Les espèces exotiques envahissantes peuvent perturber le fonctionnement des écosystèmes et constituent une des principales causes de perte de biodiversité (Clavero et Garcıa-Berthou, 2005; Strayer, 2010). Les prédateurs exotiques peuvent d’autant plus impacter les peuplements en place et ce de multiples manières : prédation directe, compétition pour une même ressource, perturbation de l’activité des proies ainsi que des effets « top-down » sur les réseaux trophiques (Dudgeon et al., 2006; Schulze et al., 2006; Cucherousset et al., 2012).
Le silure glane (Silurus glanis, L. 1758), originaire du bassin du Danube, est le plus grand poisson prédateur d’eau douce européen (Proteau et al., 2001). Il a été largement introduit en Europe pour l’aquaculture et la pêche sportive (Gozlan, 2008). Doté d’une grande valence écologique, le silure glane est capable de s’adapter facilement à différents types de milieux lentiques et lotiques et est aujourd’hui présent dans la majeure partie des pays européens et méditerranéens (Carol et al., 2011; Cucherousset et al., 2018). Le silure, en tant que top-prédateur opportuniste, est reconnu avoir un très large spectre alimentaire, pouvant se nourrir aussi bien de poissons amphihalins migrateurs, d’écrevisses, d’invertébrés, de cyprinidés que d’avifaune (Syväranta et al., 2009; Cucherousset et al., 2012; Boisneau et al., 2015; Boulêtreau et al., 2018). De plus, le silure peut atteindre des tailles supérieures à deux fois celles des prédateurs endémiques (Brochet, Esox lucius, L.1758). Il est ainsi en mesure de prédater des espèces qui avaient atteints une taille refuge vis-à vis des prédateurs endémiques (Wysujack & Mehner, 2005). L’implantation du silure glane soulève de multiples questions et plusieurs études ayant pour objectif de mesurer son impact sur les populations de poissons et de caractériser son régime alimentaire ont déjà été menées (Valadou, 2007; Carol et al., 2009; Copp et al., 2009; Syväranta et al., 2009; Martino et al., 2011; Cucherousset et al., 2012; Guillerault et al., 2015; Cucherousset et al., 2018). La majorité de ces études se concentrent sur la caractérisation du régime alimentaire du silure glane à une période restreinte d’une année donnée. Actuellement, nous ne disposons que de peu de recul sur la dynamique temporelle de son régime alimentaire (Vejřík et al., 2017).
Dans le bassin du Fumemorte (Camargue), le silure a été introduit en 1993 (Rosecchi et al., 1997). Alors que ses effectifs s’accroissent de manière exponentielle, surtout à partir des années 2000s suite à ses premiers épisodes de reproduction, l’anguille européenne (Anguilla anguilla, L.1758) connaît un déclin drastique (Bevacqua et al., 2011). L’anguille européenne est une espèce patrimoniale dont les stocks ont diminué de façon alarmante à partir des années 70 à l’échelle de sa large aire de répartition et elle est classée depuis 2008 sur la liste rouge des espèces européennes menacées d’extinction par l’IUCN (Freyhof & Brooks, 2011; Working Group on Eel, 2014). En 2009, face à ce constat et sachant le manque d’informations d’alors concernant l’impact du silure, un plan de régulation est mis en place au sein du canal du Fumemorte, afin de limiter l’éventuelle pression de prédation du silure sur les autres espèces présentes dans le milieu.
Suivis piscicoles sur le long terme
À l’interface entre milieu fluvial et milieu saumâtre, le canal du Fumemorte présente une diversité d’espèces d’origine dulçaquicole, saumâtre et marine (Annexe A). Sur la zone d’étude, les populations piscicoles sont suivies mensuellement à deux stations fixes à l’aide de deux verveux de 6 mm de maille disposés en travers du canal (Figure 2). La première station, nommée « Fume_1 », est échantillonnée une semaine par mois depuis 1993 ; elle est située au cœur du tronçon qui est régulé depuis 2009. La seconde, « Fume_Bon », est suivie depuis 2013 de manière équivalente et est localisée à l’aval du tronçon régulé (Figure 3).
Depuis 2009, dans le cadre du plan de régulation du silure, un effort de pêche est assuré en continu, à l’aide de verveux (6 mm de maille) et de filets maillants (80 mm de maille) disposés sur un tronçon de 2km de long (Figure 3). Les silures qui y sont capturés sont systématiquement retirés du système. A la station « Fume_Bon », les silures capturés sont marqués puis relâchés à l’aval du tronçon régulé. Bien qu’il soit impossible de rendre la zone régulée complètement imperméable un effort de pêche le plus constant et important possible est mis en place. Les verveux et filets maillants sont relevés tous les deux ou trois jours (sauf en périodes de vacances du technicien pendant lesquelles les filets sont ôtés), afin de maintenir des effectifs réduits. L’emplacement des engins de pêche peut varier au sein de la portion régulée (Figure 3) mais les extrémités sont systématiquement fermées par plusieurs verveux et filets maillants).
