Etat et démocratie chez Tocqueville

Le principe d’égalité des conditions :un idéal de démocratie

    Quand on jette un regard sur l’histoire des peuples, on s’aperçoit que tous les grands évènements, ou presque, Révolution comme découverte, ont tourné à la faveur de l’égalité parmi les hommes. C’est du moins ce que constate Tocqueville au point de faire de l’égalité le fait particulier qui caractérise la démocratie moderne issue des grandes luttes et Révolutions. En effet, il part d’un constat qui ne lui laisse pas indifférent ; le recul de l’aristocratie qui est frappant à tel point que les ordres et les classes se mélangent et se confondent et la marche des sociétés vers l’égalisation progressive des conditions. A ce propos, il constate que « lorsqu’on parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre pas pour ainsi dire de grands évènements qui, depuis sept cents ans, n’aient tourné au profil de l’égalité». Ainsi, à l’image des philosophes des Lumières tels que Kant, Marx, Hegel, pour qui chaque époque ou période de l’histoire est caractérisée par un fait ou un phénomène qui engendrerait et ferait mouvoir le mouvement historique de l’humanité, chez Tocqueville, on peut faire cette même remarque et dire que, chez lui, c’est l’égalité qui constitue ce fait particulier qui engendre les mutations sociales. En effet, dans la perspective de Tocqueville, l’égalité des conditions semble être le fait générateur dont chaque fait particulier semblait descendre et qui exerce son influence dans tous les domaines de la vie en société. Cependant, il serait important pour nous de nous arrêter un instant sur la notion même d’égalité et plus particulièrement sur celle des conditions chez Tocqueville et de cerner son sens en vue de mieux comprendre la pensée de l’auteur. De manière générale, on parle d’égalité quand il y a rapport d’équivalence, d’absence de variation entre deux choses, deux situations, deux aspects ou quand il y a principe d’équité pour ne citer que ceux-là. Mais dans un monde où tout a été créé inégalement et obéit par conséquent à une certaine harmonie inégalitaire, peut-on ou doit-on réclamer une telle égalité ? Les choses ne sont-elles pas faites pour être inégalitaires ? Sinon comment comprendre cette inégalité qui se dégage dans la nature et qui offre aux choses une certaine harmonie et cohérence ? Ou encore qu’est-ce que Tocqueville entend par l’égalité des conditions au point d’en faire le fait particulier et caractéristique des sociétés démocratiques issues des grandes luttes et Révolutions ? Chez Tocqueville, l’égalité des conditions, caractéristique des sociétés démocratiques, est multidimensionnelle. Elle implique à la fois l’égalité juridique ; c’est-à-dire l’égalité devant la loi, l’égalité sociale ; c’est-à-dire l’égalité des chances et la mobilité sociale, l’égalité de respect ; c’est-à-dire l’égale dignité de chacun et de tous.En d’autres termes, l’égalité des conditions ne renvoie pas chez Tocqueville, forcément, à l’égalité réelle ; c’est-àdire l’égale répartition des biens sociaux, mais à une possibilité, à une possibilité donnée à tout un chacun d’entrer dans la compétition de la vie sociale en vue de pouvoir changer son statut social. Tocqueville oppose ici société démocratique et société aristocratique dans la mesure où cette dernière était caractérisée, de part en part, par la concentration des biens et leur transmission héréditaire au profit du même groupe, de surcroit minoritaire alors que la société démocratie nie toutes ces distinctions et ouvre toutes les possibilités. C’est dire que l’égalité des conditions renvoie ici à la chance et à la possibilité données à chaque individu d’aspirer, selon ses talents, à un statut social meilleur, et non de demeurer dans une condition supposée donnée une fois pour toute. Ainsi, il n’y a plus de différenciation par des privilèges ou par ordre de naissance, mais le mérite et le talent. Mais pour Tocqueville, l’égalité a une autre caractéristique différente de celle sociale. Pour lui, il s’agit d’une sorte de fait providentiel en ce qu’il est universel et durable, en plus de cela, il échappe chaque jour à la volonté humaine. En d’autres termes, pour lui, l’égalité a aussi un caractère