DEFINITION DU GRADABLE ET DE SA POLARITE
Définition positive
On ne trouve pas chez Bally le terme adjectif gradable, mais le terme « appréciatif ». Ses caractéristiques sont la subjectivité de l’énonciation , et sa position antéposée plutôt que postposée, ce qui lui permet de prendre finalement la valeur de préfixe augmentatif ou diminutif, laudatif ou péjoratif, au même titre que les suffixes –ette ou-aille. Dans les grammaires plus récentes, l’adjectif gradable se définit par sa combinaison sélective avec certains modificateurs comme très, assez, peu, en anglais very, quite, rather [comparaison implicite], etplus que, moins que, aussi que, en anglais more/-er than, less/-er than, as Adj as [comparaison explicite]. La comparaison implicite sera préférentiellement étudiée ici, car je fais l’hypothèse que la comparaison explicite dérive d’un autre mécanisme langagier et cognitif, plus objectiviste, car verbalisé et non sous-spécifié . Pour étayer cette idée, il est intéressant de noter qu’en chinois la forme positive d’un adjectif (par exemple grand dans la paire grand-petit) doit être marquée morphologiquement par le morphème hen (qui signifie très) : ainsi, Zhangaan hen gao = Zhangaan is tall, sauf si l’interprétation comparative est possible (c’est-à-dire que Zanghaan gao signifie Zanghaan est plus grand (que X) ). X est plus grand que Y se dit X bi Y gao, bi voulant dire par rapport à. Il n’existe pas en chinois de morphème comparatif explicite. Le même phénomène est constaté avec l’antonyme petit (xiao en chinois) : Ni hen xiao = Tu es petite et Flo bi ni xiao = Flo est plus petite que toi. Cela peut vouloir dire que dans cette langue prédomine l’aspect phénoménal et non l’aspect objectiviste marqué par la complémentation explicite avec les dimensionnels. Autre argument, qui peut être utilisé dans un sens ou dans l’autre : en hébreu, coexistent la forme positive grand et la forme comparative grand que X., ce qui signifie que le morphème plus en français ou –er en anglais soit n’est pas réalisé dans la langue dans le cas où on postule une origine distincte de la forme positive (comparatif implicite) et de la forme comparative réalisée de l’adjectif, soit n’existe pas dans la langue (ce qui accréditerait l’hypothèse d’une origine commune, phénoménale). Les relations syntaxiques et sémantiques entre comparatifs implicites et comparatifs explicites seront étudiés en troisième et quatrième parties. A propos de l’influence de la complémentation sur le caractère subjectif ou objectif de l’adjectif, on remarque que les adjectifs affectifs heureux/happy, triste/sad, qui sont porteurs de sens phénoménal par essence, peuvent être employés absolument ou enchâsser une proposition : Je suis heureux/Je suis heureux que P. De la même façon, on peut postuler que le deuxième énoncé porte des traits plus objectifs que le premier .
Combinaison avec très
La combinaison avec très est l’un des traits prototypiques de l’adjectif gradable, selon Goes (1999 : 68). Toutefois, elle est sujette à des fluctuations selon les contextes d’emploi. Ainsi, la combinaison avec très permet d’étendre le champ des adjectifs gradables en autorisant la “ gradabilisation ” d’adjectifs a priori non gradables (statifs-résultatifs ou antonymes contradictoires) : Martin Scorsese a remis à une Catherine Zeta-Jones très épanouie, très euphorique et très enceinte… (Google) ; “ Moi, je suis un homme très entier. ” (Marcel Aymé, Nouvelles complètes, Paris, 2002, Gallimard, p. 18). Entier, qui n’est pas gradable dans un emploi littéral, objectif et non cotextuel, le devient ici dans une acception métaphorique (trait /+ hum/).
Dans certains cas (actes de langage injonctifs), la combinaison avec très n’est pas possible car elle engendre une équivalence avec trop : Mange ta soupe. *Elle est très chaude. (= trop) ; ici c’est un autre modificateur (bien) qui convient : Mange ta soupe. Elle est bien chaude. (= juste bien, en tant que soupe chaude). Toutefois, en énoncé générique, très et bien sont admis : La soupe se mange très/bien chaude. Très s’emploie aussi avec les adjectifs-participes passés : Il est très aimé (par tous), Max est très connu (de tous)/He is very well-known. Dans ce cas, l’adjectif est gradable, mais sa complémentation possible le rend proche du verbe.
Combinaison avec très très (très, très, voire très-très)
Cette étude a été faite par Frédéric Lambert lors du colloque “ Intensité, Comparaison, Degré ”, 17e colloque du CerLiCO, 6-7 juin 2003 . L’auteur distingue plusieurs fonctions du modificateur, qu’il nomme hyperlatif (le redoublement étant dans toutes les langues un augmentatif). Tout d’abord, le fait qu’il introduit une certaine “ élasticité ” dans le degré (Ca fait très mauvais effet, très très mauvais effet), qu’il présuppose des classes référentielles indexées sur une norme subjective (mauvais, très mauvais, très très mauvais) et qu’il sature quelque peu l’argumentation : l’interlocuteur peut répondre, mais seulement avec mais, explicite ou implicite, à l’aide d’un opérateur de reformulation (enfin) ou d’un autre modificateur de l’adjectif, ce qui en fait aisément un marqueur concessif, la négation contenue implicitement dans la concession étant orientée de dicto et non de re : Bien sûr, elle était riche, très très riche […]. Mais […] (Christine de Rivoyre, Les Sultans) ;
“ Tu dois être très très vieux, monsieur… – Très vieux… enfin je ne suis pas jeune : qu’est-ce qui te fait dire ça ? – Tu es si laid, tu dois être très très vieux… ” (Louis Aragon, Les Voyageurs de l’impériale) ; “ Est-ce que c’est très très long, pour apprendre à se défendre toute seule ? CHARLES – Assez long, oui : très très long. CLAIRE – Alors donc commence juste à m’apprendre, on a juste le temps. ” (Bernard-Marie Koltès, Quai ouest).
