État des études sur Sergio Chejfec
Si la diffusion de l’œuvre de Sergio Chejfec en est à ses prémices en France grâce à deux traductions, elle est plus avancée en Espagne, et l’auteur est déjà amplement reconnu par la critique en Argentine depuis les années 1990. Des articles lui sont régulièrement consacrés, pour la plupart issus des suppléments littéraires des grands quotidiens du pays, tels que Radar libros pour Página/12 ou la Revista Ñ pour Clarín. Cependant, il s’agit le plus souvent de chroniques ayant paru au moment de la publication d’un nouveau livre : celles-ci pourront nous servir ponctuellement pour étudier la réception de l’œuvre dans son actualité, mais elles ne proposent pas d’analyse formelle ni comparative. En revanche, les entretiens, également nombreux, donnés par Chejfec à la presse nous seront éclairants quant au processus d’écriture de l’auteur, ses influences les plus marquantes et son positionnement au sein des lettres argentines actuelles. En ce qui concerne le champ universitaire, la production romanesque de Sergio Chejfec a récemment fait l’objet d’un ouvrage collectif intitulé Sergio Chejfec: trayectorias de una escritura et dirigé par Dianna Niebylski, qui réunit les essais de nombreux spécialistes de littérature argentine, dont ceux des chercheurs et critiques Beatriz Sarlo et Edgardo Horacio Berg. Cette parution témoigne de l’intérêt que suscitent actuellement les écrits de Chejfec dans le champ des lettres argentines. L’ouvrage critique apporte de nombreux éclairages, en particulier quant aux possibles parentés entre Chejfec et d’autres auteurs. Ainsi, tandis que Reinaldo Laddaga a souligné la place de l’héritage borgésien chez Chejfec37, Beatriz Sarlo a décelé dans la représentation qu’élabore ce dernier de l’univers géographique et social argentin l’influence de la pensée d’Ezequiel Martínez Estrada, auteur de Radiografía de la pampa38. Jorge Carrión, quant à lui, a mis en exergue la proximité de l’œuvre de Chejfec avec celle d’auteurs contemporains tels que César Aira, W. G. Sebald ou Peter Handke39. Ce répertoire de filiations nous sera utile pour situer la production romanesque de l’auteur dans le champ littéraire actuel, et par rapport à un « canon » littéraire national en ce qui concerne Borges et Martínez Estrada. Par ailleurs, on recense un certain nombre de publications universitaires éparses qui s’attachent en général à étudier un ou deux ouvrages. L’œuvre de Chejfec a toutefois été inégalement abordée par la recherche : les analyses développées dans ces articles se concentrent principalement sur les romans Lenta biografía, El aire, Los planetas et Boca de lobo, sans doute les textes les plus connus de Sergio Chejfec et, nous le verrons, les plus représentatifs des questionnements soulevés par son œuvre. D’autres romans, en revanche, ont été presque totalement délaissés par les chercheurs, tels que Los incompletos et El llamado de la especie : si ces deux romans sont certes plus hermétiques, plus difficiles à aborder également sur le plan formel, ils sont traversés par des problématiques récurrentes chez l’auteur, et méritent en cela d’être intégrés à notre étude. En ce qui concerne ses textes les plus récents, les publications universitaires se concentrent essentiellement sur Baroni : un viaje et Mis dos mundos, tandis que les derniers livres de