Étude de la viabilité d’une pisciculture rurale à faible niveau d’intrant dans le Centre-Ouest de la Côte d’Ivoire

La théorie des réseaux trophiques 

Les niveaux trophiques 

Tout écosystème, en particulier ceux des milieux aquatiques, peut être décrit comme la juxtaposition de différents niveaux trophiques. Un niveau trophique regroupe tous les organismes dont le mode de nutrition est identique ou très similaire du point de vue des aliments ingérés. Lindeman (1942) en a formalisé la description, afin de pouvoir établir et décrire les relations qui les lient.

A la base de l’écosystème, les organismes photosynthétiques qui croissent à partir d’éléments minéraux occupent le niveau I. Ce sont les producteurs primaires. Les consommateurs primaires se nourrissent aux dépens de ces organismes et occupent le niveau II. Il en va de même des consommateurs secondaires et tertiaires, qui constituent les niveaux III et IV, dont la nutrition repose sur les organismes du niveau trophique immédiatement inférieur.

Les limites de cette théorie sont analysées par O’Neill et al. (1986, cités par Gerking, 1994). Elles sont dues à la grande diversité des habitudes alimentaires, qui dépassent le cadre rigide des niveaux trophiques. Ainsi, l’alimentation d’une même espèce peut changer en fonction de son âge ou de son environnement. En outre, le cas des animaux omnivores qui se développent aux dépens de deux niveaux trophiques ou plus (Vadas, 1990) n’est pas pris en compte dans le schéma de Lindeman. Il en est de même des organismes minéralisateurs (bactéries) ou organotrophes. Malgré ses limitations, ce schéma conceptuel historique a le mérite de fournir un cadre d’étude du fonctionnement écologique des milieux. Il relie les organismes et les éléments inorganiques d’un même environnement via la fonction photosynthétique, et propose un système de niveaux trophiques directement utilisable dans les études sur l’écologie alimentaire des poissons (Gerking, 1994).

La régulation des populations aux différents niveaux trophiques 

Les différents organismes d’un écosystème aquatique (bactéries, plancton animal et végétal, macro-invertébrés, poissons etc.) sont interdépendants, et des relations trophiques existent entre eux. L’abondance de chaque population dépend pour une large part de ces interactions (McQueen et al., 1986 ; Mazumder et al., 1990 a ; Delincé, 1992 ; Lazzaro et al., 1992 ; Lacroix, 1994 ; Milstein et al., 1995 etc.).

Les interactions trophiques

Régulation intraspécifique
De nombreux travaux portent sur les variations de la biomasse et de l’abondance des organismes dans un écosystème aquatique (McQueen et al., 1986). Une hypothèse a longtemps dominé la réflexion dans ce domaine. Elle considère que les communautés biologiques sont en permanence dans un état proche de l’équilibre, et que la régulation des populations est liée à des paramètres dépendants de la densité (voir Vadas, 1990 et Carpenter et al., 1987). Ces mécanismes sont complexes, et les facteurs déclencheurs sont le plus souvent des paramètres environnementaux qui atteignent des valeurs critiques lorsque la densité augmente.

A haute densité, les organismes du phytoplancton souffrent d’une compétition nutritive vis-àvis des macronutriments (Jones, 1982) ou des oligoéléments (Rice, 1984). Les algues libèrent aussi des substances auto-inhibitrices dans le milieu, dont l’effet est d’autant plus important que les densités cellulaires sont fortes. Ce dernier mécanisme a d’abord été étudié en 1931 par Akehurst (cité par Maestrini et Bonin, 1981), mais ce sont Pratt et al. (1944) qui ont réalisé le premier travail important en démontrant que Chlorella vulgaris produit des substances actives, la chlorelline. Cet ensemble de molécules exerce non seulement un autocontrôle à forte concentration (Scutt, 1964), mais il a également une activité antibiotique sur les bactéries Gram+ et Gram- à faible dose. Diverses études montrent que d’autres algues sécrètent de telles substances : la scenedesmine pour Scenedesmus quadricauda, la pandorinine pour Pandorina morum, ou la phormidine pour Phormidium sp. (Lefèvre et al., 1952). La nature chimique de ces composés n’a pas toujours été déterminée, mais elle semble relativement variable. La chlorelline est formée de peroxydes issus de la photo-oxydation d’acides gras (Scutt, 1964). Des dérivés de la chlorophylle, les chlorophyllides, de Chlamydomonas sp., Chlorella sp. et Scenedesmus sp. ont une activité antibiotique (Jorgensen, 1962) et il en est de même de substances hydrocarbonées telles que les terpènes ou les phénols (Aubert, 1970). D’après Scutt (ibid.), la production de ces substances n’est pas un phénomène général, mais elle ne se produit que lorsque certaines conditions deviennent critiques et que la survie de l’espèce impose un contrôle de la densité.