providentiel, en ce que non seulement elle ne dépende pas des individus pris individuellement et collectivement, mais aussi en ce qu’elle échappe à leur contrôle. Ainsi, assimilée à la régularité des astres, la marche vers l’égalité des conditions est, à ses yeux, à la fois, la manifestation de la volonté divine et une perspective en elle-même. C’est comme qui dirait que cette égalité est voulue par Dieu, car étant son œuvre, mais aussi que c’est l’histoire de l’humanité qui tend et se dirige tendre vers cette égalité, et dans une certaine mesure, en a besoin. Aussi écrit-il « il est naturel de croire que ce qui satisfait le plus les regards du Créateur et du Conservateur des hommes, ce n’est pas la prospérité singulière de quelques-uns, mais le plus grand bien-être de Tous…L’égalité est moins élevée peut-être, mais elle est plus juste et sa justice fait sa grandeur et sa beauté». On comprend par-là pourquoi l’égalité des conditions constitue un fait caractéristique des sociétés démocratiques, selon Tocqueville. Ainsi, on aperçoit en toile de fond que la démocratie, telle qu’elle se manifeste dans ces sociétés dites démocratiques, nie toute idée de hiérarchie, de classe, de privilège qui ne repose pas sur le talent et le mérite. Aussi assiste-ton, avec la passion égalitaire qui anime les hommes des sociétés démocratiques, au déclin de l’aristocratie et à la montée de la démocratie. Dès lors, la sélection et l’élitisme sont abolis, l’envie et l’ambition de commander se développent et s’agrandissent chez l’individu, les barrières entre individus disparaissent. Comme tel, la démocratie, état social, s’oppose à l’aristocratie qui, elle se fonde sur l’inégalité des conditions, la noblesse, la propriété territoriale abusive, les privilèges exagérés. D’ailleurs c’est sans doute, ce qui pousse R. Aron à penser dans Essai sur les libertés que, la démocratie, telle que l’analyse Tocqueville, est essentiellement négation de l’aristocratie. Elle est disparition des ordres privilégiés, suppression des distinctions d’états et une façon progressive, une tendance à l’uniformité des manières de vivre.J.-J. Chevalier semble partager avec lui cette vision de Tocqueville de la démocratie. Pour lui, la démocratie vient sonner la mort de la société aristocratique d’hier fondée sur l’inégalité et la hiérarchie. Une société, réservée à quelques privilégiés qui ne se souciaient que de leurs biens, leur force, leurs loisirs, les plaisirs de l’esprit, au raffinement des arts et à d’autres qu’elle ne laissait que travail, grossièreté et ignorance, se voit ainsi disparaitre sous l’effet de l’ordre de la nature. Par conséquent, est considérée comme étant démocratique la société où ne subsiste plus les distinctions des ordres et des classes, où tous les individus qui composent la collectivité sont socialement égaux, ce qui ne signifie pas d’ailleurs intellectuellement égaux, ce qui serait absurde. L’égalité sociale signifie qu’il n’y a pas de différence héréditaire de conditions ou qu’il n’y a pas de condition donnée à l’avance, et que toutes les occupations, toutes les professions, toutes les dignités, tous les honneurs sont accessibles à tous « selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leur vertus et de leurs talents ». Sont donc impliquées dans l’idée de démocratie à la fois l’égalité sociale et la tendance à l’uniformité des modes et niveau de vie. La démocratie modifie considérablement, estime S. G. Fabre dans L’Etat : figure moderne de le politique, les bases de l’Etat, provoque des rejets tels que l’abolition de toute féodalité, l’effondrement de la tradition basée sur la noblesse, le reniement de tout privilège, quel que soit sa nature ou son fondement. Autrement dit, avec la force égalitaire, on assiste à la suppression des rangs et des différences, une sorte de refus de l’altérité. Mieux, avec la démocratie qui est, selon Tocqueville, une conséquence de l’égalité, disparaissent les relations maîtres-serviteurs, ou du moins, elles changent de nature et de statut. Le travail qui était jusque-là méprisé et déshonorable dans l’aristocratie devient pour ainsi dire une occupation honorable et normale pour tous. Le président de la République est payé pour commander, l’employé