l’auteur à ce jour – Modo linterna et Últimas noticias de la escritura, Teoría del ascensor – n’ont pas encore fait l’objet d’articles autres que journalistiques. Si l’œuvre de Chejfec nous semble particulièrement intéressante, c’est qu’elle se situe à la croisée de différentes trajectoires empruntées au tournant du XXIe siècle par la littérature non seulement argentine mais aussi latino-américaine, et par la littérature contemporaine dans sa globalité. Les écrits de Chejfec se retrouvent ainsi, selon les auteurs critiques, captés au sein de champs thématiques divers qui font les grandes lignes de la littérature d’aujourd’hui, en Argentine et ailleurs. Tandis que Luz Horne les analyse à l’aune de ce qu’elle conçoit comme un nouveau « réalisme » passé au filtre des avant-gardes40, Fernando Reati inclut El aire dans un corpus d’œuvres argentines de l’ère néolibérale (1985-1999) ayant trait au genre de l’anticipation, aux côtés des livres d’Angélica Gorodischer, Marcelo Cohen ou Abel Posse41. Si plusieurs articles scrutent l’univers et l’écriture de Chejfec à la lumière du renouveau apporté par la génération Babel, Gina Saraceni, quant à elle, intègre Lenta biografía dans une tendance du roman contemporain latino-américain – également représentée par les œuvres de Tununa Mercado, Roberto Raschella ou Raúl Zurita – consistant à réinvestir les thèmes de l’héritage familial et de la filiation au lendemain des grands traumatismes du XXe siècle42. María Sonia Cristoff, quant à elle, inclut un récit bref de Chejfec, « Donaldson Park », dans une anthologie de la non-fiction latino-américaine contemporaine.43 Renouveau du réalisme, récits argentins d’anticipation, romans de la filiation, héritiers du Nouveau Roman français, génération Babel, etc.: c’est au carrefour de ces chemins empruntés par la littérature contemporaine que se situe l’œuvre de Sergio Chejfec, et ce faisceau d’analyses comparatistes nous permettra d’étayer notre réflexion. À l’aide des nombreux travaux universitaires d’analyse ponctuelle et des ouvrages comparatistes cités précédemment, réalisés pour la plupart d’entre eux par des chercheurs argentins, mais aussi en alimentant notre réflexion par la fréquentation d’ouvrages critiques français – en littérature contemporaine comparée, notamment – et des écrits de penseurs des XXe et XXIe siècles – Benjamin, Derrida, Deleuze –, nous tenterons d’élaborer une recherche qui embrasse l’œuvre de Chejfec dans sa globalité, afin d’en dégager les enjeux transversaux, c’est-à-dire de montrer ce qui « fait corpus » chez Sergio Chejfec, ce qui rassemble ses multiples textes. Afin aussi de voir comment cette œuvre participe des questionnements propres à la littérature d’aujourd’hui, à l’échelle argentine et au-delà. Face à un grand nombre d’ouvrages et pour des raisons d’échelle d’analyse, autrement dit pour faire se côtoyer visée globalisante et micro-lectures, nous avons choisi d’isoler un corpus primaire de romans que nous examinerons de façon fréquente et détaillée. Le composent Lenta biografía, El aire, Cinco, El llamado de la especie, Los planetas, Mis dos mundos et La experiencia dramática. Le corpus secondaire est constitué par les autres ouvrages cités précédemment, auxquels nous recourrons de manière plus intermittente, ainsi que par de nombreux articles journalistiques signés par Chejfec.
