ÉTUDE DES CONTES IMMORAUX
Le conte fantastique
Au cours du XIXe siècle, la publication préalable de récits brefs dans divers journaux et revues contribue à l’essor du conte et de la nouvelle, assurant à l’écrivain une régularité de production. Pierre-Georges Castex, dans Le Conte fantastique en France : de Nodier à Maupassant, constate la prépondérance du récit court à cette époque : « Les contes envahissent les colonnes des périodiques ; ils s’accumulent dans des recueils collectifs. Il en est de toutes les sortes. » Le conte, tout comme la nouvelle, ne se rapporte plus uniquement aux catégories originelles (contes merveilleux, facétieux ou philosophiques, par exemple). D’après le Dictionnaire universel des littératures, la nouvelle et le conte évoluent selon trois grandes tendances :
La première poursuit la tradition comique du fabliau, […] la seconde, phis importante, rapproche le récit court du fait journalistique, de la chronique historique […], et cherche à lui donner une vraisemblance en l’inscrivant dans un contexte quotidien ou connu [, et] la troisième englobe le vaste domaine du fantastique, [s’étendant] à des notions plus larges : la cruauté, la magie, voire la monstruosité clinique .
Ce début de siècle est plus fortement marqué, surtout aux alentours de 1830, par la dominance d’un genre nouveau : le fantastique. L’engouement pour le conte et l’influence notable de différents conteurs anglais et allemands, surtout celle d’Hoffmann, sur les auteurs français contribuent grandement au développement de cette mode. En 1829, lorsque Loève-Veimars publie les quatre premiers tomes de sa traduction de l’œuvre d’Hoffmann sous le titre de Contes Fantastiques, le mot « fantastique » est désormais « dans toutes les bouches, sous toutes les plumes : on en parle dans Le Temps, dans Le Journal des Débats, dans Le Globe*. » Nodier offre, un an plus tard, son essai Du Fantastique en littérature, proposant, entre autres, un premier survol historique et théorique du genre en question. Pour Nodier, l’arrivée du fantastique intervient à une époque où la religion ne fait plus appel à l’imagination de ses pratiquants. Les révolutions sociales et politiques ainsi que le développement industriel ébranlent aussi les esprits et ouvrent de nouvelles portes dans le domaine des arts. En retraçant l’évolution de la pensée humaine depuis Aristote, Nodier en vient à considérer la littérature comme une représentation des « choses ordinaires de la vie. »
Le fantastique s’approprie cette réalité et la remet en question, tout comme les lois universelles immuables qui régissent le monde et les hommes. C’est par un accès illimité à un imaginaire que le fantastique se manifeste et devient si populaire au XIXe siècle. Il provoque chez le public des émotions multiples et un délassement après l’insuccès des révolutions et des rêves politiques. L’accès à un imaginaire, plutôt onirique, témoigne d’un refus de cette réalité. Ce type de récit permet au lecteur de s’évader du monde réel vers des univers chimériques où vivent des êtres surnaturels et où tout est possible.
Problèmes de définition du fantastique
De nos jours, la définition même de ce genre demeure un sujet pour le moins épineux et obtenir un consensus au sein de la critique littéraire semble impossible.
Certains auteurs définissent le genre comme une « intrusion brutale du mystère dans la vie réelle» ou comme une simple « hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel». De telles définitions confinent le genre fantastique dans une immobilité, alors qu’il évolue sans cesse à travers les époques et les divers mouvements esthétiques. Gilbert Millet et Denis Labbé relatent l’évolution du genre ; ils proposent une définition plus ouverte, ne réduisant pas le fantastique à cette simple hésitation, comme l’a suggéré Todorov, puisque plusieurs héros de textes fantastiques n’oscillent pas nécessairement « entre l’acceptation ou non de ce qu’il[s] voifenjt ». Le fantastique consiste plus précisément :
À rendre réel ce qui semble impensable, en prenant appui sur le réalisme ou la banalité de l’arrière-plan, pour y introduire, insensiblement ou brutalement, un glissement capable de surprendre, de mettre mal à l’aise le lecteur ou le spectateur.
Cette définition plus moderne et étendue du fantastique permet, comme le précisent Millet et Labbé, de rattacher à ce genre des œuvres telles que La Métamorphose de Kafka ou Faust de Goethe, qui ne pouvaient, de prime abord, être considérées comme faisant partie du fantastique, puisque les éléments surnaturels ne sont pas questionnés par les personnages. Avec cette approche, le fantastique se situe au-delà de l’aspect de surprise ou d’hésitation généralement reconnu. Millet et Labbé ajoutent que le fantastique correspond à l’impensable devenu réalité – impensable réel, concret ou extra-ordinaire – et qu’être en sa présence, c’est entrevoir le Mal sous toutes ses facettes. De ce point de vue, les Contes immoraux seraient fantastiques. Si dans le récit fantastique l’horreur est présente à travers l’apparition de monstres et de créatures qui dépassent l’entendement, chez Borel, elle se situe à un tout autre endroit : dans le comportement et les actes de l’homme. Dans les Contes immoraux, la violence et la cruauté dominent les protagonistes et sont leur modus operahdi. Comme nous l’indique Castex : « il n’est pas nécessaire de faire appei à des fantômes [pour choquer ou horrifier le lecteur,] la vie quotidienne fournit des exemples de malheurs ou de crimes épouvantables qui confondent notre imagination. » Ainsi, les frontières entre la fiction et la réalité sont floues dans le genre fantastique, ce qui permet l’accès à un monde parallèle et l’intrusion d’éléments horrifiants et inconcevables au sein d’un univers reconnaissable.