pour obéir. Ainsi le salaire donne au travail ses lettres de noblesse et une certaine importance, au-delà de sa nécessité pour la survie de l’homme. De là, on voit pourquoi la démocratie est, chez Tocqueville, d’abord et avant tout un état social qui s’incarne dans l’égalité des conditions et la mobilité sociale en ce sens que la société démocratique refuse les différences héréditaires et donne la possibilité à tous de changer de situation. Mais il faut rappeler que l’égalité, ici, est plus formelle que réelle, car il ne s’agit pas de l’égale répartition des biens économiques et sociaux, mais du fait que chacun ait la potentialité, la possibilité de pouvoir accéder à la profession de son choix et à toutes les distinctions et à une égale dignité. C’est dire que la démocratie procède d’une transformation qui concerne et touche surtout la société dans toutes ses composantes. Elle se définit comme une société dans laquelle toutes les différences traditionnelles entre rangs s’aplanissent, où chacun se sent et se veut l’égal des autres, où tout en principe est accessible à tous. Cependant, même si le sens le plus usuel, le plus fréquent que le terme de démocratie a sous la plume de Tocqueville est un état de société, il ne faut pas pour autant en déduire qu’il ignore la définition traditionnelle de la démocratie comme type de régime politique. Ou qu’il y a un écart, chez lui, entre la démocratie comme état de société et la démocratie comme régime politique. Ou bien même qu’il rompt complètement le lien entre les deux, loin de là.

Les conséquences de l’égalité des conditions

   A l’instar des sociologues, Tocqueville étudie la démocratie comme un fait, dans ses détails et ses circonstances, en vue d’en déduire des conséquences après avoir recherché ses causes. En effet, il fait une autocritique de la démocratie pour, d’une part, y déceler et formuler de manière tranchante les risques liés à celle-ci comme nouveau type de société, mais aussi comme régime politique, et, de l’autre, indiquer des voies à suivre pour contrer ces risques. Car pour lui, la démocratie contient en elle, en germe, plusieurs maux qui peuvent menacer son existence. Parmi ces maux on peut retenir : L’individualisme ; il est un choix des membres d’une société démocratique de se replier sur leurs affaires privées et de se détourner des affaires publiques. Tocqueville le définit en ces termes : « l’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de se semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société, il abandonne volontiers la grande société à elle-même ». Tocqueville constate que le sentiment de l’individualisme est le résultat de la recherche du bien-être matériel engendré par l’amour passionné pour l’égalité des conditions. Ce qui pousse les citoyens des sociétés démocratiques à s’exclure de la vie et de la gestion des affaires publiques qui devraient pourtant être leurs préoccupations essentielles. C’est pourquoi la constatation de cet individualisme est d’une grande importance chez Tocqueville, car elle met en évidence les rapports conflictuels et l’ « égoïsme » foncier de l’homme démocratique et leur désintérêt des affaires de la société au profil de leurs affaires privées. En effet, alors que l’on définissait la démocratie, dans l’Antiquité, par la participation des citoyens à la gestion des affaires de la cité, Tocqueville souligne, ici, le désintérêt des citoyens modernes pour les questions qui les affectent directement. L’effet de cette attitude est très dangereux pour le bon fonctionnement de la démocratie moderne. Il conduit les citoyens à un apolitisme exagéré et une attitude d’abstention. C’est un constat permanent dans les démocraties d’aujourd’hui. Mais nous reviendrons sur cette question plus loin dans notre réflexion. En plus il s’y ajoute que la non-participation des citoyens à la vie politique et aux affaires de la société ouvre la voie à la démagogie et à la propagande dont ses adeptes prétendent parler au nom du peuple. Ainsi l’individualisme prend une allure de différencier et d’isoler les membres de la société les uns des autres par la recherche du bien-être matériel. Ce qui entraine l’affaiblissement des relations de solidarité entre citoyens, mais