Étude de la réactivité du silacyclopropylidène au travers de ses propriétés nucléophiles et électrophiles

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Coordination des silylènes à un élément non métallique du groupe 13 : le bore

Les boranes sont des espèces du bore tricoordiné, avec seulement 6 électrons de valence. Ils sont donc déficients en électrons et se comportent comme des acides de Lewis avec une orbitale p vacante. Ainsi, les boranes sont des candidats idéaux pour étudier les propriétés coordinantes des silylènes sur les espèces non-métalliques.
Le premier exemple de silylène coordiné à un atome de bore a été décrit en 1996 par Metzler et Denk.5 Cependant, l’adduit silylène-bore 4 s’isomérise lentement à température ambiante, par l’insertion de l’atome de silicium dans la liaison B-C, pour donner le produit 5 portant un atome de silicium tétravalent et un atome de bore trivalent (Schéma 65).
Schéma 65 : Premier exemple d’adduit silylène-bore et son isomérisation à température ambiante. Vingt ans plus tard, le groupe d’Arnold a observé le même comportement avec des dérivés dihalogénés. En jouant sur l’encombrement stérique du borane, différents produits ont pu être obtenus, soulignant l’impact de l’encombrement stérique sur la nature des produits.6 Ainsi, l’utilisation de dihalogénodurylboranes conduit au produit d’insertion 6, comme dans le cas décrit par Metzler et Denk. En revanche, l’utilisation de dihalogénophénylboranes moins encombrés a conduit au composé 7, dans lequel l’atome de bore a été incorporé dans un hétérocycle à 6 chaînons (Schéma 66).
En revanche, le groupe de Roesky a démontré que l’utilisation de silylènes stabilisés par la coordination d’une base de Lewis, comme le chlorosilylène 8, permet de synthétiser les adduits silylène-boranes 9 et 10 parfaitement stables. Ceci est probablement dû au caractère ambiphile moins marqué de 8 par rapport aux silylènes non complexés tel que 4 (Schéma 67).7
Le groupe de Tacke a également décrit la synthèse des adduits silylène-bore 11 et 12 à partir des silylènes stabilisés par deux bases de Lewis, comme le bis-amidinatesilylène et bis-guanidinatesilylène (Schéma 68).8
Un exemple de silacyclopropylidène tendu coordiné à BH3 a même été décrit par Robinson.9 Le produit 13, obtenu par coupure d’un disilène, présente un silylène inscrit dans un cycle tendu à trois chaînons stabilisé par un ligand NHC, et coordiné à BH3. La réactivité du composé 13 n’a pas encore été décrite mais la coordination du silylène sur BH3 devrait affecter très fortement le caractère silylènoïde du composé, en comparaison avec le silacyclopropylidène 14 synthétisé dans notre équipe (Schéma 69).10
Naturellement, le silacyclopropylidène 14 conduit également à l’adduit silylène-borane 15 en présence de BH3, illustrant ses propriétés nucléophiles coordinantes

Coordination des silylènes aux éléments non métalliques du groupe 14 (C, Si, Ge)

Comme cela a été présenté dans le chapitre d’introduction, plusieurs espèces de basse valence du groupe 14 ont été stabilisées via l’utilisation des NHCs. De même, l’utilisation des silylènes permet la stabilisation d’espèces de basse valence du groupe 14.
Les adduits silylène-NHC stables sont connus depuis près de 20 ans, le premier exemple ayant été préparé par Lappert.11 La distance silylène-carbène C-Si (2,162 Å) du composé 16 est significativement plus longue que celle observée pour les silènes Ad(OTMS)C=Si(TMS)2 (1,764 Å) et tBu2MeSi(TMS)C=SiMe2 (1,702 Å), indiquant que la liaison entre l’atome de silicium et l’atome de carbone est très différente d’une liaison simple, de nature coordinante.
L’analyse structurale du composé 16 montre que, bien que l’atome de carbone conserve une géométrie presque plane (déviation 28°), l’atome de silicium du composé 16 est sensiblement pyramidalisée (déviation 77°).
Il en est déduit que la liaison C-Si est dipolaire, polarisée en direction de l’atome de silicium, et suggérant ainsi que l’interaction est majoritairement constituée d’une donation électronique du NHC vers le silylène (Schéma 71). Les calculs théoriques DFT sont en accord avec cette hypothèse. Ceci peut être expliqué par le fait que le NHC est un meilleur donneur de densité électronique que son analogue silicié.
La stabilisation thermodynamique des silylènes complexés par une base de Lewis renforce leur caractère nucléophile, ce qui a été démontré par la synthèse d’un complexe stable de silylène avec un dichlorogermylène (Schéma 72).12 La distance de la liaison Si-Ge du composé 17 (2,53 Å) est significativement plus longue qu’une liaison typique simple Si-Ge (2,40-2,45 Å),13 ce qui confirme que la liaison Si-Ge est une liaison de type dative. Ce complexe peut être utilisé comme un bon précurseur pour le complexe de digermanium(0) 18, obtenu par réduction en présence de deux équivalents de KC8.
Le silacyclopropylidène 14 présente également des propriétés coordinantes particulièrement intéressantes. C’est un bon nucléophile, et le cycle tendu à 3 chaînons dans lequel est inséré le silylène lui confère une réactivité spécifique. Compte tenu de son caractère nucléophile prononcé, il pourrait être un bon candidat pour des applications en tant que ligand pour les éléments des groupes 14 et 15 (Schéma 73).