Le frénétique et la réception des Contes immoraux
Aux alentours de 1820-1830, en pleine vague fantastique, une tendance plus sombre, marginale et éphémère – une littérature fondée sur l’horreur – se développe en filigrane du courant romantique : le frénétique, auquel Borel est traditionnellement rattaché par l’histoire littéraire. Peu d’études ont été consacréées exclusivement au frénétique, qui occupe une place infime dans les ouvrages traitant de l’histoire du romantisme. Les spécialistes ne s’entendent pas sur l’appellation de cette tendance aux origines gothiques anglo-saxonnes : romantisme noir, frénétisme ? Genre ou littérature frénétique ? D’un ouvrage théorique à l’autre, une confusion persiste quant à la période au cours de laquelle cette tendance aurait prospéré, puis décliné. Qui plus est, ses adeptes, non moins frénétiques que leurs écrits, semblent attirer davantage l’attention des historiens 4e & littérature que l’écriture frénétique elle-même. On retient principalement leurs manières extravagantes et leur attitude de révolte plutôt que leur art, considéré comme médiocre et malhabile. Cette dénomination problématique s’étend jusqu’à une confusion perpétuelle entre le fantastique et le frénétique, ce qui a pour conséquence de rendre la distinction de ces œuvres, pour ainsi dire, impossible.
Les ouvrages de Paul Bénichou ou de Georges Gusdorf présentent le même bilan : le frénétique est étudié d’après une perspective contextuelle, soit sa genèse, son inscription dans l’Histoire et l’histoire littéraire. L’intérêt est ainsi porté sur le contexte sociohistorique plutôt que sur l’étude stylistique et formelle des œuvres frénétiques. Encore aujourd’hui, il n’y a pas de consensus en ce qui concerne la définition ou la période du frénétique. Il faut dire que le frénétique est davantage une mouvance qu’un mouvement : la « révolte [de ces écrivains] n’a jamais revêtu un caractère collectif. »
Ces derniers se sont plutôt drapés dans une révolte taillée à leur mesure ; chacun à sa manière a prôné un républicanisme individualiste. En définitive, le frénétique est un véritable tonneau des Danaïdes pour la critique littéraire.
La subversion
Généralement définie comme « bouleversement, renversement de l’ordre établi, des idées et des valeurs reçues, surtout dans le domaine de la politique», la subversion est absente des dictionnaires spécialisés en littérature, alors qu’elle est l’un des endroits où la subversion se manifeste. Dans Langage et pouvoir symbolique, Pierre Bourdieu propose une définition de la subversion comme la dénonciation de la doxa, ordre établi par les agents exerçant un pouvoir social, économique, symbolique sur la société. Elle est le lieu d’une critique et d’une crise objective par rapport à l’ordre établi et ses structures, provoquant ainsi une mise en suspens de l’adhésion originaire à cet ordre.
La subversion, qu’il nomme « hérétique », « exploite la possibilité de changer le monde social en changeant la représentation de ce monde qui contribue à sa réalité ou, plus précisément, en opposant une pré-vision paradoxale, utopie, projet, programme, à la vision ordinaire, qui appréhende le monde social comme monde naturel». Il s’agit de dénoncer les abus et les inégalités de l’ordre établi et, à la fois, de proposer une autre avenue afin de renverser !a doxa. Ainsi, les visées du discours subversif sont non seulement [de] contribuer à briser l’adhésion au monde du sens commun en professant publiquement la rupture avec l’ordre ordinaire, mais aussi [de] produire un nouveau sens commun et [d’] y faire entrer, investies de la légitimité que confèrent la manifestation publique et la reconnaissance collective, les pratiques et les expériences jusque-là tacites ou refoulés de tout un groupe.
Subversion formelle dans les Contes immoraux
II sera question ici de la subversion formelle des Contes immoraux. Ce que nous entendons par subversion formelle concerne l’idée d’écart, de renversement avec la tradition du conte. La « Notice sur Champavert » est le tout premier pas vers la subversion : par un jeu de masques et de noms, le lycanthrope instaure un brouillage entre fiction et réalité, provoquant une ambiguïté en ce qui a trait à l’identité de l’auteur.
