Étude critique d’une reconstruction des Premiers analytiques

La seconde moitié du XXème siècle connaît un regain d’intérêt à l’égard de la partie assertorique des Premiers Analytiques. Dans son ouvrage intitulé La Syllogistique d’Aristote du Point de Vue de la Logique Formelle Moderne , J. Łukasiewicz se propose d’obtenir les résultats d’Aristote en se servant de la logique formelle moderne. Cependant, le décalage entre la reconstruction de Łukasiewicz et le texte des Premiers Analytiques est très important. Selon l’auteur, une logique plus fondamentale est sous-jacente aux Premiers Analytiques : une logique des propositions . Les syllogismes y sont reformulés comme des implications matérielles du type « si a et b, alors c », a et b étant le couple de prémisses et c la conclusion. On considère également que les syllogismes parfaits sont des axiomes (des propositions indémontrables), dans son modèle. Cet éloignement par rapport au texte d’Aristote donne lieu à une autre formalisation beaucoup plus proche du texte. D’une part, on retrouve le texte de Kurt Ebbinghaus intitulé Un Modèle Formel de la Syllogistique d’Aristote . D’autre part, on possède une série d’articles rédigés par J. Corcoran fortement inspirée des travaux d’Ebbinghaus. Le projet de Corcoran consiste à reformuler le texte des Premiers Analytiques comme un système de déduction naturelle. Cette approche fournit une grille de lecture plus fidèle, sans faire appel à des notions externes aux Analytiques. De plus, il établit une preuve de la complétude du système d’Aristote, comme l’indique l’article intitulé Completeness of an Ancient Logic. Corcoran cherche à extraire une sémantique sous-jacente, bien qu’elle ne soit pas explicitement formulée par Aristote, à l’inverse d’Ebbinghaus. Alors que la preuve de la complétude repose sur la relation entre un système d’inférence et une structure ensembliste, Ebbinghaus propose une approche de la complétude n’ayant pas recours à une approche sémantique externe. C’est la notion « d’admissibilité » qui est centrale dans le texte d’Ebbinghaus. Une inférence est «admissible » et non « valide » si elle est réductible aux lois fondamentales que constituent les syllogismes parfaits ainsi que les règles de conversion. Un système d’inférence serait alors « complet » si l’ensemble des inférences qu’il permet est réductible au cadre institué par un ensemble de règles fondamentales, à l’instar d’un jeu où chaque coup serait jugé en fonction de règles instituées au départ : rendant capable le joueur de savoir s’il triche ou non.

On a donc trois types d’interprétation. Le premier type correspond à l’axiomatique de Łukasiewicz, reconstruisant les résultats de la syllogistique assertorique au prix d’un éloignement par rapport au texte. Le deuxième type correspond au système de déduction naturelle de Corcoran qui extirpe une sémantique sous-jacente au sein des Premiers Analytiques. Le troisième type d’interprétation correspond à l’inférentialisme d’Ebbinghaus qui s’efforce de ne pas importer de notions étrangères. Cependant, toutes ces interprétations se limitent à la syllogistique assertorique. Comment fait-on pour étendre la reconstruction à la syllogistique modale ? Łukasiewicz abandonne l’idée dans la première édition de son ouvrage. Il justifie même son choix dans la deuxième édition : la partie modale des Premiers Analytiques serait « peu connue » et « presque incompréhensible à cause de ses nombreuses fautes et inconsistences » .