Résultats et discussion

Coordination du silacyclopropylidène : synthèse d’un adduit silacyclopropylidène dichlorogermylène.

Suivant la même stratégie de synthèse que celle utilisée pour l’adduit silylène-germylène 17, le silacyclopropylidène 14 réagit avec le complexe GeCl2.dioxane pour conduire à l’adduit silacyclopropylidène-dichlorogermylène (Si-Ge) 19 correspondant (Schéma 74). Le produit n’est pas soluble dans les solvants traditionnels tels que le pentane, l’éther diéthylique, le THF et le toluène. Ainsi, il précipite en solution dans le THF et peut être isolé sous la forme d’un précipité blanc avec un rendement de 60 %. Il est par ailleurs bien soluble et parfaitement stable à température ambiante dans les solvants chlorés tels que le dichlorométhane et le chloroforme. L’adduit Si-Ge 19 a été intégralement caractérisé par spectroscopie RMN. Un seul signal est observé en RMN 31P (45,9 ppm), très proche du signal observé pour le silacyclopropylidène 14 précurseur (46,5 ppm), suggérant un environnement très similaire autour de l’atome de phosphore. En RMN 29Si, l’atome de silicium coordiné au germanium apparaît sous la forme d’un singulet à champ fort (-73,1 ppm). Comparé au silacyclopropylidène 14 précurseur (RMN 29Si : -87,5 ppm), la coordination du silylène induit un déblindage de l’atome de silicium de près de 15 ppm. Par comparaison, la coordination à l’acide de Lewis BH3 entraîne un shift plus important, de près de 50 ppm (RMN 29Si : -39,4 ppm pour le complexe silylène-BH3 15). Ceci semble indiquer une interaction moins forte avec l’atome de germanium qu’avec l’atome de bore. De même, la coordination du silacyclopropylidène 14 avec les métaux de transition (RMN 29Si : -24 à -51 ppm avec Rh, Cu, Au, Pt)14 conduit à un signal plus déblindé en RMN 29Si, suggérant une interaction silicium-métal plus importante qu’avec le germanium.
Des monocristaux ont été obtenus par cristallisation dans le dichlorométhane et la structure du composé 19 est confirmée par l’analyse de diffraction des rayons X (Figure 1). L’atome de silicium est toujours intégré dans le cycle à 3 chaînons et adopte une géométrie tétraédrique déformée, due à son incorporation dans le petit cycle tendu. La distance Si-Ge (2,58 Å) est plus longue que celle observée pour l’adduit 17 (2,53 Å) et considérablement plus longue qu’une liaison simple Si-Ge (2,40-2,45 Å),13 indiquant un caractère coordinant plus faible que pour l’adduit 17.
Malgré un angle C-Si-C très fermé (49,77 °), la liaison C-C du petit cycle reste particulièrement longue (1,59 Å) en comparaison avec une liaison simple C-C classique (moyenne 1,50 Å),15 soulignant sa fragilité.
La distance N-Si entre le fragment imine et l’atome de silicium (1,786(6) Å) est légèrement plus longue qu’une liaison simple N-Si usuelle (1,72-1,75 Å pour des aminosilanes R3Si-NR2).16 Ceci illustre le caractère datif de la liaison N-Si. Cependant, la liaison C1-C2 (1,363(3) Å) est très courte, proche de la valeur des liaisons C-C du benzène (1,40 Å).17 Conjointement, les liaisons N1-C2 (1,367(3) Å) et P1-C1 (1,736(2) Å) sont significativement plus longues que des liaisons doubles classiques N=C (1,26-1,28 Å) et P=C (1,63-1,71 Å) respectivement.18,19 Ces résultats suggèrent une forte délocalisation électronique sur le fragment P-C1-C2-N-Si, et donc une contribution importante de la forme mésomère zwitterionique 19′ (Schéma 75).
Il a été tenté de réduire le fragment dichlorogermylène pour accéder au complexe de digermanium(0) 20 avec deux ligands de type silylène comme dans le cas de So. Malheureusement, la tentative de réduction du fragment dichlorogermylène avec deux équivalents de KC8 a conduit à une réaction non-sélective produisant des composés non-identifiés. Le seul produit pouvant être identifié est le précurseur silacyclopropylidène
14 décoordiné (Schéma 76). La faible solubilité de l’adduit Si-Ge 19 dans les solvants traditionnels (pentane, éther diéthylique, THF, toluène) rend l’étude de sa réactivité particulièrement difficile. De façon évidente, les solvants chlorés (chloroforme, dichlorométhane) dans lesquels le composé est parfaitement soluble ne sont pas de bons candidats pour explorer la réduction du fragment dichlorogermylène, limitant ainsi les possibilités.