L’autre disparu
Avant d’entrer plus avant dans l’analyse textuelle du motif de la disparition chez Sergio Chejfec et l’étrangement qu’il suscite dans la relation du sujet au réel, il convient d’ouvrir ce chapitre par un bref repérage d’histoire de la littérature. Qui dit littérature contemporaine ne dit en aucun cas littérature démarrée de son passé ; au contraire, rarement une époque littéraire comme celle que nous connaissons depuis une trentaine d’années n’aura semblé faire signe de façon si récurrente, quoique préoccupée, vers des temps plus anciens. Comme le souligne Laurent Demanze, auteur de l’essai intitulé Encres orphelines et portant sur le récit de filiation dans la littérature contemporaine, « le moment contemporain, après des moments de rupture avec le passé, renoue avec les époques révolues, moins dans le souci d’y puiser une nostalgie que dans le désir d’y interroger nos inquiétudes et d’en trouver la trace effacée. » L’œuvre de Sergio Chejfec n’échappe pas à cette tendance rétrospective du moment littéraire contemporain. Ne serait-ce que par son rapport d’intertextualité avec certains ouvrages du XXe siècle sur lesquels nous reviendrons, intertextualité qui, selon l’expression de Tiphaine Samoyault, constitue une « mémoire de la littérature ». Mais aussi parce que Chejfec s’inscrit parmi les nombreux écrivains d’aujourd’hui qui héritent d’une « histoire contemporaine du désastre », d’un passé familial et collectif souvent traumatique qui ressurgit dans l’écriture et ne cesse de poser problème. Emmanuel Bouju a montré à quel point l’expérience de la disparition de masse lors de la Shoah était devenu « un lieu commun au sens fort, et un repère quasi originel de l’écriture de l’histoire dans l’espace européen. » La proposition peut sans mal s’appliquer à la littérature argentine étant donnés les liens étroits du pays avec l’Europe, et a fortiori à l’œuvre de Chejfec lorsque l’on apprend, dans son premier roman aux accents autobiographiques Lenta biografía, qu’il est le fils d’un juif polonais venu s’installer en Argentine pour fuir le régime nazi. Dès ses débuts littéraires, Chejfec écrit donc depuis ce passé familial et collectif, depuis ce que Jean-Louis Déotte a appelé « l’époque de la disparition ». C’est d’autant plus vrai lorsque l’on sait la terrible résonance qu’acquiert le mot de « disparu » en Argentine à la suite de la dictature militaire qui a sévi de 1976 à 1983. Durant sept longues années, la junte organise en effet la répression massive et systématique des opposants par une stratégie de détentions et de disparitions forcées. Or Chejfec, après avoir fait allusion au génocide des Juifs dans son récit mémoriel Lenta biografía, aborde précisément dans Los planetas le souvenir de la dictature et des disparitions. Dans El aire, qui n’entretient pas un rapport aussi clair à l’Histoire du pays, la femme du personnage principal s’absente aussi mystérieusement que définitivement. Bref, l’écriture de Chejfec semble bel et bien hantée par cette question de la disparition. Le XXe siècle ne connaît pas seulement le crime de masse mais aussi la volonté d’un anéantissement radical, par l’effacement des corps et des traces – noms, images, documents, etc. Hériter de cela, vivre à « l’époque de la disparition » implique de se conformer au nouveau rapport au temps et à la représentation artistique qu’instaure cette arrivée dans la mémoire proche des « sans-traces » , c’est-à-dire ceux dont les corps manquent, les individus à qui les régimes dictatoriaux ont nié rétroactivement jusqu’à l’existence. D’une part, en ce qui concerne la temporalité, comme l’affirme Anne Bourse, la « disparition » a pour effet d’arrêter le temps : le passé peine à devenir passé pour une conscience marquée par le traumatisme (…). Il ne peut pas y avoir de véritable rupture entre les générations, ainsi qu’en témoigne le mouvement des grand-mères et des mères argentines, refusant la moindre compensation de l’État tant que les tortionnaires ne sont pas identifiés et conservant ainsi les mêmes positions politiques que celles de leurs enfants dans les années 1970. On demeure dans un régime temporel où se mêlent indéfiniment les fantômes et les « survivants ». D’autre part, la disparition modifie le rapport à l’art en mettant la question de la trace, de l’empreinte au cœur du processus créatif : Face à une politique négationniste et anti-existentialiste qui exige des parents de victimes de prouver que leurs enfants ont existé, alors que pour les organes de l’État, il n’y a que des « sans- trace », l’art revient à l’image en incorporant des traces, des empreintes de disparus. C’est le retour politique à une technique analogique qu’on croyait en voie de disparition : la photographie. Parce que pour qu’il y ait une photo, il a bien fallu qu’une existence réfléchisse un rayon lumineux et que ce dernier impressionne une pellicule photosensible. L’ensemble narratif qu’a composé Sergio Chejfec, se trouve profondément marqué par cette problématique de la disparition, qu’elle soit explicite ou plus sous-jacente selon les ouvrages. Fantômes et photographie : ce sont là justement deux motifs que nous aborderons dans le cadre de ce chapitre consacré à l’étrangeté du rapport au monde, à partir de la disparition comme élément déclencheur.