Problèmes liés à l’interprétation des Premiers Analytiques

La syllogistique assertorique

Sur quoi porte la « syllogistique » ?
Le traité des Premiers Analytiques est une étude portant « sur la démonstration » et qui « étudie la science démonstrative . » C’est en réalité l’ensemble des Analytiques qui traite de ce sujet. Mais à l’étude de la démonstration (apodeixis) précède celle de la déduction (sullogismos) . La définition de sullogismos est donnée en ces termes : « discours dans lequel, certaines choses ayant été posées, une chose distincte de celles qui ont été posées s’ensuit nécessairement, du fait que celle-là sont . » La démonstration est plus spécifique que la déduction car ce qui a été posé est « vrai et a été admis en raison des hypothèses de départ . »

On ne discutera pas, en détail, de la distinction entre le terme grec sullogismos et le terme syllogisme. Cependant, la caractéristique centrale du sullogismos est la contrainte qu’il exerce. En effet, dans le livre Δ de la Métaphysique, la nécessité est définie comme « contrainte de faire. » C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’adverbe « nécessairement » dans la définition du terme sullogismos. Autrement-dit, la déduction exerce une contrainte à admettre quelque chose en raison de quelque chose ayant été dit auparavant. Ainsi, le terme syllogisme recouvre l’ensemble des discours qui produisent la contrainte.

Cette définition recouvre beaucoup plus de cas que le terme syllogisme. Ce dernier est plus spécifiquement employé pour désigner un schéma comportant trois propositions : deux prémisses et une conclusion. Le syllogisme est une espèce de sullogismos car il contraint à admettre la conclusion en raison de ses prémisses. Dans son introduction au Premiers Analytiques, Michel Crubellier présente le texte d’Aristote en trois moments. Un moment qu’il qualifie de théorique, dans lequel Aristote expose son « système » à l’aide duquel il détermine la validité ou l’invalidité des syllogismes. Un moment qu’il qualifie d’heuristique, où il s’agit d’exposer une «méthode » permettant de trouver les prémisses adéquates à une conclusion donnée. C’est ce qu’on nomme traditionnellement le « pont aux ânes » (pons asinorum en latin). Un dernier moment, qui consiste à analyser les inférences «quotidiennes » au moyen du système exposé en première partie. Ce que l’on va nommer syllogistique dans cette étude, c’est l’ensemble de la première partie, qui comprend les chapitres 1 à 26. Pris en ce sens, la syllogistique développe un système d’inférence permettant de déterminer la validité ou l’invalidité des syllogismes « imparfaits ».

Qu’est-ce qu’un syllogisme ?

Comme on vient de le dire auparavant, un syllogisme assertorique est un ensemble de propositions composé de deux prémisses et d’une conclusion. Chacune de ces propositions comporte deux termes, dont l’un est nié ou affirmé de l’autre. Le terme qui est nié ou affirmé est appelé prédicat, et celui dont on affirme ou nie quelque chose est appelé sujet. Une proposition peut être universelle ou particulière, c’est ce qu’on appelle la quantification. On a donc quatre types (en effet, on peut nier ou affirmer universellement) de propositions que l’on désigne traditionnellement à l’aide des quatre premières voyelles de l’alphabet latin.

A : Universelle affirmative ; par exemple, « tous les hommes sont mortels »
E : Universelle négative ; par exemple, « aucun homme n’est un cheval »
I : Particulière affirmative ; par exemple, « quelques animaux sont des hommes »
O : Particulière négative; par exemple, « quelques animaux ne sont pas des hommes»

Un syllogisme met en relation trois termes. Un grand terme qui est prédicat dans la conclusion et que l’on trouve dans la prémisse majeure. Un petit terme qui est sujet dans la conclusion et que l’on trouve dans la prémisse mineure. Un moyen terme qui ne figure pas dans la conclusion et que l’on trouve dans les deux prémisses. Ce dernier permet de faire, en quelque sorte, le lien entre le petit et le grand terme. À partir de ces éléments, il est possible d’obtenir plusieurs combinaisons. On peut faire varier la position du moyen terme. C’est de cette manière qu’Aristote obtient les « trois figures » (du terme grec schema). La première figure se caractérise par le fait que le moyen terme soit sujet dans la prémisse majeure et prédicat dans la prémisse mineure. Dans la deuxième figure, le moyen terme est prédicat dans les deux prémisses. Dans la troisième figure, le moyen terme est sujet dans les deux prémisses.