Addition nucléophile du silacyclopropylidène : synthèse d’un phosphirane

Les propriétés nucléophiles du silacyclopropylidène 14 sont également illustrées vis-à-vis d’espèces non déficientes en électrons. En présence de trichlorophosphine, le silacyclopropylidène 14 réagit par l’insertion formelle de l’atome de phosphore dans les liaisons Si-C, pour conduire à la formation du phosphirane 21 (Schéma 77).
De façon similaire à l’adduit Si-Ge 19, le phosphirane 21 est peu soluble dans les solvants organiques non-chlorés. Ainsi, le produit précipite dans le THF et peut être isolé sous la forme d’un précipité blanc avec un rendement de 93 %. Par contre, le produit 21 est parfaitement soluble et stable dans les solvants chlorés tels que le chloroforme et le dichlorométhane.
Le phosphirane 21 a été intégralement caractérisé par spectroscopie RMN. En RMN 31P, deux doublets sont observés à -189,2 (phosphirane) et 59,1 ppm (phosphonium), indiquant la présence des deux atomes de phosphore. Le signal apparaissant dans le champ fort vers -190 ppm est caractéristique pour une phosphine intégrée dans un petit cycle à 3 chaînons.20–23 Ils couplent l’un avec l’autre avec une faible constante de couplage de 6,4 Hz qui témoigne de leur espacement par l’atome de carbone. L’atome de silicium du cycle à 7 chaînons couple avec les deux atomes de phosphore et apparaît sous la forme d’un doublet dédoublé à -1,7 ppm (JSiP = 108,2 et 7,3 Hz) en RMN 29Si. Le changement de structure est donc clairement indiqué par la grande différence avec le silacyclopropylidène 14 dans lequel l’atome de silicium apparaît sous la forme d’un doublet à champ très fort (RMN 29Si : -87,5 ppm, JSiP = 2,9 Hz). La grande constante de couplage Si-P (102,8 Hz) témoigne de l’interaction P-Si directe.
Des monocristaux ont été obtenus par cristallisation dans le THF et la structure du composé 21 est confirmée par l’analyse de diffraction des rayons X (Figure 2). La structure obtenue révèle un cycle à 7 chaînons dans lequel sont intégrés les deux atomes de phosphore P1, P2 et l’atome de silicium Si1. Le cycle à 7 chaînons n’est pas plan et dévie d’un maximum de 24 ° au niveau de l’atome de silicium Si1 par rapport au plan de la double liaison C1-C2. Quant à lui, le petit cycle à 3 chaînons du phosphirane est presque orthogonal par rapport au plan Si1-P2-C30, avec un angle de 84 °. L’atome de phosphore P2 présente une géométrie pyramidale déformée par la présence du petit cycle à 3 chaînons (angle C30-P2-C31 : 49 °).
Le mécanisme de formation du phosphirane 21 n’a pas été établi avec certitude mais l’insertion formelle de l’atome de phosphore dans les liaisons Si-C suggère un processus en 4 étapes (Schéma 78). De façon intéressante, ce sont les propriétés ambiphiles du silylène qui s’expriment initialement. Dans un premier temps, le silylène pourrait s’insérer dans la liaison P-Cl de la trichlorophosphine pour conduire à l’intermédiaire 22. Puis ce sont les propriétés spécifiques du cycle tendu qui entrent en jeu.
La forme mésomère 22′ relâche la contrainte stérique du petit cycle à 3 chaînons et illustre le caractère d’ylure de l’atome de carbone. Par addition nucléophile de l’ylure sur le fragment PCl2, l’atome de phosphore pourrait alors s’insérer dans la liaison C-Si pour former le cycle à 4 chaînons de l’intermédiaire 23. L’addition nucléophile de l’ion chlorure sur l’atome de silicium, accompagnée par la migration de l’atome de carbone vers le phosphore conduirait alors au phosphirane 21, avec un relâchement de la contrainte stérique.
L’étude de la réactivité du phosphirane 21 est toujours en cours. Les premières tentatives de réduction du composé pour accéder au silylène-phosphirane correspondant sont en cours mais les résultats obtenus ne permettent pas encore de conclure (Schéma 79). Similairement à l’adduit Si-Ge 19, la faible solubilité du phosphirane 21 dans les solvants non halogénés traditionnels est un obstacle pour explorer sa réactivité.