aussi entre membres de la société, car « le dévouement envers un homme devient plus rare : le lien des affections humaines s’étend et se desserre ». Chacun ne compte que sur lui-même d’autant plus que personne ne doit rien à personne. A mesure que les conditions s’égalise, il se développe chez les individus un désir de recherche de bien-être et de se singulariser, ce qui pousse chaque citoyen à accumuler des biens de nature à assurer son indépendance et son autonomie vis-à-vis de la société. Ainsi, ils s’isolent peu à peu de celle-ci pour créer leur cercle privé composé de leur famille et de leurs amis. Aussi la démocratie, qui est la conséquence de l’égalité des conditions, « ramène-t-elle sans cesse [le citoyen] vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur ». Pour Tocqueville, l’autre risque que l’individualisme peut faire courir à la démocratie moderne est une rupture totale entre le passé, le présent et l’avenir. Autrement dit, l’individualisme s’inscrit dans une logique d’effacer toute histoire entre les générations, les familles passées, présentes et à venir. En effet, selon Tocqueville, dans les sociétés aristocratiques, les familles étaient liées des siècles durant à travers les générations. Cela, parce que la terre qui constituait un des éléments essentiels des liens familiaux appartenait à tout le monde et s’héritait de génération en génération. C’est pourquoi, avec l’absence de la « mobilité sociale », chaque homme restait dans le même état et gardait le même statut social que ses parents et aïeux. Ainsi, toutes les générations étaient, pour ainsi dire, de la même époque. Tout se passe comme si elles transcendaient le temps. « Chez les peuples aristocratiques, les familles restent pendant des siècles dans le même état, et souvent dans le même lieu. Cela rend, pour ainsi dire, toutes les générations contemporaines. Un homme connait presque toujours ses aïeux et les respecte ; il croit déjà apercevoir ses arrière-petits fils, et il les aime. Il se fait volontiers des devoirs envers les uns et les autres, et il lui arrive fréquemment de sacrifier ses jouissances personnelles à ces êtres qui ne sont plus ou qui ne sont pas encore ». Mais, aux yeux de Tocqueville, tout ce qui tenait comme fibre et lien familial et social dans la société aristocratique, la démocratie, à travers l’individualisme, l’a rompu. En effet, si « l’aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi, la démocratie brise cette chaîne et met chaque anneau à part ». Ainsi, l’individualisme, plus nuisible que l’égoïsme, dissout, du moins morcèle les familles, efface les générations et fait oublier ceux qui nous ont précédés. Car « chez les peuples démocratiques, de nouvelles familles sortent sans cesse du néant, d’autres y tombent sans cesse, et toutes celles qui demeurent changent de face ; la trame des temps se rompt à tout moment, et le vestige des générations s’efface. On oublie aisément ceux qui vous ont précédé, et l’on n’a aucune idée de ceux qui vous suivront. Les plus proches seuls intéressent ». Par conséquent, la démocratie, à travers l’individualisme, est menacée de porter les hommes à ne pas se rapprocher de leurs semblables, à se fuir et à perpétuer au sein de l’égalité les haines que l’inégalité a fait naître. C’est ce qui pousse Pierre Manent à dire, dans Tocqueville et la nature de la démocratie que l’individualisme entraine chez l’individu une incapacité croissante à concevoir un lien humain étendu dans le temps, dans l’espace et dans l’être en général. Dans le temps ; il nous enferme dans le présent en ce qu’il nous fait oublier nos aïeux et nous empêche de nous projeter dans les générations futures. Dans l’espace ; il nous enferme dans le cercle familial et amical et nous rend indifférent au destin du corps politique. En plus, outre les risques que Tocqueville détecte dans l’individualisme dans les sociétés démocratiques, il y a un autre plus redoutable que l’individualisme peut faire courir à la démocratie si on pousse notre réflexion à un stade extrême, à savoir le communautarisme. En effet, avec le communautarisme, chaque individu a tendance à revendiquer sa ou ses particularités pour justifier une identité, une appartenance ou un geste quelconque.

