Notre étude porte sur l’enseignement de la géométrie plane au début de l’école élémentaire. Nous nous intéressons à un type de problème spécifique défini par Perrin-Glorian et Godin (Perrin-Glorian et Godin, 2014) : les « problèmes de restauration de figures ». Cette approche s’est développée dans les travaux de recherche d’un groupe dit de Lille il y a maintenant une vingtaine d’années. Elle se poursuit aujourd’hui, toujours dans le Nord de la France mais aussi à ClermontFerrand, Bordeaux ou encore Bruxelles. L’approche de la restauration de figures vise à construire une certaine cohérence dans l’enseignement de la géométrie sur l’ensemble de la scolarité obligatoire.
L’un des buts poursuivi par la proposition de problèmes de restauration de figures est en effet de développer, dès l’école élémentaire, un regard sur les figures compatible avec le regard nécessaire pour conduire une démonstration dans la géométrie du secondaire. En effet, regarder une figure pour y voir ce qu’il faut géométriquement y voir ne va pas de soi. Duval (2015) souligne que cela nécessite notamment le développement d’une manière de voir mathématique. Cette dernière est une condition incontournable pour comprendre et utiliser les propriétés géométriques. Elle repose sur la déconstruction dimensionnelle des formes. Si nous prenons l’exemple d’un carré, il est tout d’abord vu comme une surface. Il s’agit alors d’apprendre à y voir des unités de dimensions inférieures comme des segments et des points. Ainsi, la restauration de figures est un moyen d’agir sur le développement de la visualisation géométrique (Duval, 2005) dès l’école élémentaire.
Étude de la géométrie des tracés dans la scolarité obligatoire
La figure matérielle, objet d’étude et support de validation pragmatique à l’école élémentaire
Caractéristiques de l’apprentissage de la géométrie
Laborde (1988) rappelle qu’une « première caractéristique de la géométrie réside dans les liens complexes qu’elle entretient avec l’espace physique qui nous entoure. Elle indique que la géométrie s’est constituée en partie comme modélisation de cet espace physique » (Laborde, 1988a, p. 341). Elle explique alors que des savoirs culturels et sociaux coexistent avec les savoirs théoriques de la géométrie. D’un côté, il y a « l’étude des rapports de l’homme avec l’espace, qui recouvre les problèmes de la perception, de représentation des objets physiques dans l’espace ainsi que la modélisation des actions et des opérations sur ces objets » (Laborde, 1988b, p.76). D’un autre côté, il y a « la géométrie en tant que lieu privilégié d’une rationalité poussée à son point d’excellence. » (Laborde, 1988b, p. 76). Le rapport à la géométrie développé par un individu va donc dépendre des situations qui lui seront proposées.
Brousseau (2000) indique, à propos des situations, que :
Une des approches de la didactique des mathématiques consiste à modéliser non seulement les connaissances que l’on veut enseigner ou celles qu’un sujet apprend, mais aussi les conditions dans lesquelles elles se manifestent. Les situations sont des modèles minimaux qui “expliquent” comment telle connaissance intervient dans les rapports particuliers qu’un sujet établit avec un milieu pour y exercer une influence déterminée (Brousseau, 2000, p. 4).
Berthelot et Salin (1992) proposent alors, en appui sur les apports de Brousseau, de prendre en considération trois problématiques liées à la manière de traiter les problèmes posés dans l’espace sensible. Les deux premières renvoient aux deux finalités (pratique, théorique) de la géométrie. La troisième renvoie à une problématique de modélisation. Ces problématiques se résument de la manière suivante :
-La problématique pratique : le problème est posé dans l’espace sensible, les rapports à l’espace sont effectifs, « ils sont contrôlés de manière empirique et contingente », par les sens. La validation se fait dans l’espace sensible.