La régulation intraspécifique est moins abondamment détaillée chez les animaux aquatiques. Le zooplancton évite la surpopulation en modifiant son mode de reproduction. Suivant les espèces, il peut y avoir diminution de la fécondité, apparition de formes de résistance comme les kystes ou les éphippies, allongement de la diapause etc. Les populations sont aussi régulées par un ralentissement de la vitesse de croissance ou une augmentation du taux de mortalité (Lair, 1995). La quantité d’aliments disponible provoque ces changements car, à haute densité, il y a surexploitation du milieu et épuisement des ressources trophiques (Lair, ibid.). En outre, des substances autotoxiques, probablement issues du catabolisme, sont excrétées par les organismes du zooplancton et déclenchent des mécanismes identiques lorsque leurs concentrations s’élèvent.

Les études sur la croissance des poissons à haute densité montrent qu’ils réagissent en diminuant leur croissance individuelle. En élevage intensif, la cause principale de cette adaptation est l’accumulation de substances toxiques issues du catabolisme comme l’ammoniaque ou l’urée (Melard, 1986). La relation entre les ressources trophiques disponibles, la densité et le rendement piscicole est discutée dans le paragraphe Optimisation de la densité d’empoissonnement de la discussion. D’autres phénomènes, de nature sociale, comportementale, physiologique ou sanitaire sont aussi responsables de l’apparition de l’effet “Densité” (Diana et Ottey, 1986).

Régulation interspécifique
La plupart des auteurs considèrent que la régulation d’une population relève essentiellement de deux processus interspécifiques différents : le contrôle par les ressources nutritives disponibles (régulation “bottom up”) et le contrôle par la prédation (régulation “top down”).

• en contrôle “bottom up”, l’abondance d’une population déterminée est régulée par les ressources trophiques. McQueen et al. (1989), ont répertorié les principaux travaux démontrant l’existence et l’importance de ce type de régulation. Par exemple, Vanni et Findlay (1990) ont trouvé une corrélation positive entre l’enrichissement en nutriments et les biomasses phyto- et zooplanctoniques. Le Programme Biologique International (1962- 1974) a été l’occasion de le confirmer et de montrer à plusieurs reprises qu’il existe une relation positive entre la richesse en phosphore et l’abondance du phytoplancton, entre la biomasse du phytoplancton et celle du zooplancton, et entre celle du zooplancton et celle des poissons planctonophages (McQueen et al., 1986 ; Lazzaro et Lacroix, 1995). A cette époque, certains auteurs ont même proposé d’estimer la production secondaire planctonique à partir de la production primaire (Champ, 1978). L’importance accordée à ce type de régulation s’est encore accrue après la mise en évidence du rôle des sels nutritifs dans l’eutrophisation des milieux aquatiques (Barroin, 1980 ; Verneaux, 1980).

• en contrôle “top down”, l’abondance d’une population est régulée par les prédateurs. Dans le lac St. George (Canada), la biomasse zooplanctonique totale diminue lorsque le nombre de poissons planctonophages augmente, et les organismes du zooplancton, en particulier les grands cladocères, se développent et leur taille individuelle s’accroît lorsque les planctivores sont moins abondants (McQueen et al., 1989). Hrbacek et al. (1961) et Brooks et Dodson (1965) cités par la plupart des auteurs dont Lazzaro et Lacroix (1995) ont montré pour la première fois l’importance de ce mode de régulation. Leurs travaux pionniers ont été depuis corroborés par de nombreuses études en mésocosme, en étang et en lac (McQueen et al., 1986 ; Lazzaro, 1987 ; Northcote, 1988 ; McQueen et al., 1989).

Comme le soulignent Lazzaro et Lacroix (ibid.), ces deux modes de régulation ont le plus souvent été mis en évidence à travers deux approches méthodologiques distinctes. Ainsi, les études favorables au contrôle “bottom up” font surtout appel à des cultures en laboratoire ou à des approches comparatives entre milieux aquatiques. Au contraire, la régulation “top down” est plutôt mise en évidence grâce à des expériences en mésocosme ou sur le terrain, en détruisant les populations de poissons avec de la roténone puis en empoissonnant avec des espèces sélectionnées.

