À la mi-juin 2020, à Paris, le magazine culturel Télérama organisait une semaine de débats intitulée « L’urgence des alliances », en partenariat avec le Théâtre de la Ville. Le magazine a tiré des échanges entre artistes, scientifiques et philosophes présent·e·s à cet évènement, « 20 propositions pour relancer la culture » . Ces propositions ont pour objectif d’esquisser ce que « sera la culture dans le monde de l’après covid ». Elles émergent d’un point de départ commun – l’impact de la crise sanitaire que traversent tous les pays du monde depuis le début de l’année 2020 sur les activités humaines – et suggèrent des pistes de relance spécifiques au secteur culturel français. De façon étonnante, ce catalogue de propositions n’évoque que très peu le contexte social plus global dans lequel s’inscrivent inévitablement les opérateurs culturels et, plus surprenant encore, il ne fait aucune mention de l’état du secteur culturel « dans le monde d’avant » la crise sanitaire. Pourtant, nous verrons que des travaux récents ont montré que, depuis des années, le milieu de l’art et de la culture est en proie à de vifs bouleversements. Ce secteur majoritairement subventionné par les pouvoirs publics subit des critiques qui se cristallisent principalement à travers une double remise en cause – économique et sociale – de sa raison d’être. Cependant, certain·e·s professionnel·e·s et intellectuel·le·s ont également posé des jalons pour une transition du secteur culturel depuis quelque temps déjà. Pour une partie d’entre elles et eux, cette µ recherche d’alternatives passe par l’approfondissement du croisement entre le champ culturel et celui de l’économie sociale et solidaire (ESS). L’ouvrage Pour une autre économie de l’art et de la culture (Colin et Gautier (dir.) 2008) a montré que les expert·e·s qui ont discuté les politiques culturelles depuis la fin du XXe siècle ont beaucoup commenté l’opposition ou la coopération entre l’intervention publique et les forces du marché et, ce faisant, ont délaissé tout un pan de la filière culturelle, situé entre les pouvoirs publics et les intérêts privés, parfois labellisé « tiers secteur ». Aujourd’hui, cette « autre économie » ou ce « tiers secteur » est une alternative reconnue officiellement depuis la loi relative à l’ESS de 2014 (sur laquelle nous reviendrons en première partie du mémoire).
L’économie sociale et solidaire
Éléments d’Histoire
L’économie sociale est apparue au milieu du XIXe siècle. On peut d’abord parler d’« économie du social » avec Frédéric Le Play, ingénieur d’État reconverti en enquêteur qui a étudié les conditions de vie des travailleur·euse·s et qui a adressé à l’économie la question du social. Le Play a montré la misère des ouvrier·ère·s qui, dans une période de révolution industrielle et d’essor du capitalisme, n’étaient considéré·e·s que comme des moyens de production dans la course à la création et à l’accumulation de richesses. Le Play préconisait le patronage et le paternalisme comme pistes d’émancipation, c’est-à-dire qu’il ne faisait pas confiance à l’organisation des ouvrier·ère·s mais plutôt à l’intervention patronale pour développer, par exemple, des systèmes de prévoyance pour les travailleur·euse·s. On peut mentionner sur ce modèle la filature du Val des bois dirigée par Léon Harmel, dans la Marne, au XIXe siècle, selon une doctrine paternaliste catholique . La gestion de cette entreprise était basée sur un socle de valeurs catholiques et l’activité économique y était structurée sous la forme d’un écosystème proposant aux familles ouvrières des services (logements, école, etc.) prenant le relais ou même le rôle de structures d’éducation ou de santé. Par la suite, dans le champ intellectuel, d’autres penseurs comme Charles Gide ont développé l’idée que l’économie sociale pouvait devenir un secteur économique à part entière, constitué d’entreprises non-capitalistes. Gide proposait que la production de biens et de services soit guidée par les besoins de tou·te·s, qu’elle soit menée de façon collective, et que sa gestion se voit appliquer des principes démocratiques (une personne possède une voix). L’économie sociale est désignée principalement par les types de structures qui la compose : les associations, les coopératives, les mutuelles et les fondations.