-La problématique géométrique : le problème, le traitement et la validation se situe dans le cadre de la géométrie théorique, selon des règles établies. Les rapports à l’espace, par exemple à la figure peuvent être effectifs mais sont régis par les définitions et les règles de fonctionnement des objets géométriques qu’elle représente.
-La problématique de modélisation : le problème est posé dans l’espace sensible mais on ne peut pas le traiter directement dans cet espace : on le traduit dans un modèle où se fait la résolution ; le résultat est retraduit à son tour dans l’espace sensible et la validation se fait dans l’espace sensible. (Perrin-Glorian, Mathé et al. 2020, p. 25-26).
Nous poursuivons avec l’étude des deux premières problématiques.
Brousseau (2000) soulève, concernant les problématiques pratique et géométrique, que la distinction entre connaissances de l’espace et géométrie n’est pas évidente pour les élèves et peu prise en charge par l’enseignant. Selon lui :
Elle est pourtant très importante dès lors que l’on prend la géométrie non plus comme une connaissance utile pour elle-même mais comme un moyen pour l’enseignement d’initier l’élève au raisonnement déductif ou comme initiation à l’usage d’une théorie mathématique. La confusion entre les différentes fonctions de la géométrie comme moyen de représentation de l’espace ou comme modèle d’une activité mathématique est source d’erreurs, de malentendus et d’échecs (Brousseau, 2000, p. 9).
Laborde (1988a) aborde alors un autre aspect de la géométrie. Elle explique que les différentes médiations sont sources d’ambiguïté « de par la nature des objets qu’elles représentent et les liens qu’elles entretiennent avec ces objets » (Laborde, 1988a, p.342). Elle explique que « cette ambiguïté se traduit par un conflit pour le dessinateur d’objets matériels de l’espace physique, un conflit de choix entre ce qu’il sait et ce qu’il voit (Parzysz, 1988). » (Laborde, 1988a, p.342). Elle soulève alors que cette double médiation des représentations graphiques est une autre grande caractéristique de la géométrie à prendre en considération. Elle fait néanmoins le constat que cette distinction est, à son époque, peu prise en charge dans les contenus d’enseignement.
Présence de ruptures dans l’enseignement de la géométrie
Pour Laborde (1988), l’absence de prise en considération de la double médiation des représentations graphiques se traduit, dans l’enseignement de la géométrie, par la rupture suivante :
Cette séparation entre une géométrie de l’espace liée au sujet et une géométrie théorique se traduit dans les contenus d’enseignement […] par une rupture entre une géométrie d’observation, mettant en jeu le tracé de figures et l’usage d’instruments destinés aux élèves les plus jeunes et une géométrie de la déduction pour les élèves plus âgés (Laborde, 1988b, p.77).
Houdement et Kuzniak (2006) étudient cette rupture existante entre la géométrie des tracés et la géométrie théorique. L’origine de leur étude repose sur le fait que de nombreux étudiants préparant le concours de professeur des écoles ne se situaient pas dans la démarche théorique attendue par les correcteurs des écrits du concours. Houdement et Kuzniak (2006) ont alors cherché à caractériser les référentiels épistémologiques pour la géométrie scolaire. Ils expliquent que les cadres théoriques qu’ils ont élaborés ont de commun la volonté de caractériser les paradigmes de la géométrie. Ils utilisent la notion de paradigme en appui sur les travaux de Kuhn (1962). Ils ajoutent que leurs cadres permettent, entre autres, de faire la distinction entre deux manières de résoudre des problèmes relatifs à des constructions géométriques. Houdement (2006) indique en effet, à propos de ces deux premiers paradigmes, qu’ils ont été précisés de manière relativement cohérente « quant aux objets d’étude (matériels versus conceptuels) ; aux techniques licites (dessins instrumentés versus inférence de conjectures et validation par déduction logique) ; aux modes de validation (références au réel versus références logiques) » (Houdement, 2006, p. 75).