Les remèdes contre les maux de la démocratie

   Dans une lettre à son ami E. Stoffels pour lui faire part du projet de son livre De la démocratie en Amérique, Tocqueville écrit : « aux hommes pour lesquels le mot démocratie est synonyme de bouleversement, d’anarchies, de spoliation, de meurtres, j’ai essayé de montrer que la démocratie pouvait parvenir à gouverner la société en respectant les fortunes, en reconnaissant les droits, en épargnant la liberté, en honorant les croyances […] »43. Sans doute, c’est pour cette raison qu’il a eu à suggérer plusieurs solutions concernant le problème de la démocratie. Mais avant d’aller plus loin signalons que pour ce qui concerne ces remèdes, nous n’en ferons qu’une brève présentation pour les traiter plus en profondeur dans le second chapitre de notre réflexion, du moins les plus essentiels. Nous jugeons nécessaire de faire cette précision pour éviter de nous répéter en cours de route, car selon Tocqueville, derrière chaque remède se cache un principe essentiel qui permet à la liberté elle-même de neutraliser les risques auxquels elle fait face dans la démocratie. Ainsi, nous voudrions démontrer cela dans la seconde partie qui concerne les rapports essentiels entre liberté et égalité. Par conséquent montrer que liberté et égalité sont aussi compatibles que complémentaires. En attendant, on peut dire avec Tocqueville que l’antidote qui permet de lutter contre tous ces maux est la liberté même. Car selon Tocqueville, « pour combattre les maux que l’égalité peut produire, il n’y a qu’un remède efficace : c’est la liberté politique ». Pour se faire, il faut utiliser certaines techniques de gouvernement et instruire, ou du moins, sensibiliser les hommes. C’est pourquoi il faut combattre ces menaces par des institutions libres qui obligent les individus à sortir d’eux-mêmes et de leur isolement, à oublier leurs affaires privées pour s’occuper des affaires publiques, qui n’est pourtant qu’une autre manière de s’en occuper. Parmi ces institutions libres ou contre-pouvoir, nous avons les libertés locales ou les communes, les associations politique et civile, la société civile, la décentralisation pour ne citer que celles-là. D’abord les libertés locales ou municipales qui permettent de donner une vie politique à chaque portion de territoire. Cela en donnant l’occasion à chaque citoyen de s’intéresser à la chose publique en lui donnant la chance de participer à la gestion des affaires de la société à travers la commune qui est plus proche de lui. Car il serait très difficile de l’intéresser au sort de l’Etat vu la structure et le fonctionnement de celui-ci. Cela permet aux citoyens d’agir ensemble, de s’intéresser ensemble au bien public, de sentir tous les jours qu’ils dépendent les uns des autres. Car « c’est donc en chargeant les citoyens de l’administration des petites affaires, bien plus qu’en leur livrant le gouvernement des grandes, qu’on les intéresse au bien public et qu’on leur fait voir le besoin qu’ils ont sans cesse les uns des autres pour le produire ». Cela d’autant plus que dans ces sociétés égalitaires, il est très difficile de tirer un homme de lui-même, donc de l’intérêt particulier à l’intérêt général. Ainsi, en s’occupant, selon Tocqueville, d’abord de l’intérêt général par nécessité, et puis par choix, ce qui était calcul devient instinct ; et à force de travailler au bien de ses concitoyens, on prend enfin l’habitude et le goût de les servir. En plus, il s’y ajoute que pour Tocqueville, « c’est dans les commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science ; elles la mettent à la portée du peuple ; elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir ». De là, on voit que les institutions communales revêtent toute leur importance dans la démocratie, car celles-ci, pour préserver la liberté des citoyens, a besoin que ces derniers y participent, notamment au niveau local. Cela parce que les communes constituent également le lieu où se forme un esprit civique chez le citoyen indispensable pour amoindrir, voire même éliminer les effets de l’individualisme. Mieux, c’est aussi le lieu où des liens de solidarité et de coopérations peuvent se tisser. Ensuite, il y a les associations de tout âge, de toute condition, de toute nature (professionnelle, caritative, amicale…) qui permettent aux citoyens de lutter par eux-mêmes contre les maux et les aléas de la vie sans faire appel au pouvoir politiquecentral et à la vie collective d’être moins abstraite et plus animée. En effet, elles sont également un moyen de préserver la liberté en ce qu’elles constituent des contre-pouvoirs pour les citoyens et des moyens de décentralisation sociale. Elles regroupent les citoyens qui ont les mêmes goûts, les mêmes idées, et les mêmes objectifs en vue de former un