Les microorganismes sont les piliers de la vie sur Terre, organisés en écosystèmes, ils cohabitent entre eux et en présence d’autres organismes des règnes animal et végétal. En effet, ils sont impliqués dans les phénomènes biologiques environnementaux et dans la survie des plantes et des animaux. Mais également, ils sont à l’origine de nombreuses denrées fermentées via le savoir-faire empirique des Hommes. Ils évoluent ainsi depuis des billions d’années, interagissant au sein d’une multitude de matrices diverses et variées. Cette colonisation ubiquitaire est possible grâce au réservoir de diversité que constitue le monde microbien, où variétés génétiques et physiologiques sont à l’origine d’un potentiel métabolique immense (Gibbons & Gilbert, 2015). En tant qu’acteurs au sein d’un écosystème, ils assurent des fonctions essentielles qui doivent être maintenues dans le temps, comme par exemple, participer aux réactions redox essentielles dans les cycles biogéochimiques (Falkowski et al, 2008), ou contribuer à la physiologie humaine (Turnbaugh et al, 2007). Cependant, les communautés microbiennes sont soumises aux facteurs biotiques et abiotiques environnants qui impactent leur dynamique. Pourtant, les fonctions spécifiques à chaque écosystème sont souvent maintenues, grâce aux phénomènes d’interactions entre les populations et à la division des tâches métaboliques permises par la richesse génétique et phénotypique des espèces cohabitant (Allison & Martiny, 2008; Hillesland & Stahl, 2010). Comprendre l’organisation des réseaux métaboliques au sein des communautés naturelles, ainsi que le comportement nutritionnel de chaque espèce membre, reste un vrai défi avec de nombreuses « boîtes noires ». L’étude de consortia synthétiques constitue ainsi un moyen de contourner certaines limitations dues à la complexité des communautés naturelles, par la culture d’espèces d’intérêt dans des conditions définies et contrôlées en laboratoire (Großkopf & Soyer, 2014). Il s’agit de comprendre les facteurs clés à l’origine des interactions gouvernant la dynamique des populations au cours du temps, et jouant un rôle dans la stabilité et la robustesse du système face aux variations de conditions environnementales. De même, la mise en place d’évolutions expérimentales adaptatives, permettant d’étudier les déterminants physiologiques, métaboliques et génétiques sur des centaines de générations de bactéries, peut s’avérer intéressante pour comprendre l’organisation d’un système microbien constitué de plusieurs espèces, ou souches, au cours du temps (Morris et al, 2014; Celiker & Gore, 2014; Barrick & Lenski, 2013).
ETUDE BIBLIOGRAPHIQUE
Etude des communautés microbiennes
Dans la nature, chaque microorganisme se trouve au sein d’un écosystème dans lequel il est en interaction avec des facteurs biotiques (c-à-d. d’autres cellules procaryotes ou eucaryotes) et abiotiques (c-à-d. les conditions environnementales) propres à cet écosystème. Grâce aux considérables avancées techniques des dernières décennies, notamment en biologie moléculaire, l’écologie microbienne devient de plus en plus explorée (Gibbons & Gilbert, 2015). En effet, il s’agit d’étudier les microorganismes en tant qu’entités au sein de leur écosystème, c’est-à-dire en considérant l’effet des facteurs environnants sur leur dynamique ainsi que sur les fonctions exercées (van Gestel & Kolter, 2019). Différentes approches ont été développées pour étudier les écosystèmes microbiens. La première, appelée approche « topdown », consiste à déconstruire une communauté complexe naturelle, afin d’explorer la composition et la structure des populations dans le temps et l’espace. Cette démarche permet d’émettre des hypothèses sur les scénarii écologiques, ou encore sur les capacités fonctionnelles des microorganismes membres, à partir de données d’ensemble (par ex. données « omiques ») (Fierer et al, 2014). La deuxième, désignée d’approche « bottom-up », consiste à simplifier les communautés d’intérêt grâce à la construction de consortia synthétiques permettant d’étudier de façon indépendante les différents facteurs influençant l’organisation et les fonctionnalités de l’écosystème . Par l’association d’un nombre restreint d’espèces, ou souches, identifiées, la dynamique de chaque membre au sein du consortium peut être suivie et l’identification des interactions métaboliques est rendue facilitée (De Roy et al, 2014). Ces deux approches, donnant accès à différents types et niveaux d’informations, constituent des stratégies complémentaires pour l’étude des écosystèmes microbiens.
Des communautés naturelles aux consortia synthétiques
Organisation et dynamique des communautés naturelles
Les communautés microbiennes s’assemblent dans le temps et l’espace selon quatre grands processus écologiques qui sont : 1) la diversification (variations génétiques conduisant à de nouvelles espèces), 2) la dispersion (mouvements de microorganismes dans l’espace), 3) la sélection (changements de structure dans les populations, étant fonction de leur fitness dans les conditions de l’écosystème) et 4) la dérive (modifications aléatoires de l’abondance relative des espèces au cours du temps) (Nemergut et al, 2013). Ces phénomènes conduisent à des communautés dynamiques, dont la biodiversité varie qualitativement et quantitativement. Deux principaux descripteurs représentent la biodiversité locale d’un écosystème (c-à-d. biodiversité alpha). La richesse spécifique, donnant la composition en nombre d’espèces présentes au sein de l’écosystème, et l’abondance relative de ces espèces, donnant la structure de la communauté. La diversité entre communautés (c-à-d. comparaison entre deux écosystèmes) est représentée par la biodiversité bêta. A l’échelle d’une communauté, en cas de perturbations biotiques ou abiotiques, l’évolution de la biodiversité peut être suivie dans le temps par l’étude de la dynamique des populations.
