Vibrations auto-entretenues en usinage
Le manque de rigidité de l’outil, ou la grande souplesse de la pièce à usiner, lors du processus de coupe des métaux, peut conduire à l’apparition de vibrations auto-entretenues. Les premiers travaux relatant ce phénomène sont ceux de Taylor [TAY22]. Cet auteur décrit notamment les facteurs qui influent sur les oscillations de l’outil pendant le tournage. Jusque dans les années 30, la théorie dominante lie l’origine des vibrations au décollement des copeaux à une fréquence proche de la fréquence propre du système et, par conséquent, conclut que les vibrations sont de nature forcée. Il ne s’agit cependant que d’une piste d’explication qui n’a pas été prouvée expérimentalement. Drozdov [DRO37] est le premier à proposer un mécanisme pouvant expliquer des vibrations auto-entretenues. Pour cela, il suggère que ces dernières proviennent de l’action combinée des forces de coupe et du frottement entre la pièce et l’outil (phénomène s’apparentant à du stick slip). Une autre cause de vibrations auto-entretenues, proposée par Tlusty et Spacek [TLU54], trouve son origine dans le couplage de modes [Fig. 1.4]. L’outil peut alors décrire un cycle de forme elliptique vis-à-vis de la pièce (2 directions de vibration avec une différence de phase), au cours duquel l’énergie perdue durant la phase A vers B (déplacement dans le sens de la coupe) peut être plus petite que celle gagnée durant la phase B vers A. Si la différence d’énergie compense ou dépasse la dissipation présente dans le système dynamique, le cycle a tendance à être auto-entretenu, voire à croître. L’un des tournants concernant les vibrations auto-entretenues en usinage eut lieu à la fin des années 50 avec la mise en évidence du broutement régénératif (en Anglais « regenerative chatter »). Les premiers travaux sur ce sujet sont ceux d’Amosov [AMO51], de Merrit [MER65], de Tlusty et Polacek [TLU63], et de Tobias et Fishwick [TOB58]. Ces auteurs ont montré qu’en tournage, ce phénomène peut en effet prendre place dès que la section coupée par l’outil dépend simultanément i) de la position de ce dernier par rapport à la pièce (compte tenue de leurs vibrations relatives) et ii) de la trace laissée par l’outil lors de son passage précédent (tour précédent de la pièce, Figure 1.5). En fraisage il s’agit de l’interaction entre le passage de deux dents successives. L’outil (la dent) qui passe régénère ainsi la surface laissée lors de son dernier passage (passage de la dent précédente en fraisage). Ces auteurs ont montré qu’à partir d’une profondeur de passe critique (ou d’une largeur de coupe critique) un phénomène de vibrations auto-entretenues s’instaure. Ces vibrations ont tendance à s’amplifier, ce qui conduit à une détérioration de la géométrie de la surface usinée ainsi qu’à une augmentation de l’usure de l’outil. La modélisation de cet effet régénératif conduit à une équation différentielle avec un terme de retard (géométrie de la surface laissée lors du tour précédent) qui, dans le domaine de Laplace, est associé à une fonction de transfert dont la stabilité dépend de la vitesse de rotation de la broche (terme de retard), des caractéristiques dynamique du système pièce/outil et de la relation liant les efforts de coupe à l’engagement de l’outil dans la matière. Cette approche est basée sur un certain nombre d’hypothèses simplificatrices, dont celle de l’état quasi-stationnaire des conditions de coupe, et sur une linéarisation du comportement du système. Un résultat classique de l’étude du broutement régénératif est le tracé de diagrammes de stabilité, à partir desquels il est possible de visualiser (et donc de déterminer) les paramètres d’usinage pour lesquels l’opération d’usinage est stable et ceux pour lesquels l’opération est instable. Nous reviendrons plus en détail dans le chapitre 4 sur l’écriture de cette fonction de transfert et sur son étude et nous proposons, dans la section 1.2 qui suit, une synthèse des travaux portant sur l’étude de la stabilité des opérations d’usinage. L’étude des vibrations auto-entretenues peut également se faire au travers d’analyses temporelles qui sont au plus proche du déroulement réel d’une opération d’usinage. L’intérêt de ces analyses réside dans le fait qu’elles