Les étapes de cristallisation sont courantes dans l’industrie chimique. La cristallisation est une étape au cours de laquelle est formé un solide en diminuant sa solubilité, que ce soit en évaporant un solvant, en refroidissant une solution ou en provoquant une réaction chimique. Cette opération unitaire de séparation est présente dans de nombreux secteurs, notamment alimentaire, pharmacie, mais aussi dans les procédés de séparation-recyclage des terres rares et des actinides.
Le procédé de traitement du combustible nucléaire, permettant le recyclage du plutonium, est motivé par le besoin de réduire le volume et la dangerosité des déchets nucléaires et de récupérer les matières fissiles non consommées par la fission, notamment le plutonium. En effet, le combustible nucléaire est déchargé du réacteur avant que tous les produits fissiles ne soient consommés. En outre, l’Uranium, et notamment son isotope 238 majoritaire dans le combustible des centrales à eau pressurisée, absorbe une grande quantité de neutrons lors de son séjour en réacteur, ce qui produit du plutonium. Ainsi, seule 5 à 10% de l’énergie disponible des matériaux fissiles est récupérée lors du passage en réacteur et une quantité significative de matière fissile, uranium et plutonium, est présente dans le combustible usé et peut être recyclée et valorisée. Les procédés de purification de l’uranium et du plutonium aujourd’hui utilisés dans le monde se basent sur le procédé PUREX développé aux États Unis dans les années 50. Il repose sur plusieurs cycles d’extraction/désextraction par extraction liquide-liquide, mis en œuvre pour séparer l’uranium et le plutonium des autres composants du combustible irradié (actinides mineurs, produits de fission, produits de dégradation), et in fine pour extraire sélectivement le plutonium. La solution de plutonium purifiée en sortie des cycles d’extraction est traitée pour ne contenir que du Pu4+. Celle-ci est alors mélangée à une solution d’acide oxalique en excès dans un réacteur, par exemple un réacteur à effet vortex, où le plutonium précipite sous la forme Pu(C2O4)2 · 6 H2O. L’oxalate est ensuite lavé et filtré pour finalement être converti en oxyde PuO2 par traitement thermique pour entrer dans la composition du combustible MOx, mélange d’oxydes de plutonium et d’uranium.
L’étape de précipitation, définie comme la formation d’un composé insoluble à partir de la réaction en solution de réactifs solubles, est une étape clef du procédé de recyclage du plutonium et doit être bien maîtrisée. En effet, le faciès et la taille des particules d’oxalate de plutonium formées impactent directement les étapes suivantes : les particules doivent être de taille suffisante pour assurer une bonne filtrabilité et avoir une surface spécifique suffisante pour avoir une grande réactivité vis à vis des étapes de calcination et de fabrication des pastilles de combustible par métallurgie des poudres et frittage. L’importance du faciès des précipités d’oxalate de plutonium est d’autant plus grande que celui-ci est conservé lors de la conversion de l’oxalate en oxyde au cours de la calcination. Il est ainsi nécessaire de connaître les paramètres qui influencent la nucléation, la croissance et l’agglomération des particules d’oxalate lors de la précipitation, pour contrôler au mieux la granulométrie et le faciès des particules dans le procédé industriel.
La précipitation fait intervenir de nombreux couplages, et fait donc l’objet de différentes études de modélisation et simulation numérique, notamment afin de rationaliser le besoin en expériences, par rapport à une démarche totalement empirique, par exemple de type essai-erreur. En effet, dans une étape de précipitation, plusieurs processus affectent la population de particules : germination, croissance, dissolution, agglomération ou brisure de particules. Les particules en solution sont, le plus souvent, formées selon un mécanisme de germination, impliquant la formation d’une nouvelle phase dans une ancienne phase en passant par une barrière énergétique. Lorsque la concentration en réactif diminue, l’augmentation de la concentration numérique de particules (flux de germination, en m3 s−1 ) chute rapidement et du cristal continue à se former par des phénomènes de croissance. Enfin, la rencontre de deux particules peut conduire à leur agglomération (diminuant le nombre total de particules en augmentant leur taille), ou à la brisure d’au moins l’une d’entre elles (augmentant le nombre total de particules en diminuant leur taille). Afin de prévoir une distribution de taille des particules en sortie de l’étape de précipitation, ces différents phénomènes sont modélisés et utilisés dans une équation de bilan de population. Cette dernière est généralement couplée à des modèles hydrodynamiques, permettant, entre autre, de calculer les concentrations locales en réactifs (desquelles les flux de germination et les taux de croissance dépendent) en fonction de la position dans le réacteur et les contraintes de cisaillement (dont les fréquences de brisure et d’agrégation sont généralement dépendantes).
Le mécanisme de cristallisation selon le schéma classique
Le flux de germination, qui est l’un des ingrédients des modèles numériques, est déterminé en se basant sur le développement classique de la germination. La compréhension de la théorie classique de la germination (Classical Nucleation Theory, CNT) est donc primordiale pour expliquer comment ce flux de germination peut être calculé en fonction des conditions chimiques et pour identifier les hypothèses qui pourront être questionnées dans le cadre de cette thèse.
Modèle cinétique de la germination
La germination est décrite comme une transition directe des ions en solution vers le cristal en suivant la CNT. Cette théorie permet, entre autres, de calculer le flux de germination, défini comme le nombre de particules cristallines apparaissant par unité de temps et de volume. Pour arriver à calculer ce paramètre, la conception purement thermodynamique de la germination énoncée par Gibbs a été successivement améliorée avec des considérations cinétiques et probabilistes par Vollmer, Becker et Döring, puis Zeldovich aboutissant à la CNT telle qu’on la connaît aujourd’hui. Bien que cette théorie s’écrive grâce à une compétition entre l’énergie de formation du cristal et l’énergie de surface, comme habituellement présenté dans le cadre de la théorie de Gibbs, sa démonstration passe par une image cinétique de la germination. En effet, la CNT fait l’hypothèse que la germination est due à des réactions d’ajout et de retrait d’un monomère sur un amas déjà formé et ayant la même symétrie cristalline et les mêmes propriétés thermodynamiques que l’état final. La réaction du même amas avec des dimères, trimères etc. est très peu fréquente et n’est pas prise en compte.