Synthèse d’un cation hydrogénosilylium à cycle tendu et activation de la liaison C-H aromatique

Les deux exemples décrits précédemment illustrent les propriétés nucléophiles du silacyclopropylidène 14. Associées à la réactivité spécifique du cycle tendu à 3 chaînons, elles confèrent au composé une réactivité suffisante pour activer des liaisons chimiques relativement inertes, telles que la liaison C-H aromatique.
En présence de bis(trifluorométhanesulfonique)amine, le silacyclopropylidène 14 réagit par protonation du silylène, puis ouverture du petit cycle tendu par activation de la liaison C-H aromatique pour donner l’hydrogénosilylium 24 (Schéma 80).
En RMN 31P, le produit apparaît sous la forme d’un singulet à 35,0 ppm. Le silylium apparaît sous la forme d’un doublet à 9,1 ppm en RMN 29Si{1H} avec une faible constante de couplage JSiP = 2,7 Hz. Ce déplacement chimique est très différent comparé au composé [(NHC)SiH3]+TfO- (-80,4 ppm) synthétisé par Driess,24 et se rapproche davantage de celui du produit [(EtNHC)SiMe3]+I- (-5,1 ppm).25 En RMN 1H, le proton porté par le silylium apparaît sous la forme d’un doublet de doublet de doublet à 5,24 ppm. La multiplicité du signal provient du couplage avec les deux protons portés par les atomes de carbone adjacents au silylium (JHH = 4,9 et 2,9 Hz), ainsi qu’avec l’atome de phosphore (JPH = 7,5 Hz). Le spectre RMN 1H révèle également les deux satellites issus du couplage avec l’atome de silicium (JSiH = 244,3 Hz). Cette valeur très élevée de la constante de couplage témoigne de la liaison directe entre l’atome de silicium et le proton. Ces données se retrouvent également dans l’analyse RMN 29Si couplée 1H, ainsi que dans l’analyse 2D HSQC 1H/29Si (Schéma 81).
Des monocristaux ont pu être obtenus par cristallisation dans le fluorobenzène et la structure du composé a été confirmée par l’analyse de diffraction des rayons X (Figure 3). La structure obtenue révèle une géométrie tétraédrique autour de l’atome de silicium Si1, dont l’incorporation au sein des deux cycles à 5 et 6 chaînons impose une déviation entre les deux cycles de 60 °.
La distance de la liaison Si1-H1 est de 1,37 Å, sensiblement plus courte qu’une liaison simple Si-H classique (1,48 Å).26 En revanche, la distance de la liaison Si1-N1 (1,75 Å) est à la limite haute des liaisons simples N-Si usuelles (1,72-1,75 Å pour des aminosilanes R3Si-NR2).16 Ceci indique un caractère intermédiaire entre une liaison covalente Si-N usuelle et une liaison de coordination. Comme c’était le cas pour l’adduit Si-Ge 19, les distances de liaisons C2-N1 (1,36 Å ; C=N 1,26-1,28 Å), C1-C2 (1,37 Å ; benzène 1,40 Å) et P1-C1 (1,73 Å ; P=C 1,63-1,71 Å) suggèrent une contribution importante de la forme mésomère 24′ avec une forte délocalisation électronique sur le fragment P1-C1-C2-N1-Si1 (Schéma 82).17–19
Le mécanisme de formation de l’hydrogénosilylium 24 n’est pas connu avec certitude mais procède probablement de façon similaire à l’isomérisation thermique de la silacyclopropanone synthétisée dans notre équipe (Schéma 83), cette fois-ci via la formation de l’intermédiaire hydrogénosilacyclopropylium 25 par simple protonation de l’atome de silicium.27
Le fort caractère électrophile du silylium formé est sans doute à l’origine de l’ouverture du cycle tendu à 3 chaînons. L’espèce est alors suffisamment réactive pour activer la liaison C-H aromatique et conduire au produit final 24 (Schéma 84).