La rupture existante entre la géométrie GI et la géométrie GII peut se percevoir dans ce tableau. Dans la Géométrie GI, qui correspond à la géométrie pratiquée à l’école élémentaire, la figure a un double statut. Elle est à la fois un objet d’étude, d’expérimentation et un point d’appui pour la validation. La source de validation est la réalité, le sensible. Les moyens de preuve reposent sur l’évidence liée à la perception sur une figure ou sur le contrôle des propriétés d’une figure à l’aide des instruments. En revanche, dans la Géométrie GII, qui correspond à la géométrie pratiquée dans le secondaire, la figure peut servir de point d’appui au raisonnement, mais n’est plus support à la validation. L’existence d’une propriété doit être démontrée par la manipulation d’énoncés théoriques comme des théorèmes. Le moyen de preuve mobilisé est la démonstration. La validation est cette fois-ci fondée sur des lois hypothético-déductives. Ainsi, nous pouvons noter que la rupture existante entre la géométrie GI et GII repose sur les moyens de validation et le double statut de la figure.
Pour autant, Houdement (2007) soulève, toujours à propos des deux premiers paradigmes, la présence d’une certaine théorie commune : « la Géométrie II fournit une technologie (au sens de (Chevallard, 1999)) de certaines techniques de Géométrie I, mais tous les problèmes spatiaux ne tirent pas systématiquement bénéfice de connaissance de Géométrie II » (p.78). Elle ajoute par ailleurs que l’utilisation combinée de la règle et du compas « apparaît comme un « sésame pour approcher la Géométrie II, pourtant dévolue aux objets idéels. La règle et le compas sont théoriquement associables à des questions de constructibilité en Géométrie II. » (Houdement, 2007, p. 79-80).
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE I : CONTEXTE ET PROBLEMATISATION
CHAPITRE 1 : ÉTUDE DE LA GEOMETRIE DES TRACES DANS LA SCOLARITE OBLIGATOIRE
1.1 La figure matérielle, objet d’étude et support de validation pragmatique à l’école élémentaire
1.1.1 Caractéristiques de l’apprentissage de la géométrie
1.1.2 Présence de ruptures dans l’enseignement de la géométrie
1.2 Un espace pour construire des actions et des déclarations validées par leur efficacité spatiale
1.2.1 La modélisation spatio-géométrique
1.2.2 L’introduction de l’espace graphique des représentations
1.3 Une situation fondamentale pour enseigner les savoirs de la géométrie à l’école élémentaire
1.3.1 La restauration de figure
1.3.2 Une théorie dont le contenu fonde les schèmes d’usage géométrique des instruments
1.4 Travaux menés autour de la proposition de situations de restauration de figures au début de l’école élémentaire
1.4.1 Deux types de contributions concernant les situations proposées aux élèves
1.4.2 Le rôle du langage dans l’apprentissage de la géométrie
1.5 Conclusion et première problématisation
CHAPITRE 2 : ÉLABORER UNE INGENIERIE DE SITUATIONS POUR ETUDIER LES SCHEMES ET LES PROCESSUS DE VALIDATION AU DEBUT DE L’ECOLE ELEMENTAIRE
2.1 Intégrer l’étude des schèmes dans la conception de situations d’apprentissage
2.1.1 Les notions de situation fondamentale et de champ conceptuel
2.2.2 Les notions de milieu, de variables didactiques et d’adaptation
2.2 Le rôle du langage pour construire un corpus de savoirs et savoir-faire partagé
2.2.1 Des outils pour modéliser d’autres types de situations
2.2.2. Précision de la problématique
2.2.3. Le rôle de l’enseignant
2.2.4. Conclusion sur le rôle de l’enseignant et nouvelle question de recherche
2.3. La pratique de l’argumentation et de la preuve à l’école élémentaire
2.3.1. De la recherche d’explications à la preuve