pouvoir intermédiaire pour se défendre contre une action directe et forte du pouvoir central de l’Etat. Autrement dit, elles permettent de lutter contre l’individualisme que l’égalité des conditions engendre et le« despotisme démocratique » d’un Etat tout-puissant, tout en préservant la liberté des citoyens. C’est pourquoi, selon Tocqueville, il faut que « l’art de s’associer se développer et se perfectionner dans le même rapport que l’égalité des conditions s’accroit ». Cela d’autant plus que pris isolément, les individus sont très faibles, car l’égalité des conditions a fait disparaitre les êtres particuliers forts et puissants. De là, on voit que c’est dans l’intérêt et pour leur bien-être que les individus sont obligés de s’associer. Car autrement, il serait difficile, sinon impossible qu’ils arrivent à quoique que ce soit par eux mêmes. Puisque tout ce à quoi ils n’arrivent pas en s’associant, c’est l’Etat qui s’en charge à leur place. Or son action est toujours, sinon presque, dangereuse et pour Tocqueville, ce serait une erreur de laisser à l’Etat le soin exclusif de tout organiser. C’est ce que Tocqueville explique dans ce texte «prophétique» :« Il est facile de prévoir que le temps approche où l’homme sera de moins en moins en état de produire par lui seul les choses les plus communes et les plus nécessaires à sa vie. La tâche du pouvoir social s’accroîtra donc sans cesse, et ses efforts mêmes la rendront chaque jour plus vaste. Plus il se mettra à la place des associations, plus les particuliers, perdant l’idée de s’associer, auront besoin qu’il vienne à leur aide : ce sont des causes et des effets qui s’engendrent sans repos ». Ainsi on voit la nécessité dans laquelle les individus des sociétés démocratiques, de surcroit, égalitaires, sont de s’associer. Cela d’autant plus que dans ces types de sociétés, « la science de l’association en est la science mère ». Nous reviendrons plus loin sur les effets positifs qu’engendre la science de l’association dans la vie civile et politique des citoyens d’une démocratie. La décentralisation quant à elle, contrairement à la centralisation qui concentre tous les pouvoirs de l’Etat, permet à la vie politique d’être proche des collectivités locales, donc des populations. Ce qui pousse les citoyens à rester liés par une vie collective et un destin commun. En effet, si l’on en croit Tocqueville, le mal démocratique est le désintéressement des citoyens des affaires publiques, or la centralisation conduit rapidement à cela. Ainsi, pour y remédier et inverser la tendance, il faut que le pouvoir soit aussi décentralisé autant que possible et aussi près du citoyen qu’il puisse s’en approprier. Cela parce que plus le pouvoir est proche de lui, plus la gestion des affaires publiques l’intéressera davantage et la liberté y gagnera en expression. Or la décentralisation, justement, permet et donne l’occasion aux citoyens des’impliquer et de s’intéresser davantage aux affaires publiques, car se sentant impliqués dans la gestion des affaires de la localité. Pour confirmer ses propos, il prend l’exemple des communes qui constituent un réel contre-pouvoir et participent à la formation des citoyens. En effet, pour lui, les communes sont les « écoles de la liberté », le lieu où les citoyens apprennent à faire un usage réglé de leur liberté. C’est aussi le lieu où se forme un esprit civique. C’est le lieu où peuvent et se tissent des liens de coopération et de solidarité. C’est pourquoi, selon lui, si l’on ne veut pas que la démocratie aboutisse à la perte de la liberté par l’effet de la centralisation et de la concentration du pouvoir, il faut qu’il y ait des démembrements du pouvoir incarnés par des communes locales fortes et libres. Car « sans institutions communales [libres et fortes], une nation peut se donner un gouvernement libre, mais elle n’a pas l’esprit de liberté. Des passions passagères, des intérêts d’un moment, le hasard des circonstances, peuvent lui donner des formes extérieures de l’indépendance ; mais le despotisme refoulé dans l’intérieur du corps social réaparait tôt ou tard à la surface » . De là on voit que si la décentralisation agit au niveau institutionnel, elle contribue également à modifier les comportements et à changer les mentalités. Toutefois, en attendant de revenir sur tous ces aspects avec de plus amples détails dans le chapitre d’après, analysons à présent les rapports antagonistes et presque conflictuels qu’entretiennent liberté et égalité, d’après Tocqueville, dans une démocratie égalitaire. En d’autres termes, en quoi l’égalité constitue-t-elle une menace pour la liberté, plus particulièrement celle individuelle ? Si c’est le cas, que faut-il faire alors pour sauver la liberté ? Liberté et égalité sont-elles complémentaires ou s’excluent-elles ?