La fonction silanone : une fonction hautement réactive

Les composés carbonylés sont connus depuis bien longtemps en chimie organique. Ce sont des composés stables très utiles, et dont la réactivité a été largement étudiée.1 En revanche, la fonction sila-carbonyle, où l’atome de carbone est remplacé par le silicium, est bien moins développée. En effet, les silanones sont en général des espèces hautement réactives avec une courte durée de vie.2 La haute réactivité des silanones peut s’expliquer par la grande différence d’électronégativité entre les deux atomes de silicium et d’oxygène (ΔχSi-O = 1,54), alors qu’elle est beaucoup moins importante dans le cas des composés carbonylés (ΔχC-O = 0,89). Par conséquent, la liaison π Si=O est fortement polarisée avec un caractère zwitterionique (Si+-O-) très important. De plus, la grande différence d’énergie entre les liaisons π Si=O (58 kcal/mol) et σ Si-O (120 kcal/mol) se traduit par une haute réactivité des silanones, et en particulier la réaction de polymérisation est fortement exothermique, conduisant à des polysiloxanes très stables constitués de liaisons simples σ Si-O (Schéma 85).2 Ces liaisons simples sont d’ailleurs parmi les plus fortes connues (-798 kJ/mol)3 et constituent une des forces motrices de ces transformations.

Stabilisation de la fonction silanone

Protection cinétique

Des systèmes de stabilisation ont donc dû être développés pour permettre la synthèse de composés sila-carbonylés stables. Une stabilisation cinétique peut être procurée par l’utilisation de substituants encombrés, comme le montrent les exemples décrits par Filippou et Iwamoto (Schéma 86).4,5