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Table des matières

INTRODUCTION
L’ETUDE DES RESEAUX TROPHIQUES DANS LES ETANGS DE PISCICULTURE ETAT DES CONNAISSANCES
A. LA THEORIE DES RESEAUX TROPHIQUES
1. LES NIVEAUX TROPHIQUES
2. LA REGULATION DES POPULATIONS AUX DIFFERENTS NIVEAUX TROPHIQUES
2.1. Les interactions trophiques
a. Régulation intraspécifique
b. Régulation interspécifique
2.2. Les modèles de fonctionnement des interactions trophiques
a. La théorie des cascades trophiques
b. Le modèle “Bottom up-Top down”
c. Le modèle “Proie-dépendant”
d. Le concept de biomanipulation
2.3. Remise en question des modèles
3. IMPACT DU POISSON SUR L’ECOSYSTEME
3.1. Effets alimentaires directs
3.2. Effets indirects
4. LA MODELISATION DU RESEAU TROPHIQUE
B. LE RESEAU TROPHIQUE DANS UN ETANG DE PISCICULTURE
1. ZONATION D’UN ETANG DE PISCICULTURE
2. DYNAMIQUE DES DIFFERENTS ELEMENTS DE L’ECOSYSTEME “ETANG”
2.1. Le fonctionnement des différents compartiments
2.2. Les interactions et les flux de matières entre les compartiments
3. EXPLOITATION DES RESSOURCES TROPHIQUES DE L’ETANG PAR LE POISSON
3.1. Les techniques d’étude du régime alimentaire des poissons omnivores-détritivores
3.2. L’accessibilité des différents compartiments
3.3. Le comportement alimentaire des poissons
a. Recherche d’aliments
b. Préférences alimentaires
c. Détection des aliments
3.4. Alimentation du cichlidé Oreochromis niloticus
a. Le régime alimentaire
b. Les variations du régime alimentaire
c. La prise alimentaire
d. Les mécanismes de digestion
e. L’assimilation et la bioénergétique
ETUDE DES RESEAUX TROPHIQUES DANS LES ETANGS DE LA REGION CENTRE-OUEST DE COTE D’IVOIRE
A. PRODUCTION PISCICOLE DANS LES ETANGS DU CENTRE-OUEST DE LA COTE D’IVOIRE
1. LA REGION ETUDIEE
1.1. Localisation
1.2. Climat
1.3. Végétation
1.4. Géologie, sols et relief
2. LES CONDITIONS DE LA PRODUCTION PISCICOLE
2.1. Environnement socio-économique
2.2. Modalités de gestion des étangs
a. Les espèces produites et la polyculture
b. La densité d’empoissonnement
c. Les apports d’intrants alimentaires et fertilisants
d. L’acadja
3. LA RECHERCHE PISCICOLE EN COTE D’IVOIRE
B. MATERIEL ET METHODES
1. EXPERIENCES EN MESOCOSME OU IN VITRO
1.1. Matériel
a. Tests biologiques
b. Libération de sels nutritifs par le son de riz
c. Comportement alimentaire du tilapia en aquarium
1.2. Méthodes
a. Tests biologiques
b. Libération de sels nutritifs par le son de riz
c. Comportement alimentaire du tilapia en aquarium
2. OBSERVATIONS DE TERRAIN
2.1. Matériel
a. Le choix des sites en fonction du contexte économique et social
b. La station de Gagnoa
c. La station de Bouaké
2.2. Méthodes
a. Description des étangs de la région Centre-Ouest
b. Expérimentation de techniques piscicoles
3. TECHNIQUES UTILISEES
3.1. Mesures in situ
3.2. Prélèvements et conservation des échantillons
3.3. Analyses
a. Dosages chimiques au spectrophotomètre
b. Chlorophylle
c. Matière organique, fibres et acides aminés
d. Identifications et numérations
e. Dosage des isotopes lourds du carbone
3.4. Traitement statistique des données
a. Tests de comparaison d’échantillons
b. Analyses en composantes principales
c. Régression linéaire
4. CRITIQUE DES METHODES
4.1. Contraintes du travail en milieu paysan
4.2. Dispositif expérimental
4.3. Approches utilisées
a. Tests biologiques
b. Suivi de la qualité de l’eau
4.4. Matières en suspension
C. RESULTATS
1. EXPERIENCES EN MESOCOSME OU IN VITRO
1.1. Etude au moyen de tests biologiques des principaux éléments nutritifs limitants
a. Lorsque l’eau est riche en tanins
b. Lorsque l’eau est riche en fer
1.2. Estimation de la libération d’éléments nutritifs par le son de riz
1.3. Comportement alimentaire du tilapia en aquarium
2. OBSERVATIONS DE TERRAIN
2.1. Description des étangs de la région Centre-Ouest
a. Etude de la variabilité interétang
b. Etude de la variabilité saisonnière
c. Suivi de l’évolution nycthémérale
d. Stratégies alimentaires du tilapia dans différents milieux
2.2. Expérimentation de techniques piscicoles
a. Elevage de Oreochromis niloticus à faible densité
b. Tests de fertilisants
c. Comparaison des impacts fertilisants de Ctenopharyngodon idella et des fientes de poulets
DISCUSSION
CONCLUSION

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