Retour de l’Unheimliche freudien
Peu après la disparition de M, S croise la mère de son ami disparu dans une rue de Buenos Aires. Cette vision provoque en lui un trouble, lié au tiraillement entre le caractère familier de ce visage maternel qu’il connaît et l’étrangeté du lien qui les unit tous deux au disparu. Chejfec écrit : Esta mezcla entre familiar y extraño, pienso, fue el primer resultado del trabajo incansable de la ausencia de M. Lo familiar admitía a lo extraño, y lo extraño se apropiaba de lo familiar. El primero absolvía al segundo, y el segundo perdonaba al primero. (Lo familiar era M, lo extraño era la muerte.) (p. 38) L’effet le plus immédiat de l’absence soudaine et définitive de l’ami M est donc cette hybridation entre le connu, l’intime et une dimension méconnaissable, étrangère à soi. Il est difficile de ne pas voir dans cette oscillation entre l’étrange et le familier un écho au motif de l’Unheimliche, décelé par Sigmund Freud, et qui sera ici notre premier « jalon » conceptuel sur ce chemin de l’étrangèreté. Le mot allemand, ardu à traduire en français comme en espagnol sans périphrase ni perte de contenu sémantique, porte en lui cette tension entre le heim – littéralement, la maison, mais plus globalement le foyer, ce qui est familier – et ce qui échappe à cette familiarité, porté par le préfixe antonymique un-–. De multiples traductions ont été proposées depuis la parution du texte de Freud en 1919 : « l’inquiétante étrangeté » – c’est le choix de Marie Bonaparte, la première traductrice de l’essai en français, traduit par « inquietante extrañeza » en espagnol –, « l’inquiétante familiarité » (François Roustang) et « l’inquiétant familier » (Olivier Mannoni), « l’infamilier » (Jean Bellemin-Noël), etc. L’une d’elles, proposée par Roustang correspond exactement à la bipolarité des termes en lesquels se pose le problème de la disparition chez Chejfec : « l’étrange familier ». Afin d’illustrer son propos, Freud puise des manifestations de l’Unheimliche dans une littérature de genre explicitement fantastique24. Bien que ce ne soit pas là le genre prédominant dans les écrits de Chejfec, ce qui est narré dans Los planetas et El aire comme conséquences de la disparition, mais aussi dans d’autres romans de Sergio Chejfec, se révèle fréquemment de l’ordre de l’irrationnel, de l’incompréhensible. Le nombre d’occurrences de ces termes d’ « étrange » et de « familier » y est frappant, et fait de cette notion contradictoire un véritable leitmotiv. Ainsi, Barroso, dans El aire, est saisi par une impression d’étrange familiarité au sein de son espace domestique peu après l’arrivée de la lettre qui annonce le départ de Benavente. Le trouble du personnage nous est décrit précisément comme une oscillation, une indécision entre la permanence de l’univers domestique du quotidien et l’arrivée d’une certaine étrangeté, entre la sérénité de la sphère des objets familiers que l’absence de Benavente n’aurait en rien perturbée et la perception que quelque chose d’étranger – ici, l’adjectif est « ajeno » – s’est désormais installé : Hacía sólo una semana que Benavente no estaba, sin embargo ya – y más ahora, con la llegada del sobre – toda la casa parecía estar dominada por una naturaleza que ignoraba su abandono. La misma luz que unos momentos antes había supuesto diferente de la que estaba acostumbrado a percibir, la misma respiración que había sentido con un compás distinto del habitual, también mostraban haberse plegado a la ausencia de Benavente, contribuyendo a ese aire de extraña serenidad; a veces un ambiente intolerablemente ajeno y otras veces familiar. (p. 20, nous soulignons) Si l’espace domestique, en tout point reconnaissable et proprement objectif – existant en soi, indépendamment du sujet pensant –, est