permettent de prendre en compte le caractère non linéaire du processus de coupe (ou d’autres parties du système usinant), ainsi que les phénomènes transitoires provenant de l’évolution des conditions de coupe le long de la trajectoire de l’outil. Les inconvénients sont les coûts numériques (surtout si on veut tester plusieurs paramètres d’usinage) et qu’il n’existe pas de critères simples permettant de conclure de façon définitive sur la stabilité d’une opération d’usinage (pour un jeu donné de paramètres). Nous revenons sur les approches temporelles dans la section 1.3 de ce chapitre. Enfin, la dernière démarche est l’approche expérimentale (la plus répandue dans le milieu industriel), qui peut à la fois être utilisée pour tester différentes conditions de coupe avec observation des effets des vibrations et surtout de la surface usinée [SEL75], [WAN02a] ou pour surveiller en temps réel l’usinage de manière à pouvoir réajuster les paramètres de coupe dès que la survenue de vibrations auto-entretenues est suspectée [FUR05],[SEG10],[MAT14]. Si la seconde démarche est très prometteuse pour contrer, voire éviter l’apparition du broutement régénératif, la première est, quant à elle, très coûteuse et une approche utilisant la modélisation numérique peut sensiblement en réduire les coûts financiers et rendre le choix de conditions de coupe plus pertinent.
Description du dispositif expérimental
Le dispositif expérimental est constitué d’une pièce (tenue par un mandrin à trois mors), de la machine, de l’outil et d’un ensemble de capteurs. Sur la figure 2.1 sont représentés les paramètres géométriques de la pièce utilisée dans l’expérience. Sur cette figure est également représentée la position de l’outil avant de débuter une passe. Il s’agit d’une passe de chariotage qui permet de réduire l’épaisseur du tube. La passe est répétée plusieurs fois jusqu’à apparition de vibrations de fortes amplitudes générant des défauts significatifs sur la surface usinée. Nous avons alterné les passes importantes (profondeurs de passe de 0,8 ou 1 mm) avec des passes de faible profondeur (0,2 mm). Ces passes de 0,2 mm sont là pour régénérer la surface usinée, de manière à ce que les passes importantes soient toutes réalisées avec une épaisseur de coupe réelle au plus proche de l’épaisseur visée. Durant l’expérience, trois types de capteurs ont été utilisés afin d’avoir des mesures en continu de l’état du système (tableau 2.1, figures 2.2, 2.4) : un capteur optique «Fotonic» mesurant des déplacements (1а), des accéléromètres (2a, 2b, 2d, 2c) et enfin des capteurs de déplacement à courants de Foucault (3a, 3b). Les principales mesures proviennent des capteurs de déplacement (3a, 3b), à l’aide desquels les vibrations de la surface de la pièce ont été enregistrées. À leur tour, ces données ont été complétées par des données provenant des accéléromètres (2a, 2b, 2c, 2d) et du capteur optique (1a). Le capteur optique «Fotonic» (1a), dont le principe de mesure a été détourné, a été utilisé pour mesurer la vitesse de rotation de la broche pendant l’expérience. Pour cela, des bandes de ruban adhésif noir ont été collées à la surface de la pièce (figure 2.3). Ainsi, au cours de la rotation de la pièce (figure 2.2), ce capteur, en utilisant la sortie de signal électrique en volts, enregistre le changement de couleur de la surface (pour U<0.5V, le capteur est en face de la bande noire et pour U>4V, il est en face de la surface métallique), ce qui permet de déduire la fréquence de rotation de la broche. Les accéléromètres (2a, 2b, 2d, 2c, figure 2.2) ne sont pas là pour mesurer les vibrations de la pièce mais pour contrôler, durant l’expérience, l’amplitude des vibrations : du support de la broche (accélération radiale, capteur (2a)), de l’outil (accélérations axiale et tangentielle, capteurs (2b) et (2d) respectivement), du support du capteur de déplacement (3a) (accélération radiale, capteur (2c)). Enfin, les capteurs (3a, 3b) sont des capteurs inductifs à courants de Foucault. Ils sont conçus pour mesurer sans contact la position d’objets conducteurs d’électricité. Le signal de sortie est un signal électrique proportionnel à la distance du capteur jusqu’à la surface de l’objet contrôlé. Cette dépendance est étalonnée à l’avance