En effet, face à des changements environnants, la biodiversité d’une communauté peut 1) ne pas être affectée (résistance), 2) être altérée mais revenir à son état d’origine (résilience), ou 3) être altérée et rester en l’état. Dans ce dernier cas, la communauté peut assurer les mêmes fonctions que la communauté originelle (redondance fonctionnelle) ou bien montrer des fonctionnalités différentes (Allison & Martiny, 2008). De tels phénomènes ont déjà été décrits au sein d’écosystèmes alimentaires comme les levains traditionnels (Minervini et al, 2014; Vogelmann & Hertel, 2011). Caractérisés par des communautés relativement complexes, les levains montrent une certaine stabilité microbienne en terme de composition (majoritairement constitués d’espèces de bactéries lactiques et de levures), et de fonctionnalités. Cependant, des modifications de composition et de structure au niveau des souches ou des espèces peuvent survenir au cours des repiquages successifs caractérisant le processus de propagation usuellement appliqué, appelé backslopping. En effet, la variabilité de la composition nutritionnelle de la matrice (farine) et l’apport de nouveaux microorganismes (dû à une matrice non stérile et à l’ambiance de la boulangerie) durant la propagation, impactent la biodiversité de l’écosystème, pouvant induire des phénomènes de succession écologique, laissant parfois des espèces sous-dominantes devenir majoritaires. A l’échelle des souches, la robustesse propre joue un rôle important dans l’adaptation face à des perturbations environnantes (Siragusa et al, 2009; Minervini et al, 2010). En effet, la diversité inter-souche existe au niveau métabolique, ainsi, les capacités d’utilisation des sources d’énergie (c-à-d. type et quantité de substrat), de résistance à des stress et de synthèse de métabolites fonctionnels (par ex. composés à activité antimicrobienne, tels que les bactériocines), permettront à certaines souches d’émerger, au détriment des autres souches moins favorisées par les conditions environnementales.
Bien que de telles dynamiques de populations puissent ne pas affecter le maintien de l’écosystème en lui-même, les phénomènes de succession de souches ou d’espèces durant la propagation des levains peut induire des variations de performances technologiques, impactant de ce fait les caractéristiques organoleptiques du produit fermenté. Cependant, le degré de redondance fonctionnelle peut impliquer un découplage entre la structure d’une communauté et ses fonctionnalités (Nemergut et al, 2013). Ainsi, décrire la composition microbienne ne permettra pas toujours de prédire les fonctions assurées, dans la mesure où de nombreuses combinaisons taxonomiques peuvent montrer une convergence fonctionnelle (Burke et al, 2011). Il apparaît ainsi important de considérer une communauté dans son ensemble plutôt qu’à l’échelle des espèces individuellement, la résultante fonctionnelle étant souvent régie par les interactions métaboliques pouvant se mettre en place. La prédiction des capacités fonctionnelles peut être abordée par des approches de métagénomique « shotgun» visant à s’intéresser aux traits caractérisant la communauté indépendamment de l’identité des espèces membres (Fierer et al, 2014). Il s’agit de déterminer l’abondance relative ou la présence/absence de gènes, à l’échelle de la communauté et non des espèces individuellement, afin d’en déduire certains traits prédictifs de capacités fonctionnelles. La présence de gènes d’enzymes telles que la catalase ou la peroxydase peut par exemple servir à prédire une tolérance de la communauté face au stress osmotique (Zhang et al, 2013; Fierer et al, 2014). Cependant, ce type d’approche reste limitée par certains paramètres liés aux méthodes moléculaires reposant sur l’annotation de gènes et la détection de la population totale (c-à-d. cellules vivantes et mortes), ou encore, liés à l’expression de certains traits pouvant varier considérablement en fonction des conditions environnementales. L’intérêt majeur de la stratégie réside alors dans l’émission d’hypothèses sur les potentiels réseaux et interactions métaboliques pouvant se mettre en place, en considérant le pool de diversité génétique de la communauté entière. L’étude des métabolites produits par la communauté servirait ainsi à vérifier ou écarter certaines hypothèses sur les réseaux métaboliques inférés.
