La présente thèse est le fruit de deux étonnements. Le premier est né de l’observation du fonctionnement d’un comité de révision de la recherche scientifique dans le domaine de la santé . Émaillant le travail d’évaluation par les pairs, on y entend régulièrement parler de « pseudo-recherches » (publicité déguisée), de science « poubelle », de recherches « malhonnêtes » ou intentionnellement biaisées. Pour les professionnels qui composent ce comité, ces qualificatifs semblent aller de soi, nul besoin d’en expliciter le sens pour en faire des critères de disqualification. Il en va bien autrement pour le philosophe des sciences. Même s’il est familier du questionnement sur ce qui fait que les énoncés de l’astrologie par exemple n’ont pas la même valeur « épistémique » ou « cognitive » que les énoncés issus de véritables sciences telles que l’astronomie ou l’histoire, de tels qualificatifs peuvent surprendre. À quoi reconnaît-on une recherche inauthentique qui n’emploie qu’apparemment les outils validés de la science ? Quels sont, précisément, les critères qui permettent de distinguer la science bien faite de la science mal faite ? Y-a-t’il consensus sur ce qui constitue un biais dans un protocole risquant d’en altérer la crédibilité ? Lorsque l’on ne s’intéresse qu’à la science qui a déjà passé le crible d’évaluations multiples, la science mûre dont on fait l’histoire, la science des manuels, ces questions sont déjà résolues et ne se posent donc pas. En revanche, lorsqu’il s’agit de la science qui se fait et de la recherche en cours, ces questions se posent et les experts savent manifestement y répondre. Comment distinguer la bonne science de la mauvaise ? Comment démarquer la vraie de la fausse ?
Le comité d’experts que nous avons pris pour objet dans cette thèse (le CCTIRS) évalue des protocoles de recherche dans le domaine de la santé. Les objets de ces recherches sont multiples : il peut s’agir d’études conduites dans le cadre du soin aux malades comme d’enquêtes de santé publique sur les états de santé dans la population. Les approches adoptées sont donc très variées : enquêtes épidémiologiques, essais de médicaments (vaccins, thérapeutiques), évaluation des programmes de santé, etc. Les initiateurs de telles recherches sont eux-aussi particulièrement hétérogènes : institutions publiques de recherche, laboratoires pharmaceutiques, associations, etc. Cette variété dans les objets, les méthodes et les buts des recherches en santé rendent particulièrement difficile la clarification de ces normes du jugement d’expert. Notre thèse se veut une contribution à une telle clarification.
Le second étonnement tient aux enjeux éthiques de telles recherches. Inclus dans des cohortes épidémiologiques, des milliers d’individus sont actuellement suivis, tracés, enregistrés : cela est-il neutre éthiquement ? Dans le sous-sol d’un centre de lutte contre le cancer à Lyon, des clichés de mammographies de dizaines de milliers de femmes sont entreposés, après avoir été patiemment collectés afin d’évaluer l’efficacité du dépistage du cancer du sein : à qui appartiennent-ils désormais ? Les données médicales contenues dans le dossier personnel des patients permettent de garder une trace objective de l’histoire médicale des individus : qui peut légitimement avoir accès à ces informations ? Les prescriptions enregistrées dans les fichiers des caisses d’assurance maladie sont exploitées pour connaître la fréquence de certaines pathologies et leur association avec des produits mis sur le marché : ce détournement de l’usage initial d’un fichier est-il légitime ? Des épidémiologistes demandent aux patients de remplir des questionnaires sur leur vie privée afin de calculer la prévalence de certaines pathologies et d’identifier leurs déterminants, questionnaires qui seront conservés parfois plusieurs années : comment établit-on une juste mesure entre le choix d’items d’intérêt et le respect de l’intimité de la vie privée ?