pour chaque capteur en fonction des caractéristiques de la mesure à venir. Le capteur (3a), visible figure 2.2, est installé sur une partie mobile du dispositif qui accompagne le déplacement de l’outil (mouvement de translation vis-à-vis du bâti du tour). Ce capteur mesure la vibration de la surface interne du tube près de la zone d’interaction entre l’outil et la pièce. Le capteur (3а) est cependant décalé dans la direction axiale par rapport à l’outil, en raison de la forme de la pièce, pour éviter une collision avec la paroi interne du tube (figure 2.4, 2.5). Il s’ensuit que le capteur (3а) sort du tube avant la fin du processus de coupe et cesse alors d’enregistrer le déplacement à l’intérieur du tube (figure 2.5). Comme précisé précédemment, et étant donné le porte-à faux du dispositif supportant ce capteur (visible notamment sur la figure 2.2 b), nous avons disposé l’accéléromètre (2c) de manière à contrôler le niveau des vibrations du support du capteur (3a). Cela nous a permis d’estimer l’amplitude des vibrations du support et donc leur impact sur les mesures effectuées avec (3a). Le capteur (3b, figure 2.2), installé sur un support fixe vis-à-vis du bâti de la machine, mesure pendant l’expérience la vibration radiale de la surface externe du tube à l’extrémité libre de ce dernier. Après chaque passe, la position radiale du capteur de déplacement (3а) est corrigée à l’aide de cales calibrées pour tenir compte de la nouvelle position radiale de l’outil (due à la nouvelle passe) et du support de ce capteur qui est solidaire de l’outil. La distance entre la surface de la pièce et le détecteur a été choisie en tenant compte de sa capacité maximale autorisée (tableau 2.1)
Conclusion générale
Durant cette thèse, nous avons mené une expérience pour étudier la dynamique en tournage d’une pièce cylindrique à paroi mince. Lors de cette expérience, une apparition de vibrations autoentretenues liées à la survenue de broutement régénératif a été identifiée. L’analyse de la littérature a montré qu’à ce jour, il n’y a pas de travail ayant utilisé un modèle analytique pour l’étude de la dynamique du tournage d’une pièce cylindrique à paroi mince. Seules des approches utilisant des modèles éléments finis sont présentes. Nous avons ainsi proposé et mis au point un modèle analytique du tournage, avec un nombre fini de degrés de liberté, pour une estimation des limites de stabilité de la coupe continue. Une forme adimensionnelle des équations de mouvement a été introduite. Sur la base de ce modèle, nous avons mis au point un algorithme pour définir les limites des régions de stabilité du processus de tournage d’une pièce cylindrique à paroi mince. Ceci nous a permis d’étudier l’effet des conditions de coupe sur la stabilité de l’opération de tournage considérée. Cette analyse de stabilité a été menée sur un modèle à un degré de liberté et sur un modèle à plusieurs degrés de liberté. Ceci a permis de montrer l’intérêt d’utiliser le second modèle. La validité des résultats obtenus a été montrée en les confrontant à des résultats expérimentaux (expérience menée dans le cadre de cette étude) et à des résultats obtenus à partir d’une modélisation par éléments finis de la pièce. Un intérêt majeur du modèle analytique proposé est qu’il permet de faire varier de manière continue n’importe quel paramètre du système. Ceci nous a notamment permis d’étudier l’évolution du système, et la stabilité de l’opération d’usinage, en prenant en compte de manière continue l’avancement de l’outil. Contrairement aux approches par éléments finis, aucun remaillage n’est nécessaire. Par ailleurs, l’application à des tubes de formes différentes (longueurs, rayons), matériaux différents, lois de coupe différentes, conditions d’usinage différentes est immédiate. Le modèle se limite cependant à des tubes minces pour lesquels la prise de pièce (bridage) n’induit aucune modification du comportement dynamique de la pièce ni de déformation de cette dernière. Si tel devait être le cas, un modèle prédictif du bridage (comprenant notamment les effets dissipatifs présents dans ce dernier) est à élaborer et à ajouter au modèle analytique, ce qui le compliquerait sensiblement. Par ailleurs, il est à noter que l’amortissement introduit