Stabilisation par l’utilisation d’une base de Lewis

En 2009,6 le groupe de Driess a montré que la simple coordination d’une base de Lewis sur le centre silicié électrophile de la fonction sila-carbonyle suffit pour apporter une stabilisation suffisante. Cette méthode de stabilisation a permis l’accès à des sila-carbonyles dont les propriétés chimiques sont proches des sila-carbonyles transitoires.
Ainsi, une sila-urée a pu être stabilisée par la coordination d’une base de Lewis et a été décrite par le groupe de Driess en 2009.6 Il s’agit d’une sila-urée stabilisée par la coordination d’un ligand NHC sur l’atome de silicium. La sila-urée 2 a été synthétisée par oxydation du précurseur 1, un complexe de silylène avec un ligand de type NHC, en utilisant un équivalent de protoxyde d’azote (Schéma 87).
La coordination du ligand NHC induit une géométrie tétraédrique autour de l’atome de silicium. Les distances de liaison Si-CNHC (1,93 Å) et Si-N (1,75 Å) sont plus courtes que pour le précurseur 1 (Si-CNHC 2,02 Å ; Si-N 1,80 et 1,81 Å), indiquant la présence d’une forme de résonance de type ylure pour la double liaison Si=O. Cette caractéristique témoigne de la contribution importante de la forme mésomère zwitterionique 2′ (Schéma 88).
De façon intéressante, le ligand NHC peut être remplacé par le ligand DMAP moins coordinant. En partant de l’adduit silylène-DMAP correspondant, l’oxydation avec le protoxyde d’azote conduit à la sila-urée 3, stabilisée par la coordination de la DMAP sur l’atome de silicium. Ce dérivé est plus réactif que son analogue avec un ligand NHC. En effet, contrairement au composé 2, le dérivé 3 réagit avec l’ammoniaque, par insertion du fragment Si=O dans la liaison NH, pour conduire au sila-hémiaminal 4 et à la sila-urée 5 (Schéma 89).7
Plusieurs composés sila-carbonylés originaux ont également été synthétisés dans notre équipe. En 2013, notre équipe a décrit la synthèse de la première silanone stabilisée par une base de Lewis et substituée par deux groupements alkyles.8 L’oxydation du silacyclopropylidène 6 avec un équivalent de protoxyde d’azote conduit à la silacyclopropanone 7, stabilisée par la coordination de la fonction imine sur le centre silicié (Schéma 90).
Associées aux caractéristiques spécifiques du cycle tendu, les propriétés structurales de la silacyclopropanone 7 sont tout à fait particulières. À partir de la structure obtenue par diffraction des rayons X, la mesure de la densité électronique a été réalisée. De façon classique au sein des cycles tendus, la densité électronique des liaisons Si-C est excentrée à l’extérieur du cycle.9 En revanche, la densité électronique de la liaison cyclique C-C apparaît davantage à l’intérieur du cycle, déformée en direction de l’atome de silicium. Ce résultat suggère une interaction de la liaison σ C-C avec l’atome de silicium (Figure 4).
De plus, la liaison cyclique C-C est très longue (1,67 Å), considérablement plus longue que dans le cas des cyclopropanones (1,59 Å).10 La densité électronique présente au BCP (Bond Critical Point) de la liaison C-C est également plus faible (0,164 e au-3) que la valeur typique d’une liaison σ, telle que pour le précurseur 6 (0,217 e au-3). La densité électronique au BCP des liaisons Si-C (0,113 et 0,138 e au-3) est plus grande que pour le précurseur 6 (0,093 et 0,097 e au-3), indiquant un caractère multiple des liaisons (Schéma 91).
Ces résultats semblent indiquer que la meilleure représentation du produit se situe probablement entre les formes 7B (liaison Si-C exocyclique plus dense en électrons) et 7C (liaison simple Si-N), (Schéma 92).
Malgré la stabilisation procurée par la coordination de la fonction imine sur l’atome de silicium, la double liaison Si=O demeure très réactive, comme l’illustre la réaction d’hydrosilylation avec le phényldiméthylsilane à température ambiante (Schéma 93).
Au-delà de ce résultat, le silacyclopropylidène 6 s’est révélé être un excellent précurseur pour de nombreuses espèces sila-carbonylées. Les synthèses d’une silacyclobutanone11 8 et d’une sila-β-lactone12 9 ont déjà été décrites dans le chapitre d’introduction (Schéma 94).
La coordination d’une base de Lewis sur l’atome de silicium est donc une méthode efficace pour la stabilisation d’espèces sila-carbonylées. Les composés obtenus restent malgré tout très réactifs, notamment via l’atome d’oxygène non protégé qui conserve un caractère nucléophile.