Construction de consortia synthétiques et étude de leur évolution
Etudier les communautés dans leur ensemble peut également mener à la construction de consortia synthétiques simplifiés pour mieux décrypter leur fonctionnement. Lorsqu’on s’intéresse aux écosystèmes alimentaires, comprendre la structuration des communautés ainsi que leurs fonctionnalités est particulièrement important lors du processus de fermentation, pour garantir son bon déroulement ainsi que les qualités sanitaires et organoleptiques des produits fermentés. Wolfe et Dutton décrivent les produits fermentés comme de bons modèles pour l’étude des mécanismes impliqués dans l’organisation et la dynamique des communautés microbiennes (Wolfe & Dutton, 2015). Par exemple, une approche globale d’établissement d’un catalogue de la diversité microbienne a été utilisée pour mettre en évidence les membres majoritaires retrouvés au sein des croûtes de fromage (Wolfe et al, 2014). Le séquençage d’une multitude de communautés microbiennes issues de ce type d’écosystème, provenant de croûtes de fromage de dix pays différents a permis d’étudier la diversité structurelle et fonctionnelle de ces communautés naturelles. Ces informations ont notamment été utilisées pour reconstruire des consortia synthétiques alimentaires en laboratoire. Un représentant de chacun des 24 genres dominants identifiés a pu être cultivé, leur assemblage a servi à reconstituer des communautés in vitro, afin de préciser ou confirmer les facteurs impactant la dynamique microbienne au sein de la communauté naturelle (c-à-d. environnement abiotique, interactions champignonsbactéries) (Wolfe et al, 2014). Le phénomène dynamique de succession microbienne au cours de l’affinage a également été reproduit in vitro (Wolfe et al, 2014). Cette approche de simplification des communautés, où l’écosystème est reconstruit de façon raisonné (c-à-d. assemblage de quelques espèces définies) au sein d’un environnement bien caractérisé et contrôlé, décrite précédemment comme approche « bottom-up » (De Roy et al, 2014), peut donc être judicieusement mise en œuvre en aval d’une approche d’ensemble (approche « topdown »).
Ainsi, outre l’intérêt fondamental d’étudier les phénomènes régissant l’organisation, les fonctions et l’évolution des écosystèmes microbiens, les approches d’écologie microbienne aident à comprendre le fonctionnement des communautés d’intérêt technologique telles que celles des denrées alimentaires fermentées. D’autre part, ces écosystèmes permettent souvent d’étudier les phénomènes de diversification et domestication, notamment par la mise en évidence de transferts horizontaux de gènes entre les microorganismes en coévolution sur de longues échelles de temps (Wolfe & Dutton, 2015).
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Table des matières
1 INTRODUCTION
2 ETUDE BIBLIOGRAPHIQUE
2.1 Etude des communautés microbiennes
2.1.1 Des communautés naturelles aux consortia synthétiques
2.1.1.1 Organisation et dynamique des communautés naturelles
2.1.1.2 Construction de consortia synthétiques et étude de leur évolution
2.1.2 Enjeu des interactions métaboliques au sein des écosystèmes microbiens
2.1.2.1 Notion de biens publics et stratégies métaboliques
2.1.2.2 Rôle des interactions
2.1.2.2.1 Dans la construction de consortia synthétiques
2.1.2.2.2 Dans la structure et la dynamique des communautés complexes
2.1.3 Modélisation mathématique des dynamiques de population
2.1.3.1 Approches de modélisation pour l’étude des interactions métaboliques au sein des communautés naturelles
2.1.3.2 Modèles métaboliques en microbiologie alimentaire : la microbiologie prévisionnelle
2.2 Les écosystèmes laitiers : des modèles d’étude de communautés microbiennes
2.2.1 Les communautés naturelles des laits crus et des fromages
2.2.2 Des consortia simples et raisonnés : les starters industriels
2.2.3 L’espèce Lactococcus lactis au sein des écosystèmes laitiers
2.3 Identifier, caractériser et quantifier les microorganismes d’intérêt laitiers
2.3.1 Les méthodes culture-dépendantes
2.3.1.1 Analyse d’isolats par biologie moléculaire
2.3.2 Les méthodes culture-indépendantes
2.3.2.1 Approches moléculaires globales pour l’analyse de communautés complexes
2.3.2.2 Approches moléculaires ciblées
2.3.2.2.1 Hybridation de sondes fluorescentes in situ
2.3.2.2.2 Amplification PCR de gènes spécifiques d’espèces ou de lignées
3 PROBLEMATIQUE
4 RESULTATS
4.1 La PCR digitale comme outil de traçage de populations spécifiques au sein des écosystèmes laitiers
4.1.1 Résumé de l’article 1
4.1.2 Article 1: Precise Populations’ Description in Dairy Ecosystems Using Digital Droplet PCR: The Case of L. lactis Group in Starters
4.2 Interactions intra-espèces au cours de l’évolution expérimentale d’un consortium de souches de Lactococcus lactis
4.2.1 Résumé de l’article 2
4.2.2 Stratégie de détection souche-spécifique par PCR digitale
4.2.3 Article 2: Evolution of a Consortium of Lactococcus lactis Strains in Milk: Intraspecies Crosstalk Decoding by a Modelling Approach
4.3 Interactions inter-espèces au cours d’une évolution expérimentale
4.3.1 Résumé de l’article 3
4.3.2 Article 3: Coevolution of an Undefined Starter Made From Raw Milk and a Consortium of Selected Strains of Lactococcus lactis
5 DISCUSSION ET PERSPECTIVES
6 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES