bifonctionnel dérivé du BINOL, Shibasaki a pu synthétiser des cyanhydrides chiraux avec de très bons rendements (86-100 %) associés à de bons excès énantiomériques (83-98%), à partir d’une gamme d’aldéhydes assez variée.
Cet exemple a ouvert la voie à de nombreux travaux similaires.[3, 4] L’utilisation des dérivés ambiphiles peut être étendue à d’autres domaines de la Chimie. Dans notre groupe, par exemple, nous avons essayé d’exploiter la coopération d’un acide et d’une base de Lewis pour piéger des intermédiaires réactionnels à l’aide de dérivés phosphine boranes.
Pour piéger des intermédiaires réactionnels
Le piégeage d’intermédiaires réactionnels est essentiel pour mieux comprendre les mécanismes mis en jeu dans les réactions chimiques. Les réactions permettant de former des liaisons C-C, ou C-N (dont la très connue réaction de Mistunobu) grâce à l’action concomitante d’une phosphine et du diéthylazodicarboxylate (DEAD) ont par exemple beaucoup été étudiées. Il a été postulé que le premier intermédiaire formé dans cette réaction résulte de l’attaque de la phosphine sur l’azote du DEAD. En 2008, dans notre groupe, Sylvie Moebs-Sanchez a réussi à piéger un tel intermédiaire en faisant réagir un composé o-phosphinophénylborane avec le DEAD.[5] Le zwitterion ainsi obtenu est stable grâce à l’interaction N→B et a ainsi pu être caractérisé à l’état solide et en solution.
Un autre intermédiaire intervenant dans la réaction d’oligomérisation des isocyanates a été ciblé. On sait que cette réaction est catalysée par les phosphines mais son mécanisme est mal connu. On suppose que le premier intermédiaire formé résulte de l’addition nucléophile de la phosphine sur l’isocyanate. Jusqu’ici, celui-ci avait seulement pu être détecté par spectroscopie RMN ou IR. Sylvie Sanchez-Moebs est aussi parvenue à piéger et caractériser un tel intermédiaire grâce au couplage du dérivé phosphine borane utilisé précédemment et de PhNCO (Figure 4). Il résulte de l’attaque nucléophile de la liaison C=O de l’isocyanate par la phosphine et de l’apparition d’une interaction O→B stabilisante. Des calculs DFT ont de plus permis de mieux comprendre la sélectivité de la fixation de l’isocyanate (addition de la phosphine sur la liaison C=O et interaction O→B vs. addition sur la C=N et interaction N→B). Celle-ci semble fortement dépendre des effets stériques des substituants. Il est par ailleurs apparu que cette fixation était probablement réversible comme le laissent supposer le caractère essentiellement entropique de l’énergie de formation de l’adduit et la libération de PhNCO par l’adduit lorsqu’il est laissé en solution.
Antérieurement à ce travail, un autre intermédiaire, un peu plus étudié, a également été piégé. C’est l’intermédiaire de type phosphazide formé au cours de la réaction de Staudinger qui permet d’obtenir un phosphazène par couplage d’une phosphine avec un azoture. Cet intermédiaire est généralement instable mais peut être stabilisé en modifiant ses substituants ou en le coordinant sur un métal.[6] Dans notre groupe, Magnus Bebbington est parvenu à synthétiser un phosphazide stable en couplant un azoture avec un dérivé phosphine borane.
Le composé obtenu est d’ailleurs tellement stable thermiquement qu’il faut le chauffer à 220°C sous vide pour éliminer le diazote et obtenir le phosphazène correspondant. Il a par ailleurs été découvert, de façon assez inattendue, que le phosphazide s’isomérise sous l’effet d’une irradiation UV, le Bore interagissant initialement avec l’Azote en α du Phosphore se retrouvant alors lié à l’Azote en β du Phosphore. Cette propriété a pu être généralisée à la phosphazine correspondante et sa réversibilité a pu être démontrée dans ce cas.
Ces trois études ont ainsi permis de montrer que grâce à la coopération d’un groupement phosphino et d’un groupement borane reliés par un espaceur rigide à deux chaînons, les ligands ambiphiles étaient des précurseurs adéquats pour piéger des intermédiaires réactionnels phosphorés jusqu’ici postulés. Dans d’autres groupes, des dérivés ambiphiles ont été employés, non pas pour piéger des intermédiaires instables, mais pour détecter ou capter des molécules stables d’intérêt biologique ou environnemental.
Pour capter et /ou détecter des molécules d’intérêt biologique
Détection des sucres et autres molécules dihydroxylées
Le piégeage de molécules dihydroxylées comme les saccharides, les αhydroxycarboxylates et les diols vicinaux a notamment fait l’objet de nombreux travaux.[8, 9] En particulier, le groupe de Shinkai a depuis le début des années 90, développé toute une famille de composés capables de détecter les sucres. [9-12] Ces molécules contiennent un groupement acide boronique et un groupement amino combiné à un chromophore. En l’absence de saccharide, le groupement amino libre agit comme un inhibiteur de fluorescence du chromophore par transfert électronique photoinduit (PET). En présence de saccharide, ce dernier réagit avec l’acide boronique, induisant une interaction forte entre l’azote et le bore, permettant de lever cette inhibition. Par le biais d’une mesure de fluorescence, ces systèmes permettent ainsi d’évaluer le taux de sucre présent dans un milieu.
En 2004, Shinkai a notamment réussi à greffer ces molécules sur support solide et sur membrane, tout en conservant leur mode de fonctionnement caractéristique.[10] Ces systèmes de détection du glucose en continu se rapprochent ainsi d’une application clinique et pourraient à l’avenir être implantés chez les patients atteints de diabète. Un tel procédé aurait l’avantage d’offrir une alternative efficace et indolore aux méthodes de contrôle ponctuel courantes.
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Table des matières
I)INTRODUCTION
II) GENERALITES
III) METHODOLOGIE
IV) RESULTATS
V) COMMENTAIRES ET DISCUSSION
VI) CONCLUSION
VII) REFERENCES
ANNEXES
RESUME