Deuxième sens révélé de très très, le sens inverseur par antiphrase (= trop) : Bon ? La table encombrée, les vitres sales, les traînées jaunâtres au plafond, éclairage très, très discret, économique à outrance ! (Alphonse Boudard, La Cerise).
Enfin, la combinaison avec très très dépasse le prototype que constitue très : Il eut chaud soudain. Mais le soleil n’y était pour rien. Très chaud, très, très chaud. Une chaleur inhabituelle qui le propulsa, angoissé, vers la porte. (Alain Page, Tchao pantin). Ce dépassement du prototype permet la prise en compte de l’émotionnel (caractère subjectif) et de la notion de point de vue, c’est-à-dire de l’adéquation ou non des points de vue de l’énonciateur et du destinataire (idéologique ou positionnement spatial). En contraste, le superlatif très + adjectif va du côté de la connaissance partagée, du prototype. C’est la présence de la négation qui marque le changement de point de vue avec les adjectifs évaluatifs de polarité négative : Ce film n’est pas très très méchant (= ne peut pas faire de mal, point de vue du destinataire) ; Ce film est très très méchant (= peut faire du mal, point de vue du réalisateur, intentions) ; Mais fais gaffe, Anne : fais gaffe à Pedro, il peut être très très dangereux (= pour le destinataire) (Albertine Sarrazin, L’Astragale).
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Table des matières
INTRODUCTION
A- Brève histoire de l’adjectif
B- Précisions de terminologie
I/ DEFINITION DU GRADABLE ET DE SA POLARITE
A- Définition positive
1) Combinaison avec très
a) Combinaison avec très très (très, très, voire très-très)
2) Combinaison avec assez
3) Combinaison avec peu
4) Combinaison avec d’autres modificateurs
5) Première tentative de distinction
B- Définition négative
1) L’adjectif gradable n’est pas un relationnel
2) L’adjectif gradable n’est pas un adjectif du bout de l’échelle (endpoint oriented)
3) L’adjectif gradable n’est pas un participe passé statif/résultatif
a) Similarités et différences entre participe passé et adjectif
b) Différenciation adjectif verbal en –ant et participe présent en –ant
4) L’absence de gradation de certains adjectifs morphologiquement marqués par le préfixe in-/un-
C- Les trois critères nécessaires et suffisants de l’adjectif gradable
D- Typologie des gradables selon la polarité
1) Qu’est-ce que la polarité ?
II/ PREMIER NIVEAU D’ANALYSE : LE MOT
A- Le critère morphologique
1) Préfixes et suffixe négatifs en anglais
2) Préfixes négatifs en français
3) Particularités du préfixe in-
4) Suffixes adjectivaux en français
a) A propos du caractère subjectif de l’adjectif:
le suffixe –esque
5) Suffixes adjectivaux en anglais
6) Listes et tableaux comparatifs
B- Le critère dimensionnel
C- Le critère évaluatif
1) Les corpus scolaires
III/ DEUXIEME NIVEAU D’ANALYSE : LE GROUPE NOMINAL
A- Le rôle du contexte
B- Le rôle du partitif et de l’indéfini
C- Le critère intersectif
1) L’adjectif antéposé en français
D- La combinaison avec une expression de mesure (measure phrase)
E- Les comparaisons à parangon
F- La combinaison avec le comparatif explicite
G- Le critère de coordination ou de juxtaposition
H- Le rôle de la prosodie
I- Le problème des adjectifs de couleur
1) Philosophie des couleurs
2) Anthropologie et physiologie des couleurs
3) Les quale-structures
4) L’expression linguistique des couleurs
IV/ TROISIEME NIVEAU D’ANALYSE : LA PREDICATION
A- La relation attributive, l’adjectif attribut
1) Individual-level predicates et stage-level predicates
B- Prédication impersonnelle, prédicat à montée du sujet et extraposition
1) Les opérateurs épistémiques
C- Comparatif implicite, comparatif explicite et polarité croisée
1) La négation logique dans le 2e segment des comparatives
2) La quantification de l’adjectif en comparatif explicite
D- La négation descriptive
E- La négation métalinguistique
F- Prédication première ou prédication seconde ?
1) Apposition, construction détachée ou attribut indirect ?
G- Les emplois figurés
H- L’adjectif atténuateur ou inverseur de polarité
V/ QUATRIEME NIVEAU D’ANALYSE : LE TEXTE/DISCOURS
A- Brève histoire de la description littéraire
B- Le texte/discours en production
1) Pensée et langage
a) Adjectifs non agentifs (ergatifs)
b) Les marques linguistiques du point de vue
c) La conscience neuronale textualisée
C- Le texte/discours en réception
1) Esthétique et jugement de goût
D- Analyses de discours
1) Qu’est-ce que l’empathie ?
2) Du XIIIe au XVIe siècle
3) Au XVIIe siècle
4) Au XVIIIe siècle
5) Au XIXe siècle
6) Au XXe siècle
CONCLUSION