provient de données expérimentales et reste la seule restriction à la prédictivité de notre modèle. Il s’agit d’un verrou partagé par toutes les approches cherchant à prédire les limites de stabilités en usinage. Une perspective qui nous semble intéressante, en tournage, est d’introduire une caractérisation séparée du comportement dynamique de la broche et d’étudier dans quelle mesure le couplage du modèle de broche avec différents modèles de pièce peut conduire à des modèles effectivement prédictifs de l’assemblage pièce/broche. Une autre perspective à ce travail est une amélioration du modèle d’interaction outil/pièce avec notamment une prise en compte de l’usure (ce qui se traduirait par une évolution du modèle de prédiction des efforts de coupe) et par la prise en compte du phénomène du talonnage (distribution d’efforts sur la face en dépouille de l’outil). Enfin, une des limites de l’approche est que nous nous sommes restreints à la détection de l’instabilité de broutement en étudiant la stabilité du système pour une perturbation autour du point de fonctionnement. Une des perspectives à ce travail est de développer une étude non linéaire de la stabilité́ du système usinant (par exemple avec les diagrammes de Poincaré). Les études non linéaires de la stabilité reflètent la nature non linéaire du broutement et permettent de prédire plus finement le comportement réel de la pièce notamment juste après l’apparition du broutement. Cela ouvrirait également une perspective de prédiction de la géométrie de la surface usinée de la pièce pour les zones avec vibrations.
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Table des matières
Introduction générale
Chapitre 1. Dynamique de la coupe en tournage – Approches existantes
1.1 Vibrations auto-entretenues en usinage
1.2 Etude de la stabilité des opérations d’usinage en tournage
1.3 Modélisation de la dynamique du processus de coupe au cours du temps
1.4 Modèles pour la détermination de la force de coupe
1.5 Conclusion intermédiaire
Chapitre 2. Etudes expérimentales : opération de tournage et modèle d’effort de coupe
2.1 Dispositif expérimental et première analyse des mesures
2.1.1 Description du dispositif expérimental
2.1.2 Description du déroulement de l’essai
2.1.3 Analyse des mesures pour deux passes avant broutement
2.1.4 Analyse générale pour l’ensemble des passes
2.1.5 Analyse des mesures en déplacement lors de la passe avec broutement
2.1.6 Mesures des caractéristiques dynamiques de la pièce
2.2 Détermination du modèle d’efforts de coupe
2.2.1 Description de l’expérience et du montage expérimental
2.2.2 Résultats principaux
2.3 Conclusion intermédiaire
Chapitre 3. Modèle dynamique analytique de l’usinage par tournage du tube
3.1 Description du tube modèle
3.2 Équations du mouvement dans le référentiel tournant
3.3 Équations du mouvement dans le référentiel fixe
3.4 Équations du mouvement dans le référentiel fixe sous forme adimensionnelle
3.5 Effort de coupe et effet retard
3.6 Discrétisation des équations de mouvement
3.6.1 Expansion de la solution dans la direction circonférentielle
3.6.2 Expansion de la solution dans la direction axiale
3.6.3 Application de la méthode de Galerkin
3.7 Le système d’équations sous forme matricielle
3.8 Le problème aux valeurs propres
3.9 Ajout d’un amortissement
3.10 Conclusion intermédiaire
Chapitre 4. Etude de la stabilité du processus de coupe pour le tournage
4.1 Stabilité en usinage – Équation avec un retard
4.2 Stabilité avec un modèle analytique de coque à un degré de liberté
4.2.1 Mise en équation
4.2.2 Analyse des résultats pour le cas à 1 degré de liberté
4.3 Stabilité avec un modèle analytique de coque à plusieurs degrés de liberté
4.3.1 Mise en équation
4.3.2 Analyse des résultats pour le cas à plusieurs degrés de liberté
4.3.3 Influence de l’amortissement sur les limites de stabilité
4.3.4 Comparaison du modèle à un degré de liberté avec le modèle à plusieurs degrés de liberté
4.3.5 Instabilité en fin de passe
4.4 Optimisation des opérations de tournage
4.4.1 Cas de la 16ème passe
4.4.2 Optimisation pour un ensemble de passes
4.5 Conclusion intermédiaire
Conclusion générale
Références bibliographiques
Annexe
Annexe A
Annexe B
Annexe C
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