Prélèvements et méthode d’Analyse des Isotopes Stables (SIA)
Une fois par saison, aux mois de janvier, avril, juillet et octobre, des prélèvements de tissus sont réalisés aux deux stations « Fume_1 » et « Fume_Bon » sur un ensemble de proies potentielles (Annexe A). Dans la mesure du possible, des prélèvements (morceau de nageoire pour les poissons, muscle de la queue pour les écrevisses et individu entier pour les invertébrés) sur 5 individus par espèce « proie» sont éffectués aux deux stations pour chaque campagne d’échantillonnage. Les échantillons pour les silures et les anguilles sont quant à eux réalisés tout au long de l’année sur l’ensemble des sujets capturés, un morceau de nageoire est prélevé (nageoire caudale pour l’anguille et nageoire pelvienne pour le silure). Sur les silures régulés, un morceau de muscle du dos et du foie sont également prélevés, afin d’étudier le temps d’intégration des isotopes dans les tissus ou la spécialisation alimentaire des individus (travail non inclus dans le cadre de ce stage). Etant donnée la différence de distribution des tailles des silures en fonction des saisons (test de Kolmorogov-Smirnov, p < 0,05 pour toutes les comparaisons) et les potentielles différences de régimes alimentaires en fonction de la taille des poissons, nous avons établi quatre classes de tailles pour les silures : < 300 mm ; [300 mm – 500 mm] ; [500 mm – 800 mm] et > 800 mm (qui seront par la suite notées respectivement : Cl. 1, Cl. 2, Cl. 3 et Cl. 4) (Table 1) (Annexe B). Les anguilles ne présentant pas de différences de distribution de tailles entre les saisons, une seule classe de taille a été conservée (test de Kolmorogov-Smirnov, p > 0,05 pour toutes les comparaisons). Il est a noté que nous n’avons pas d’individus inférieurs à 300 mm .
Les tissus sont prélevés avec du matériel de dissection (gants, scalpels, pinces et ciseaux) désinfectés entre chaque échantillon. Les échantillons sont congelés pendant aux moins 48h puis déhydratés à 60°C dans une étuve pendant 48h. Les échantillons sont ensuite envoyés au Cornell Isotope Laboratory de l’Université de Cornell aux USA. Ils sont d’abord réduits en poudre à l’aide d’un moulin (Spex Certiprep 6750 Freezer/Mill). Puis les ratios en isotope stable du carbone et azote (δ13C et δ15N) et la proportion des deux éléments (%C et %N) dans les différents échantillons sont analysés dans un Carlo Erba NC2500 (analyse de la composition des échantillons) couplé à un spectromètre de masse Thermo Frinigan MAT Delta XP (obtention des ratios). Le ratio δ15N permet d’identifier la position trophique d’une espèce. Le long de la chaîne alimentaire, les valeurs isotopiques du δ15N augmentent progressivement des consommateurs primaires, aux secondaires, puis tertiaires, etc. (Parnell et al., 2010). Les prédateurs positionnés en haut de la chaîne possèdent ainsi des δ15N supérieurs à ceux de leurs proies (facteurs d’enrichissement trophiques (TEF) : TEF = 3,4 ‰ ; Post, 2002). Le ratio δ13C permet de retracer l’origine de la base alimentaire (phytoplanctonique ou phytobenthique, lacustre ou marin, etc. Post, 2002; Fry, 2006). Les ratios en isotopes stables sont exprimés en pour mille (‰), en accord avec le système international pour le carbone (PeeDee Belemnite) et pour l’azote (azote atmosphérique) δ13C et δ 15N (‰) [(Rsam − Rstd)/Rstd] × 1,000 (Fry, 2006). Une correction des données a été appliquée en utilisant les facteurs correctifs de travail classique (tissus de poissons, vison et méthionine SD < 0.2‰ pour δ13C et δ15N), préalablement calibré avec les niveaux standards de l’Agence de l’Energie Atomique.
L’incorporation des éléments et notamment des isotopes lourds varie non seulement d’un individu à l’autre mais également au sein des différents tissus de l’animal (Fry, 2006). Les valeurs de δ13C ont été corrigées lorsque le rapport C : N était supérieur à 3,5 (Post et al., 2007). La valeur de δ13C corrigée ainsi obtenue sera celle utilisée par la suite dans les différents modèles et tests statistiques.
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Table des matières
Introduction
1. Matériel et méthodes
1. Zone d’étude
2. Suivis piscicoles sur le long terme
3. Prélèvements et méthode d’Analyse des Isotopes Stables (SIA)
4. Calcul des niches trophiques et estimation des régimes alimentaires
2. Résultats
1 Variations saisonnières des niches trophiques des deux prédateurs
2. Variations saisonnières de la niche trophique du silure glane en fonction de la classe de taille
3. Analyse des régimes alimentaires
4. Variation spatiale des niches trophiques
3. Discussion
1. Des prédateurs opportunistes pouvant saisonnièrement se spécialiser
2. Chez le silure, les variations saisonnières sont liées aux changements ontogéniques
3. La compétition trophique entre le silure et l’anguille
4. Effet du plan de régulation et intérêts des suivis temporels des populations de poissons
Conclusion
Bibliographie
Annexes
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