Stabilisation par l’utilisation d’un système donneur-accepteur

La forte polarisation de la liaison π Si=O suggère que la fonction peut être stabilisée par la coordination d’une base de Lewis sur l’atome de silicium électrophile, et d’un acide de Lewis sur l’atome d’oxygène nucléophile. Cette stratégie correspond à l’utilisation d’un système de stabilisation donneur-accepteur.
En 2007, le groupe de Driess a décrit la synthèse du premier sila-amide 11 stabilisé par un système donneur-accepteur via l’utilisation d’un groupement imine en tant que base de Lewis et d’un borane B(C6F5)3 en tant qu’acide de Lewis.13 Le composé a été synthétisé à partir du silylène cyclique 10, par réaction avec le complexe H2O.B(C6F5)3 (Schéma 95). L’efficacité de ce système de stabilisation est telle que le produit peut être manipulé à l’état solide à l’air.
La structure obtenue par diffraction des rayons X du sila-amide 11 révèle une longueur de liaison Si=O (1,55 Å), environ 7 % plus courte que pour les disiloxanes usuels (Si-O-Si).14 Cette longueur de liaison est proche de celle calculée pour le sila-amide parent H2N(H)Si=O (1,54 Å). La liaison double Si=O a également été caractérisée par spectroscopie IR avec une bande de vibration large à 1165 cm-1, très proche de la fréquence de vibration calculée (1179 cm-1) pour la silanone parente Me2Si=O.2
En l’absence de coordination de la fonction imine sur l’atome de silicium, les calculs effectués ont montré que la forme hydroxysilylène B est plus stable (Tableau 1). C’est en revanche la forme A, avec une double liaison Si=O, qui est favorisée en présence du système donneur-accepteur avec la coordination de la fonction imine sur l’atome de silicium et de l’atome d’oxygène sur le borane. L’utilisation d’un système donneur-accepteur a permis la stabilisation de sila-carbonyles très réactifs, tel que le chlorure de silaformyle. Il y a 5 ans, le groupe de Roesky a publié la synthèse d’une molécule de chlorure de silaformyle stabilisé par un système donneur-accepteur intermoléculaire, utilisant un NHC en tant que base de Lewis, et un borane en tant qu’acide de Lewis.15 Le produit 13 a été synthétisé à partir de l’adduit NHC-dichlorosilylène 12, en utilisant le même réactif que pour l’exemple précédent (Schéma 96).
Les calculs montrent que dans le cas d’une silanone stabilisée par la coordination d’une base de Lewis, la coordination supplémentaire de l’atome d’oxygène sur un acide de Lewis est exothermique, confirmant une stabilisation supplémentaire et une meilleure efficacité du système donneur-accepteur. De plus, les résultats obtenus montrent que les deux liaisons donneur/accepteur se renforcent mutuellement : les deux énergies de dissociation de liaison étant légèrement plus faibles lorsqu’elles sont considérées séparément (Tableau 2).
L’analyse NBO réalisée sur le composé 13 révèle que la liaison π Si=O est très fortement polarisée en direction de l’atome d’oxygène (96 % localisé sur l’atome d’oxygène et 4 % sur l’atome de silicium), bien plus que la valeur calculée pour la silanone parente H2Si=O (77 % O ; 23 % Si).16 Ce résultat conforte le modèle zwitterionique 13′ comme la forme très largement majoritaire du produit (Schéma 97).
Le système donneur-accepteur a été étendu aux métaux de transition. Ainsi, en 2011, le groupe de Ueno a décrit la synthèse d’un complexe de tungstène présentant un ligand silanone (Schéma 98).17
Dans notre équipe, l’utilisation d’un système donneur-accepteur s’est montrée particulièrement efficace pour la synthèse d’un acide silanoïque 14, obtenu à partir de la sila-β-lactone 9 (Schéma 99).18
Le système donneur-accepteur iminophosphine stabilise parfaitement l’acide silanoïque 14 à température ambiante, alors que l’exemple décrit 3 ans plus tôt par le groupe de Driess se décompose lentement à TA (Schéma 100).19
Différents composés sila-carbonylés ont pu être synthétisés en utilisant la méthode de stabilisation basée sur le système donneur-accepteur. L’inconvénient principal de cette méthode est que le système perturbe fortement la fonction sila-carbonyle, qui présente alors une réactivité différente des sila-carbonyles transitoires.

Le fragment SiO2

Généralités

À l’inverse du CO2, une molécule gazeuse parfaitement stable, la forme monomérique du dioxyde de silicium (SiO2) est thermiquement instable et se transforme pour donner des réseaux en trois dimensions extrêmement stables composés uniquement de liaisons simples σ Si-O, que l’on retrouve dans les différentes formes de la silice (quartz, silice, sable…).20–22 La forme monomérique du dioxyde de silicium SiO2 n’a pu être caractérisée que par spectroscopie IR en matrice à 11 K,23 ou bien par spectroscopie photoélectronique en phase gazeuse.23–25 Comme le montrent les calculs théoriques, la réaction de dimérisation de SiO2 est extrêmement exothermique (ΔE = -109 kcal/mol), et sa synthèse en tant qu’espèce moléculaire n’avait pas été possible jusqu’à présent.26

Synthèse d’un complexe SiS2 stabilisé par un ligand bis-NHC

Récemment, le groupe de Driess a décrit la synthèse d’un complexe de disulfure de silicium SiS2 16.27 Le fragment SiS2 est stabilisé par un ligand de type bis-NHC, et obtenu à partir du complexe précurseur de silicium(0) 15 en présence de soufre (Schéma 101).
De même que pour les composés sila-carbonylés décrits précédemment, les liaisons Si=S sont fortement polarisées en direction des atomes de soufre qui ont un caractère nucléophile prononcé, comme en témoigne la coordination avec GaCl3 par l’atome de soufre pour donner l’adduit 17.