indifférent à l’absence de la femme (« una naturaleza que ignoraba su abandono »), quelque chose pourtant dans la lumière ou le souffle de Barroso semble avoir déjà intégré la disparition et la signaler sans cesse au personnage par une « intolérable » étrangeté. Une autre manifestation de cet inquiétant familier ressenti par Barroso a lieu plus tard dans le roman, toujours dans l’appartement mais cette fois devant les vêtements rangés dans l’armoire : Frente al armario la ropa le pareció ajena ; creía estar contemplándola por primera vez. Mientras buscaba camisas y pantalones comprobó que sus manos reconocían una familiaridad que su mirada no se resignaba a admitir; y sin embargo, cuando cerraba los ojos, esa exagerada variedad de texturas, dobleces, rugosidades, botones y costuras recuperaba de inmediato su condición habitual. Después abría de nuevo los ojos y otra vez sentía estar frente a vestimentas ajenas que sólo recuperaban su calidez y cercanía gracias a sus manos. (p. 47-48, nous soulignons) Notons ici que l’hésitation entre le connu (« familiaridad », « condición habitual », « calidez y cercanía ») et ce qui fait l’objet du trouble – de nouveau désigné par l’adjectif « ajeno » – prend la forme d’une dissociation perceptive chez Barroso lui-même : là où ses mains reconnaissent, ses yeux ne voient que l’étrange, la non-appartenance. Dans son essai, Freud décline les très nombreuses acceptions du mot « heimlich » pour mieux tenter de saisir la signification de son antonyme. On y apprend que « se sentir heimlich » veut dire « se sentir chez soi ». L’étrangeté que fait entrer dans le foyer la disparition de Benavente vient perturber cette impression familière attachée à l’espace du foyer. Cette défamiliarisation qui s’opère se traduit dès lors par une puissance de « délogement » : tirant Barroso hors de son heim, hors du champ confortable d’un chez-soi désormais aboli, elle le pousse à errer dans les rues de Buenos Aires pour tenter d’y voir clair et à partir à la recherche de sa femme. A cet égard, on pourrait rapprocher El aire d’un récit qui lui est presque contemporain dans la littérature française : La Moustache, d’Emmanuel Carrère, publié en 1986. Le personnage principal de ce roman décide un jour de raser sa moustache, mais à sa grande surprise – qui se mue peu à peu en terreur –, personne ne remarque ce changement, pas même son épouse. Le surgissement de l’angoisse, typique du fantastique, est chez Carrère le déclencheur d’un dérèglement progressif du monde quotidien et d’un vacillement de l’identité. Dans son essai Subjects Not-at-home, Daisy Connon met la notion d’uncanny, traduction anglaise de l’Unheimliche, au service d’une analyse de l’écriture du chez-soi dans la littérature française contemporaine25. Dans son compte-rendu de l’ouvrage de Connon, Manon Delcour écrit : Das Unheimliche désigne donc un moment de perte d’assise ferme, de rupture à l’égard du confort de l’environnement coutumier. (…) La problématique de la moustache du narrateur rasée sans que personne dans son entourage ne le remarque dérive rapidement en un point de rupture par rapport à l’image stable du foyer. (…) Le quotidien dévoile dès lors sa duplicité : en insérant un grain de sable dans la machine de l’univers quotidien, Emmanuel Carrère construit une réalité alternative du familier. D. Connon y voit une tentative pour affranchir le lecteur de son point de vue habituel sur la réalité familière du chez soi et évaluer sa propre place dans cet environnement, notamment par rapport à des réalités contemporaines telles que l’illusion du couple idéal, le moi narcissique, la continuité entre l’ego et le monde, etc. Il est intéressant d’observer qu’El aire s’inscrit aisément dans cette lignée romanesque contemporaine qui traverse certaines œuvres d’Emmanuel Carrère mais aussi, selon Connon, de Marie Ndiaye ou Eugène Savitzkaya : en une « actualisation singulière de l’héritage du Nouveau Roman »27, l’Unheimliche freudien y fait retour mais s’intègre cette fois au banal, au quotidien, il vient troubler la relation du sujet aux espaces familiers et, quittant la sphère du heim, rejaillit plus amplement sur l’environnement géographique, familial, social du personnage. L’un des chapitres les plus troublants et emblématiques de Los planetas se trouve au début du roman et prend les contours d’un conte fantastique. La narration à la première personne du récit-cadre, on l’a dit, alterne fréquemment dans l’ouvrage avec des fragments en italique qui font varier la narration, ou bien avec des micro-récits que se racontent tour à tour plusieurs des personnages du livre, multipliant ainsi les niveaux narratifs. Intéressonsnous ici brièvement à la toute première de ces narrations enchâssées : il s’agit d’une histoire racontée par M (« Primera historia de M ») à S lorsque tous deux sont encore jeunes et qui, en un effet de métalepse, se trouve être le récit de deux garçons prénommés Sergio et Miguel. Ces deux enfants, au retour de l’école, décident pour s’amuser d’échanger leurs identités. Ainsi, Sergio s’appellera Miguel, ira dîner dans la maison de Miguel et se fera passer pour lui aux yeux des parents de son ami, et vice versa. L’élément perturbateur et angoissant propre au fantastique se noue au moment des retrouvailles du soir avec les parents : ni les mères ni les pères respectifs des deux jeunes garçons ne montrent le moindre signe de surprise lorsqu’ils voient arriver l’autre enfant dans leur maison. A peine est-elle instiguée par Sergio et Miguel que l’anomalie est intégrée au réel, sans heurt aucun : tout se passe comme si de rien n’était. Chacun des deux garçons se retrouve alors captif du nom et de la place de l’autre. L’amusement des deux amis a rapidement cédé la place au malaise et, les jours puis les mois passant, ils ne supportent plus de vivre ainsi. Se remémorant avec désespoir leur vie d’avant l’échange, ils font la rencontre d’un vieillard mystérieux qui leur confie une mission capable de résoudre leur problème : ils devront aller au bord du fleuve et, si l’un d’eux pêche quelque chose, ils feront en sorte de revenir immédiatement auprès de lui. En revanche, s’ils ne pêchent rien pendant trois heures, ils n’auront plus à s’en faire. Les deux enfants s’exécutent et, au bout d’un certain temps, ils repêchent une botte. Considérant que ce n’est pas là chose sérieuse à rapporter au vieil homme, ils attendent encore, malgré la consigne. Une tempête se lève alors et fait déborder le fleuve, qui finit par emporter avec lui Sergio et Miguel. Muni de la botte, le vieux sage aurait pourtant pu, nous est-il narré, déjouer l’inversion des identités des jeunes garçons : celui d’entre eux capable de l’enfiler et de marcher avec était Miguel, l’autre était Sergio. Nous reviendrons sur l’hétérogénéité générique propre à l’œuvre de Chejfec, mais mentionnons dès à présent la proximité de ce court récit, tant dans son argument que dans sa structure, avec les genres du conte fantastique et merveilleux – on pense par exemple au récit du Petit Poucet et ses bottes de sept lieues. Toujours est-il que cet extrait surprend, au beau milieu d’un texte-cadre consacré à la mémoire d’un jeune homme emporté par la dictature. Si Los planetas n’est pas, à proprement parler, un texte réaliste de façon homogène, il s’ancre tout de même dans un temps et un espace définis – plusieurs marqueurs sont là pour le confirmer : la dictature, la guerre des Malouines, le retour de Perón à Ezeiza ; la rue Acevedo, le Gran Buenos Aires, etc. – et s’attache à des faits quotidiens, minimes. Cette « Primera historia de M » retient le lecteur par un effet de rupture et de contraste – et aussi, bien-sûr, de miroir – avec le récit-cadre. Nous aborderons en détail dans la troisième partie de cette étude, consacrée à la question identitaire, le motif récurrent de la réversibilité des identités, dont cet extrait est un exemple marquant. Remarquons simplement pour l’heure l’écho à l’Unheimliche freudien qui s’y loge, et comment cet épisode fantastique réactive l’oscillation propre à cette notion. Au début de l’histoire, lorsque Sergio et Miguel comprennent que les parents ne s’aperçoivent en rien de la supercherie, nous relevons une fois encore les termes contradictoires de l’étrange et du familier : En el ínterin, todo les resultó familiar y extraño a la vez; porque aun cuando hubiesen estado infinidad de veces en la casa del otro, ya que los padres eran también amigos, se daban cuenta ahora de que no conocían, pese a ello, nada por debajo de lo superficial. Uno por lo general asocia el terror con lo desconocido, y más cuando se trata de la infancia: el silencio, la oscuridad o estar entre personas extrañas provoca una angustia especial que se disipa enseguida, en cuanto se enciende la luz, vuelven a escucharse los ruidos acostumbrados y se ven de nuevo las caras conocidas. En este caso sucedió algo parecido, aunque particular, ya que el mismo hecho de pasar por cosas inverosímiles junto a personas cercanas (…) significaba una especie de terror irónico. (p. 52-53, nous soulignons) En effet, rien d’inconnu ici pour les garçons « échangés » qui se voient accueillis par les parents de l’autre comme leur propre fils, littéralement. L’espace domestique, s’il est familier à chacun, ne leur est pourtant pas propre, il est celui de l’autre ; en réalité tout l’environnement affectif qui va se réorganiser sans aucun soubresaut et les enserrer peu à peu, même s’il leur est connu, leur est également étranger. Les visages familiers ne sont pas ici pour l’enfant la fin du cauchemar, l’évacuation de l’inconnu effrayant (« el silencio, la oscuridad o estar entre personas extrañas ») : ils sont le cauchemar, puisqu’ils ne sont pas les bons. Cette « terreur ironique » de l’inversion des identités ne tient donc que grâce à la présence d’un degré de familiarité dans l’expérience de l’étrange, que par la cohabitation de ces deux pôles contraires présents dans l’Unheimliche. Par ailleurs, l’épisode réactive le thème du double, topos fondateur de la littérature fantastique – du Doppelgänger d’Hoffmann au « William Wilson » d’Edgar Allan Poe – et que nous étudierons de façon transversale chez Chejfec dans la troisième partie. Contentons-nous ici de signaler que le motif de la dualité est en lien étroit avec l’Unheimliche analysé par Freud dans son essai. En effet, Freud place parmi les motifs producteurs d’inquiétante étrangeté les plus saillants le motif du double dans toutes ses gradations et spécifications, c’est-à-dire la mise en scène de personnages qui, du fait de leur apparence semblable, sont forcément tenus pour identiques, de l’intensification de ce rapport par la transmission immédiate de processus psychiques de l’un de ces personnages à l’autre – ce que nous nommerions télépathie –, de sorte que l’un participe au savoir, aux sentiments et aux expériences de l’autre, de l’identification à une autre personne, de sorte qu’on ne sait plus à quoi s’en tenir quant au moi propre, ou qu’on met le moi étranger à la place du moi propre – donc dédoublement du moi, division du moi, permutation du moi –
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE – UN RAPPORT D’ÉTRANGETÉ AU RÉEL
Ouverture
Chapitre I – Altérations du réel
1. L’autre disparu
Deux récits de la disparition
L’absence comme cause d’une déréalisation du réel urbain