Réconciliation entre liberté et égalité

   Tocqueville considère que tous les maux engendrés par la démocratie résultent de cet individualisme qui est caractéristique des sociétés démocratiques. Mais, malgré les inconvénients qui en découlent, il serait vain de vouloir empêcher l’évolution qui tend vers une égalité toujours plus grande pour éviter les inconvénients de la démocratie, car comme nous l’avons indiqué plus haut, le phénomène a tous les aspects d’un fait providentiel qu’il est impossible d’empêcher et d’arrêter. Mais fait-il pour autant se résigner et accepter de perdre la liberté dont l’égalisation croissante des conditions est l’ennemi ? Tocqueville propose, à ce propos, d’utiliser un certain nombre de moyens, dont certains sont employés en Amérique, pour sauver et consolider la liberté.En effet, on dit, généralement, que la démocratie est le gouvernement du plus grand nombre, il faut l’accepter comme tel, tout en empêchant que ce régime tombe dans les travers qui sont particulièrement les siens. Ainsi, pour conquérir et/ou conserver la liberté mise en danger dans la démocratie, il faut contrecarrer l’individualisme qui est un mal démocratique, éviter que les hommes ne se tournent uniquement vers euxmêmes et les leurs et n’abandonnent la société.Pour y parvenir, il faut utiliser des moyens efficaces. Ce qui le pousse à poser le problème fondamental de la démocratie. Pour lui, cette dernière veut la liberté et l’égalité en même temps. De là, on en déduit qu’il n’y a de démocratie que s’il y a à la fois liberté et égalité. Pourtant c’est de ce constat que naît l’inquiétude de Tocqueville. Parce que, d’une part, chez beaucoup d’hommes, l’amour de l’égalité vient avant celui de la liberté. A cet effet, il écrit « chacun a remarqué que, de notre temps, […] cette passion de l’égalité prend chaque jour une place plus grande dans le cœur humain ». D’autre part, l’égalité des conditions, telle que l’entend Tocqueville, finira naturellement par conduire à la tyrannie de la majorité, à l’individualisme, c’est-à-dire au repli de chaque individu sur lui-même, à une centralisation étatique plus poussée, et pour finir, à une sorte de totalitarisme de l’Etat tutélaire et paternel. Ainsi, pour lui, tout cela aboutit à la disparition des libertés individuelles et à l’établissement progressif de la servitude, douce, mais suffisante pour dégrader l’homme.Dès lors, il apparait comme une nécessité, pour Tocqueville, de mettre en place des moyens de la liberté pour espérer la sauver. Premièrement,la liberté politique par la participation de tous des affaires publiques, donc de l’Etat. En effet, la thèse que pose Tocqueville est la suivante : la volonté de liberté ne peut se trouver que dans les hommes pris individuellement. Or, il se trouve que ceux-ci ne peuvent réaliser cette liberté que dans le cadre d’un Etat, qui est pourtant lui-même naturellement et spontanément une structure de domination, donc contraire à l’idée même de liberté. Mais puisque l’Etat est indispensable et ne peut être supprimé, c’est à l’intérieur de lui-même qu’il faudra agir pour qu’il devienne une structure permettant l’institutionnalisation de la liberté, et non de domination. Pour ce faire, il faut introduire dans l’Etat la volonté de tous ceux qui veulent la liberté. Autrement dit, il faut que la volonté de l’Etat soit la volonté de l’ensemble des individus. Car, s’il doit y avoir une société ou un Etat, il faut qu’il y ait un règlement, une organisation indispensable des relations entre individus, donc un pouvoir. Mais si nous devons être réglés, il faut que nous le soyons par