Synthèse de complexes Si2O3 et Si2O4 stabilisés par des ligands NHC

L’équipe de Robinson a également exploité la stabilisation par coordination d’une base de Lewis pour synthétiser différents oxydes de silicium. En partant du disilène 18, l’oxydation avec le protoxyde d’azote et le dioxygène a permis d’obtenir les oxydes Si2O3 19 et Si2O4 20 respectivement (Schéma 102).28 D’une façon intéressante, le composé 20 peut être considéré comme le dimère de SiO2 stabilisé par 2 NHCs.
Jusqu’à présent, aucun complexe de SiO2 stabilisé par la coordination d’une base de Lewis n’a été décrit dans la littérature. Cela suggère que la stabilisation procurée uniquement par la coordination d’une base de Lewis n’est pas suffisante et qu’il est nécessaire de concevoir un système plus efficace de type donneur-accepteur.

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Table des matières

Chapitre 1 : Introduction Bibliographique
1. Silylènes : Introduction
2. Silylènes stables
2.1. Méthodes de stabilisation
2.1.1. Stabilisation cinétique
2.1.2. Stabilisation thermodynamique
2.2. Stabilisation par un seul groupement π-donneur
2.3. Stabilisation par deux groupements π-donneurs
2.3.1. Silylènes acycliques stabilisés par deux groupements π-donneurs
2.3.2. Silylènes N-hétérocycliques (NHSi)
2.3.3. Modèle de Driess
2.4. Silylènes stabilisés par une base de Lewis
2.4.1. Stratégie
2.4.2. Silylènes stabilisés par un ligand carbène
2.4.3. Silylènes stabilisés par un ligand imine
2.4.4. Silylènes stabilisés par un ligand phosphine
3. Silylène à cycle tendu
3.1. Synthèse du silacyclopropylidène
3.2. Propriétés coordinantes du silacyclopropylidène
3.3. Réactivité du silacyclopropylidène
4. Conclusion
Références bibliographiques
Sommaire
Chapitre 2 : Étude de la réactivité du silacyclopropylidène au travers de ses propriétés nucléophiles et électrophiles
1. Introduction
1.1. Coordination des silylènes à un élément non métallique du groupe 13 : le bore
1.2. Coordination des silylènes aux éléments non-métalliques du groupe 14 (C, Si, Ge)
2. Résultats et discussion
2.1. Coordination du silacyclopropylidène : synthèse d’un adduit silacyclopropylidène-dichlorogermylène
2.2. Addition nucléophile du silacyclopropylidène : synthèse d’un phosphirane
2.3. Synthèse d’un cation hydrogénosilylium à cycle tendu et activation de la liaison C-H aromatique
2.4. Conclusion
Références bibliographiques
Partie expérimentale
Sommaire
Chapitre 3 : Synthèse et caractérisation du premier complexe de dioxyde de silicium stabilisé par une base de Lewis
1. Introduction
1.1. La fonction silanone : une fonction hautement réactive
1.2. Stabilisation de la fonction silanone
1.2.1. Protection cinétique
1.2.2. Stabilisation par l’utilisation d’une base de Lewis
1.2.3. Stabilisation par l’utilisation d’un système donneur-accepteur
1.3. Le fragment SiO2
1.3.1. Généralités
1.3.2. Synthèse d’un complexe SiS2 stabilisé par un ligand bis-NHC
1.3.3. Synthèse de complexes Si2O3 et Si2O4 stabilisés par des ligands NHCs
1.3.4. Stratégie
2. Résultats et discussion
2.1. Synthèse et caractérisation du complexe de dioxyde de silicium stabilisé par une base de Lewis
2.2. Étude de la réactivité du complexe SiO2
2.3. Conclusion
Références bibliographiques 

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