En tant que texte introductif, cette notice est très significative et met déjà en branle le processus de subversion qui alimentera ie reste du recueil. Nous parlerons aussi de la forme des Contes immoraux qui s’écarte de celle du conte traditionnel, notamment par la subversion du rôle du narrateur et de la place qu’occupent les titres et les épigraphes à l’intérieur du recueil de Borel.
« Notice sur Champavert » ou ie jeu de loups
Lors de la parution des Contes immoraux, plusieurs œuvres frénétiques des Jeunes-France étaient aussi publiées, marquant l’apogée de cette tendance. La littérature dite « charogne» envahissait les tablettes des librairies et était avidement lue par le public, quoiqu’un succès de foucade attendait quelque temps plus tard ces textes. Quant au recueil de Borel, il fut mal reçu du lectorat et de la critique. En effet, « le livre, bien dans la note du temps, mais surprenant, superlatif par certains côtés, aurait sans doute connu un véritable succès si Borel, au dernier moment, n’avait éprouvé le besoin d’en compliquer l’entrée. » À l’origine, le recueil devait s’intituler « Graisse d’Ours, titre plutôt mal venu» et pouvant porter à contusion, car, selon Jean-Luc Steinmetz, ce mot, « dans le sabir des typographes, désigne un ouvrier employé à la manœuvre de la presse à bras et, dans un argot plus répandu, il signifie une œuvre littéraire souvent refusée et enfin acceptée. » Mais Borel rectifia le tir en optant pour un titre en apparence plus commun, Champavert, nom du héros du dernier conte.
Borel poussera l’audace jusqu’à ajouter une notice à son œuvre, la donnant comme « l’ouvrage posthume dudit Champavert lui-même», personnage qui se suicide à la fin du dernier conte, ce qui provoque une confusion au sein du recueil. La critique littéraire n’a accordé que très peu d’intérêt à cette notice ; elle lui attribue une fonction souvent accessoire, voire inutile, au sein de l’ouvrage.
Les Contes Immoraux et la subversion ironique
D’emblée, le titre de l’œuvre, Champaveri : Contes immoraux, annonce une subversion générique. Issu de la tradition orale, le conte est, encore aujourd’hui, un genre littéraire assez mal défini, néanmoins plusieurs spécialistes s’entendent pour dire qu’il comprend certains éléments constitutifs. Selon Joëlle Tamine-Gardes et MarieClaude Hubert, le conte est notamment reconnu pour sa brièveté, la présence marquée d’un narrateur extradiégétique – qui interpelle le lecteur -, une action se déroulant dans un passé et un lieu indéterminés et un rétablissement de l’ordre à la fin du conte. Or, ces éléments composant le conte populaire ne coïncident pas avec l’oeuvre de Borel.
Contrairement à ses origines, i! ne tend plus, avec le lycanthrope, vers la morale et le didactisme du conte traditionnel, mais bien vers l’immoralité. De plus, le titre fait directement écho aux Contes moraux (1755-1759) de Marmontel, ce qui montre bien vers quoi se dirige le recueil : la provocation et le cynisme. Par son aspect programmatique et prescriptif, il engage le lecteur sur la voie d’un flou idéologique et moral, ce qui contribue à agrandir l’écart avec la tradition du conte, à subvenir et à confronter ironiquement ce genre ainsi que ses règles. Dans son ouvrage L’Ironie romantique: spectacle et jeu de Madame de Staël à Gérard de Nerval, René Bourgeois emploie le terme de « subversion ironique» pour définir l’ironie de Borel (et aussi celle de Charles Lassailly, entre autres). S’il utilise ce terme afin de cerner un genre d’ironie ayant cours au XIXe siècle, Bourgeois n’élabore ni ne définit ce concept, pourtant très représentatif de l’esthétique borélienne. Nous allons nous approprier ce terme afin de sonder la teneur de la subversion générique et formelle.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I
CONTEXTE SOCIOHISTORIQUE ET SUBVERSION DES CONTES IMMORAUX
1.1 Le conte fantastique
1.2 Problèmes de définition du fantastique
1.3 Le frénétique et la réception des Contes immoraux
1.4 La subversion
1.5 Subversion formelle dans les Contes immoraux
1.5.1 « Notice sur Champavert » ou le jeu de loups
1.5.2 Les Contes Immoraux et la subversion ironique
CHAPITRE 2
ÉTUDE DES CONTES IMMORAUX : ABJECTION, ALTÉRITÉ, SUBVERSION
2.1 « Monsieur de l’Argentière, l’accusateur» et l’abjection
2.2 « Don Andréa Vésalius, l’anatomiste » : Science abjecte
2.3 « Jaquez Barraou, le charpentier » et l’altérité
2.4 « Three fingered Jack, l’obi » : Le prix de la liberté
2.5 « Champavert, le lycanthrope » : L’homme et l’Inconnu
CONCLUSION
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