La disparition en butée contre la pensée
2. « Étrange familier » et spectralité
Retour de l’Unheimliche freudien
Persistance des spectres
Photographie et revenance
Spectres argentins
3. Simulacres
Un imaginaire théâtral
Le simulacre comme signe d’une époque dans El aire
Chapitre II – La défaite des savoirs
1. Plasticités du temps et de l’espace
El llamado de la especie ou le temps incommensurable
El aire ou l’ingénieur en déroute
In aqua scribere
Mélancolie et crise du savoir
2. Limites du langage
Les mots volatils
La langue anachronique
La « graphie pour rien »
La littérature contre la trace
DEUXIÈME PARTIE – ÉTRANGÈRETÉS GÉOGRAPHIQUES : LA MARGE
Chapitre I – Géographie des marges
1. Introduction : quelques aspects de la représentation de l’espace chez Sergio Chejfec
Confusion des références
La carte et le territoire
Toponymie
2. Espaces marginaux
Périphéries urbaines
Espaces de l’entre-deux
L’espace national comme marge
3. Les faubourgs et la pampa : relectures de Borges et Martínez Estrada
Faubourgs borgésiens
Reprographie de la pampa
Chapitre II – Personnages en marge et paratopie de l’écrivain
1. Personnages de l’entre-deux
2. Samich, poète suburbain
3. Paratopie et image d’auteur de Sergio Chejfec
Quelques « embrayeurs » de paratopie
Les textes critiques de Chejfec : un intérêt pour les marges littéraires
Les entretiens : une image d’auteur en marge
Chejfec objet de la critique : un auteur insaisissable ?
TROISIÈME PARTIE – ÉTRANGÈRETÉS GÉOGRAPHIQUES : L’ERRANCE
Chapitre I – Personnages en mouvement : du flâneur aux vagabonds
1. Le « protagoniste de la déception » ou le flâneur désenchanté dans Mis dos mundos
Topoï de la promenade
Crise de l’expérience moderniste
2. Espace lisse et déterritorialisation dans Los planetas
Espace lisse et espace strié
Identités fluctuantes
3. La double origine de l’errance
Le peuple juif en errance
Une marque de l’argentinité
4. Mobilité spatiale, mobilité temporelle
Chapitre II – Une poétique de l’errance : « effets de dérive » dans l’écriture
1. L’énonciation incertaine
Des phrases entrecoupées
Délinéarisation et ramification du sens
Autocorrection
Concessions au lecteur
2. S’égarer, stagner, tourner en boucle : la narration erratique
Narrateurs instables
Digressions
Charges descriptives
Ressassements
3. L’hybridité générique
Indéterminations génériques
Entre fiction et non-fiction
De l’essai à la poésie via la narration
QUATRIÈME PARTIE – L’ÉTRANGÈRETÉ À SOI : TROUBLES DANS L’IDENTITÉ
Chapitre I – Identités vacillantes
1. La déconstruction du personnage
Le personnage comme artefact
Le soupçon en héritage
Jeux onomastiques
2. Inconstance des identités
Identiques à autrui : réversibilités des rôles
Effacements identitaires
Étrangers à eux-mêmes : aliénations
Animalités
Chapitre II – L’identité auctoriale en crise
1. Le « poète standard »
2. L’écrivain raté
3. Le poète « carente de Letra »
4. L’imposteur
5. Le « non-écrivain » ?
Chapitre III – Filiations problématiques : l’identité à l’épreuve de la transmission
1. Figures d’orphelins
Une génération sans « pères » ?
Orphelins de papier
2. Lenta biografía : la quête des origines et l’autobiographie diffractée
Un récit post-mémoriel
La fiction à la rescousse
L’anamnèse comme travail d’imagination
Du récit collectif au roman solitaire
Une culture en déshérence
3. Un nom à soi
Nom propre, nom étranger
Mutato nomine
Au nom du père
Chapitre IV – « Étranger dans sa propre langue »
1. L’appartenance « intermittente »
Le père sans voix
Langue de l’immigrant et langue du lettré
Du yiddish dans l’espagnol
Une « littérature mineure » rioplatense
2. Un en deçà de la langue
« L’appel de l’espèce »
Glossolalie et « infralangue »
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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