Même lorsqu’elle implique seulement de constituer des fichiers de données personnelles, même lorsqu’aucune intervention de recherche ne vient modifier la prise en charge ou le milieu de vie, la connaissance de l’homme par l’homme ne laisse pas de soulever un questionnement éthique. L’étonnement tient au fait que les questions que soulèvent ces fichiers apparaissent plus ou moins négligées aujourd’hui. On oscille entre une défiance de principe à l’égard de ces fichiers – tout fichage est flicage – et une désinvolture quant aux risques de dissémination des données personnelles – on n’a rien à cacher aujourd’hui.
Il apparaîtrait en tous cas raisonnable de se soucier des enjeux nouveaux de la protection de la confidentialité de la vie privée, à l’heure du passeport biométrique, de la vidéo-surveillance « intelligente » et des grandes bases de données dans tous les domaines. Il serait raisonnable d’établir des règles de jugement bien fondées, nourries de débat public pour définir les conditions dans lesquelles ces traitements de données sont acceptables. Or, même si l’on va voir que des règles existent, celles-ci ne sont pas dénuées d’ambiguïtés et sont généralement ignorées ou traitées comme une contrainte de nature bureaucratique. Comme si cela n’avait, au fond, pas d’importance.
La recherche sur l’être humain est une sorte particulière d’investigation du vivant. Il en existe d’autres sortes : en laboratoire sur des cellules, dans un milieu de vie animal, dans un écosystème, etc. Le trait commun de ces investigations est le fait que, phénoménologiquement, le vivant est sous les yeux : l’observateur peut se pencher sur les formes de vie (animales, végétales) qui conviennent à son échelle. La recherche scientifique qui prend pour objet les phénomènes liés au corps, à la société ou à l’environnement humain requièrent de procéder à des observations des sujets humains et des populations. Cette recherche ne peut pas se restreindre à l’emploi de modèles animaux ou à des modélisations théoriques, même si ceux-ci doivent généralement les compléter. L’une des formes typiques de recherche sur l’être humain est ce que l’on nomme aujourd’hui « recherche biomédicale » qui comprend les essais cliniques de médicaments, l’évaluation de procédures diagnostiques ou pronostiques, des mesures de qualité de vie, l’évaluation de facteurs de risque, etc. Mais les recherches sur les sujets humains ne concernent pas exclusivement la santé, car elles peuvent tout aussi bien prendre pour objet, par exemple, le milieu de travail, les relations familiales, les valeurs, les comportements économiques, les facultés cognitives, l’échec scolaire, les conditions de vie dans les stations orbitales, etc.
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Table des matières
Introduction
1 La recherche avec l’être humain
1.1 Un double regard sur l’éthique de la recherche
1.1.1 Entre l’éthique de la recherche et l’éthique de la participation à la recherche
1.1.2 « Ce qui n’est pas scientifique n’est pas éthique »
1.2 La codification de l’éthique de la recherche
1.2.1 Normes principales concernant l’éthique de la recherche avec des sujets humains
1.2.2 L’application des normes dans la révision de la recherche
1.3 Le paradigme médico-interventionnel
1.3.1 Intervention, interaction, observation
1.3.2 L’expérimentation comme catégorie épistémologique
1.3.3 Conclusion
2 Genèse de la loi de 1994
2.1 Registres et éthique des fichiers
2.1.1 Les registres épidémiologiques
2.1.2 Deux normes de base : intégrité des données, usage des fichiers
2.1.3 Les fichiers : vie privée et éthique sociale
2.2 Données personnelles, secret médical, recherche
2.2.1 La législation informatique et les libertés
2.2.2 Secret médical et recherche
2.2.3 Stratégie législative et déterminants
2.3 Intérêt public et normes libérales
2.3.1 Champ d’application de la loi de 1994
2.3.2 Les garanties subjectives
2.3.3 Garanties objectives : l’intérêt public de la recherche
2.3.4 Conclusion
[Texte de la loi du 1er Juillet 1994]
Conclusion
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