Une nouvelle hypothèse est faite pour calculer les taux de retrait k‐(n) : l’hypothèse d’équilibre imposé, qui suppose qu’il existe une distribution de taille d’amas d’équilibre, ne dépendant plus du temps, telle que :
J(n, t) = 0
Utilisation de la thermodynamique pour calculer J
En effet, Gibbs explique la germination comme une compétition entre deux effets :
— Une énergie liée à la formation du cristal, favorable à la croissance des germes ;
— Une énergie interfaciale liée à l’apparition d’une interface entre le solvant et le solide, défavorable à la croissance des germes. Le travail de formation d’amas d’une taille n peut donc s’écrire :
W(n) = −n∆µ + σA − W(ref) (1.11)
où ∆µ est la variation de potentiel chimique entre la phase initiale et la nouvelle phase, σ est l’énergie interfaciale entre la phase initiale et la nouvelle phase (toujours positive), A est l’aire de l’amas de taille n et W(ref) assure que le travail de formation d’un monomère (de taille n = 1) est nul.
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Table des matières
1 Introduction
1.1 Contexte industriel
1.2 Le mécanisme de cristallisation selon le schéma classique
1.2.1 Modèle cinétique de la germination
1.2.2 Utilisation de la thermodynamique pour calculer J
1.2.3 Détermination du rapport de sursaturation S
1.2.4 Caractérisation classique du temps d’induction
1.3 Détermination expérimentale du flux de germination en fonction du rapport de sursaturation par la méthode de Nielsen
1.4 Incompatibilité de la vue classique sur la germination de l’oxalate de cérium
1.4.1 Détection d’un intermédiaire à la germination de l’oxalate de cérium
1.4.2 Impacts connus d’intermédiaires sur la vision classique de la germination
1.4.3 Aperçu d’un effet de l’intermédiaire sur la germination de l’oxalate de cérium
1.5 Hypothèses de travail
1.5.1 L’intermédiaire dépend des conditions de réaction et affecte les mécanismes de germination
1.5.2 La méthode de Nielsen ne mesure pas correctement les flux de germination en présence d’intermédiaires
1.5.3 La force motrice de la germination est modifiée par les intermédiaires
1.6 Méthodologie proposée pour tester ces hypothèses
1.6.1 Dépendance de l’intermédiaire avec les conditions chimiques
1.6.2 Validation de la méthode de Nielsen dans une germination non classique
1.6.3 Étude de la force motrice de la germination non classique de l’oxalate de cérium
2 Mise en évidence de deux structures intermédiaires différentes pouvant coexister
2.1 Préambule
2.2 Mise en évidence de deux états amorphes intermédiaires à la cristallisation de l’oxalate de cérium
2.2.1 Apparition de deux états transitoires aux échelles macroscopiques
2.2.2 Confirmation de la nature distincte et amorphe des états intermédiaires
2.3 Propriétés thermodynamiques des états intermédiaires amorphes
2.3.1 Utilisation du théorème de l’invariant pour caractériser les états intermédiaires amorphes
2.3.2 Compatibilité avec un équilibre métastable ternaire
2.4 Impact des intermédiaires sur la cristallisation
2.5 Conclusion
3 Inconsistance entre les mesures de flux de germination par la méthode de Nielsen et par des méthodes capables de distinguer les intermédiaires du cristal
3.1 Préambule
3.2 Mesure du flux de germination par la méthode de Nielsen
3.2.1 Hypothèses
3.2.2 Mesures expérimentales
3.2.3 Discussion
3.3 Influence d’une germination non classique sur la méthode de Nielsen
3.4 Mesures par des méthodes capables de distinguer les intermédiaires du cristal
3.4.1 Flux de germination par le suivi de la luminescence du cérium
3.4.2 Flux de germination grâce à la diffusion X
3.4.3 Discussion
3.4.4 Analyse du temps de formation du cristal
3.5 Conclusions
4 Insuffisance du rapport de sursaturation pour décrire le flux de germination de manière univoque
4.1 Préambule
4.2 Pertinence d’une fonction J=f(S) univoque pour prédire un flux de germination à toutes conditions chimiques
4.2.1 Sélection de conditions à même rapport de sursaturation
4.2.2 Incompatibilité des temps d’induction avec une fonction J = f(S) univoque
4.2.3 Incompatibilité des flux de germination avec une fonction J = f(S) univoque
4.3 Dépendance du flux de germination avec la quantité de liquide formé
4.3.1 Paramètres fixant la fraction de liquide formée aux temps courts
4.3.2 Lien entre la fraction volumique de liquide et le flux de germination
4.4 Mise en évidence d’un mécanisme de dissolution – reprécipitation en absence de liquide
4.4.1 Démarche
4.4.2 Méthode
4.4.3 Cristallisation à différence de potentiel chimique constant en absence de liquide
4.5 Proposition du paramètre dirigeant le flux de germination en présence de liquide
4.5.1 Méthode
4.5.2 Proposition de la formation d’une phase liquide dans des mélanges en excès d’acide oxalique à faible avancement maximal
4.5.3 Proposition d’un contrôle de J par le terme cinétique
4.6 Conclusions
5 Conclusions