2.3.2. Modéliser des situations qui mettent en relation connaître et prouver
2.3.3. Une pratique d’argumentation
2.3.4 L’objet-argument comme type logique d’invariants opératoires
2.3.5 Conclusion
2.4 Rôle de l’enseignant dans la gestion de situations appelant une pratique d’argumentation et de preuve
2.4.1 L’étude des pratiques enseignantes relatives à la gestion des processus de dévolution et d’institutionnalisation
2.4.2 Des compétences spécifiques pour favoriser le débat entre les élèves
2.4.3 Des besoins en termes de ressources et de formation
2.4.4 Une proposition de travail de l’argumentation
2.4.5 La pratique de la preuve et de l’argumentation dans les programmes actuels de l’école élémentaire en France
2.4.6 Conclusion et précision de notre problématique
PARTIE II : METHODOLOGIE
CHAPITRE 3 : FONDEMENT DES METHODES DE CONCEPTION D’UNE INGENIERIE DE SITUATIONS ET D’UNE INGENIERIE DE CONDUITE DE CES SITUATIONS
3.1 Élaboration des problèmes de restauration
3.1.1 Utiliser la notion de variable didactique
3.1.2 Prise en considération de la visualisation géométrique pour définir des valeurs relatives à la variable didactique figure
3.1.3 Étude des différentes formes de représentations graphiques du concept de point
3.1.4 Choix de la valeur de la variable didactique : « instruments mis à disposition»
3.1.5 Choix des valeurs de la variable didactique « figure »
3.1.6 Choix des valeurs de la variable didactique : « amorce »
3.2 Présentation succincte de la dialectique de situations élaborée
3.2.1 Situations d’action proposées
3.2.2 Situations de formulation proposées
3.2.3 Situation de validation proposée
3.2.4 Situation de décision proposée
3.3 Rôle de l’enseignant
3.3.1 Rôle de l’enseignant attendu dans la gestion des processus de dévolution et d’institutionnalisation
3.3.2 Rôle de l’enseignant attendu dans la gestion du processus de validation des propositions des élèves
3.4 Élaborer une dialectique de situation d’action, de formulation, de validation et de décision
3.4.1 Action : situation, dialectique
3.4.2 Formulation : situation, dialectique
3.4.3 Validation : situation, dialectique
3.4.4 Décision : situation, dialectique
3.5 Étudier les schèmes des élèves
3.5.1 Schème dont l’émergence est visée dans la suite de situations d’action
3.5.2 Schèmes dont l’émergence est visée dans les autres types de situations
CHAPITRE 4 : FONDEMENT DES METHODES POUR LES ANALYSES
4.1 Méthodes d’analyse des schèmes des élèves
4.1.1 Méthode d’analyse des schèmes d’action des élèves
4.1.2 Méthode d’analyse du schème communicatif des élèves
4.1.3 Méthode d’analyse du schème discursif des élèves
4.2 Méthodes d’analyse des interventions de l’enseignant susceptibles d’agir sur l’évolution des schèmes des élèves
4.2.1 Méthode d’analyse des interventions de l’enseignant susceptibles d’agir sur l’émergence du schème communicatif des élèves dans la mise en œuvre des situations d’action et de formulation
4.2.2 Méthode d’analyse des interventions de l’enseignant susceptibles d’agir sur l’émergence du schème discursif des élèves dans la mise en œuvre des situations d’action, de formulation, de validation et de décision
PARTIE III : EXPERIMENTATION
CHAPITRE 5 : CONTEXTE DE L’EXPERIMENTATION
5.1 Public (choix des enseignantes, profils, binômes)
5.2 Dévolution de l’ingénierie aux enseignantes
5.3 Durée de l’expérimentation, répartition des séances dans le temps
CHAPITRE 6 : ANALYSES A PRIORI
6.1 Situations d’action – analyses a priori
6.2 Situations de formulation orale à autrui – analyses a priori
6.3 Situations de validation – analyse a priori
6.4 Situations de décision – analyse a priori
CHAPITRE 7 : DONNEES RECUEILLIES
CONCLUSION