L’économie solidaire apparaît dans les années 1970-1980 comme une continuité et une critique de l’économie sociale. Jean-Louis Laville dit qu’elle est plus une résurgence qu’une émergence . En effet, si nous faisons là encore un rattachement historique avec le XIXe siècle, une réponse sociale aux dérives du capitalisme autre que le paternalisme avait été l’associationnisme ouvrier. C’est-àdire l’organisation collective d’individus qui se regroupent sur un territoire pour créer un service et le faire fonctionner ensemble (par exemple une coopérative d’achat). Il y a, dans l’associationnisme, la volonté d’affirmer la solidité de relations basées sur l’égalité démocratique.
La définition de l’ESS par la loi de 2014
En France, la reconnaissance officielle de l’ESS s’est faite à travers la promulgation de la loi n°2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire. Schématiquement, nous pouvons dire que cette loi définit le périmètre de l’ESS selon des statuts et des principes. Au-delà des statuts historiques de l’économie sociale et de l’économie solidaire, à savoir les associations, les mutuelles, les coopératives et les fondations , la loi de 2014 ouvre l’ESS aux entreprises à statut commercial poursuivant un objectif d’utilité sociale tel que défini dans l’article 2. Si, au cours des années 2000, le « tiers-secteur » désignait beaucoup plus volontiers l’économie solidaire que l’économie sociale, la loi réaffirme ce pan sous le prisme de l’utilité sociale notamment. Selon Jean Gadrey, « utilité sociale, valeur ajoutée sociale, plus-value sociale ou sociétale, utilité sociale et écologique… Les notions sont multiples, l’idée est semblable ». C’est celle de l’apport d’un « bénéfice collectif», par les acteurs, « à la collectivité et à leurs territoires d’intervention […] au delà des services qu’ils rendent à des individus, des biens qu’ils peuvent produire, des emplois qu’ils peuvent créer. Ces « bénéfices » attendus ou revendiqués sont d’ordres divers : du lien social, de la solidarité, une réduction de l’exclusion, une contribution à une démocratie plus vivante, à la mise en œuvre de droits fondamentaux, à la qualité de vie ou à l’environnement sur des territoires » .
L’innovation sociale
Sur le site du gouvernement (cf. intra p.10) nous pouvons lire que l’ESS est « une économie de la transformation et de l’innovation ». Relativement absente des débats jusqu’au début du XXIe siècle, la question de l’innovation sociale semble aujourd’hui devoir être au fondement de la démarche des acteurs de l’ESS. Avant d’avancer davantage dans ce travail, il convient de préciser ceque l’on entend par innovation sociale et les attendus que cela implique quant à la visée transformatrice de l’ESS.
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Table des matières
Remerciements
Table des matières
Glossaire et abréviations
Introduction
Partie 1 – La culture dans l’ESS : contexte et débats
I) L’économie sociale et solidaire
Éléments d’Histoire
La définition de l’ESS par la loi de 2014
L’innovation sociale
II) Des politiques culturelles à la transition culturelle
L’intervention publique
Les nouveaux enjeux du secteur
III) Des exigences communes
La question économique
La question sociale
L’éthique
Partie 2 – Nouvelle-Aquitaine : approche territoriale et étude qualitative
IV) 40 % des établissements culturels relèvent de l’ESS en Nouvelle-Aquitaine
V) Le contexte politique
Les enjeux régionaux de la troisième phase de décentralisation
La volonté politique du rapprochement de la culture et de l’ESS
VI) Le design d’enquête
Une démarche exploratoire et collective menée en période de crise sanitaire
Le protocole de l’étude
La présentation du panel
Partie 3 – Exigences éthiques et pratiques des acteurs
VII) L’ESS constitue plus un mode d’entrepreneuriat qu’une aubaine financière pour les acteurs culturels
Le rapport à l’économie
La façon d’entreprendre et de gérer les ressources
VIII) L’approfondissement démocratique doit être constant et collectif
Un strict respect de la démocratie interne demande des efforts aux organisations culturelles
La défense des droits culturels et le développement local renforcent le mouvement de la démocratie culturelle
IX) L’éthique localiste plutôt que l’engagement politique
Prendre ses distances à l’égard de la politique institutionnelle
Le localisme
Conclusion
Bibliographie
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