Les différents types de preuves

Quelle méthode est employée pour déterminer la validité ou l’invalidité des syllogismes ? Il convient de s’attarder, en premier lieu, sur la notion de déduction parfaite. Leur validité étant immédiate, on sera en mesure d’inférer leur conclusion à chaque fois qu’on produira leurs prémisses. C’est ce que l’on nomme une règle d’inférence. Ces règles consistent à exposer ce que l’on peut affirmer à partir de ce qui a été dit. Ces règles peuvent être employées dans tout type de preuve, comme on en fera la démonstration. Certains passages des Premiers Analytiques semblent apporter une justification à ces règles. C’est de cette manière que l’on peut lire le dictum de omni : cela peut être une règle fondamentale à laquelle on aurait recours pour justifier la validité des syllogismes parfaits. Cet énoncé semble donner une signification à la proposition universelle affirmative. Par signification, il faut entendre les conditions de vérité d’une telle proposition : de la même manière qu’on donne la signification de la conjonction en logique formelle. Ainsi, « s’appliquer à tout » signifie que tout ce dont se prédique le sujet se prédique également du prédicat. Cette formulation explicite la transitivité de la prédication universelle. Autrement-dit, si P s’applique à tout M et M à tout S, alors P s’applique à tout S. C’est cette propriété qui justifie la conclusion de Barbara. Le dictum de nullo en fait de même pour la proposition universelle négative. Si P ne s’applique à aucun M et M à tout S, alors P ne s’applique à aucun S. Pour démontrer l’invalidité d’un mode Aristote emploie la méthode du contre-exemple. Cette méthode consiste à donner deux listes de trois termes produisant des prémisses vraies mais des conclusions vraies s’excluant mutuellement. Un tel mode rend possible des propositions incompatibles, on a donc prouvé que sa conclusion ne suit pas nécessairement.

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Table des matières

Introduction
I. Problèmes liés à l’interprétation des Premiers Analytiques
1. La syllogistique assertorique
A. Sur quoi porte la « syllogistique » ?
B. Qu’est-ce qu’un syllogisme ?
C. Les différents types de preuves
D. Vue d’ensemble de la partie assertorique des Premiers Analytiques
2. La syllogistique modale
A. Les différentes modalités
B. Les syllogismes modaux
C. Le problème de la signification des modalités
a. Signification de la nécessité
b. Distinction entre modalité de dicto/de re
c. Distinction entre contingence et possibilité
D. Une interprétation de re
E. Une interprétation de dicto
II. La reconstruction de la logique modale aristotélicienne proposée par Malink
1. Une lecture hétérodoxe du dictum de omni
A. Une « pure » logique de termes
B. La « copule » modale
C. Un problème de circularité
2. Une sémantique fondée sur les quatres prédicables
3. La validité de Barbara-NXN
A. L’interdiction de la prédication non-naturelle
B. L’impossibilité de croiser les catégories
C. Le problème des termes paronymiques
D. La prédication non-naturelle
4. L’incompatibilité entre Celarent-NXN et la conversion-Ne
A. L’interprétation de re/de dicto
B. Une alternative qui conserve les avantages de la distinction
5. Le sens des propositions modales
A. Les propositions nécessaires
B. Le contingent et le possible
6. Un système de déduction naturelle à la manière de Corcoran et de Smiley
III. Limites du modèle proposé par Malink
1. Une adaption du système de Malink
A. La nécessité comme notion centrale pour le reste des modalités
B. La signification de la nécessité
C. Des définitions comportant des ajouts ad hoc
2. Les choix d’interprétation de Malink
A. L’interprétation du dictum de omni apodictique
B. Opérateur ou copule modale
3. Une poursuite éventuelle des travaux de Malink
A. Une notion fondamentale trop précaire
B. Une notion plus inférentielle de la nécessité
C. Un modèle trop formel
Conclusion
Bibliographie

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