nous-même. Ainsi, le moyen de la liberté devient la participation de tous à l’Etat, car, comme l’a dit Tocqueville lui-même, pour combattre les maux que l’égalité peut produire, il n’y a qu’un remède efficace : c’est la liberté politique. Car elle n’est pas une garantie d’une liberté préexistante, c’est-à dire une sorte de défense ou de technique de protection, elle est, à elle seule, la liberté dans son étendue. Parce que c’est dans sa manifestation politique que la liberté est susceptible de trouver son ultime refuge. Ainsi, l’engagement politique du citoyen apparait comme une sorte de démarche compensatrice de l’absence de liberté individuelle, voire même naturelle. Cela d’autant plus qu’il permet de transférer l’exercice de la liberté du plan individuel au plan collectif. C’est dire que l’individu a besoin de ses semblables, dont il ne peut se passer, pour se libérer, car la liberté ne peut être que le résultat d’un effort commun et collectif. Car, comment l’idée de liberté peut-elle s’exercer ou être exercée sur le plan individuel en faisant abstraction des lois et règles qui régissent le fonctionnement d’une société ? De cette idée que nous sommes tous égaux, idéalement, peut-on ou doit-on en déduire que personne ne doit obéir à personne ? Compte tenu de l’expérience, il faut dire que si nous voulons réellement être libres, il faut que nous soyons commandés et ainsi participer au commandement. Ainsi, on retrouve Rousseau pour qui l’obéissance à la liberté qu’on s’est prescrite est liberté. Or on n’obéit à la loi que parce qu’on l’accepte comme telle, car ayant participé à élaboration de la volonté générale. De là, on peut dire que la liberté politique n’est véritable que lorsqu’elle est comprise comme instrument de rassemblement de tous les hommes autour d’un intérêt collectif afin de s’engager dans la lutte politique.Ainsi, elle n’a de sens que dans un projet de libération collective. C’est ainsi qu’on introduit une sorte d’interdépendance entre l’Etat et l’individu, mais également entre l’individu et son semblable, car la liberté n’est pas seulement une affaire de droit ou de loi, mais aussi de rapports sociaux, car après l’Etat, il y a la société qui est plus proche de l’individu. Or la liberté, comme respect naturel de tous, ne peut, par définition, être que par et dans le cadre de l’interdépendance de tous et de chacun. C’est dire que la démocratie, pour qu’elle soit effective et efficace, doit introduire l’interdépendance dans l’Etat. Car ayant pour conséquence l’implication de tous dans la politique, c’est-à-dire que celle-ci doit être assurée par l’interdépendance. Ainsi, il apparait que la liberté politique est fondée sur l’interdépendance des hommes et de leur participation à cette interdépendance. Cette idée de liberté comme participation et implication de tous dans la volonté de l’Etat se retrouve également chez J.-J. Rousseau. En effet, pour lui, la démocratie est une « forme d’association qui définit et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéit pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ». C’est pourquoi, selon lui, la liberté ne consiste pas à faire ce que l’on veut, car si chacun faisait ce qui lui plait, on ferait forcément ce qui déplait à autrui, et s’il en était ainsi, on ne vivrait pas dans un Etat libre. La liberté ne consiste pas non plus à être soumis à la volonté d’autrui ni à soumettre autrui à sa propre volonté. Mais elle consiste plutôt à obéir à la loi qu’on s’est prescrite en participant à la volonté générale par son acte associatif au pacte social.

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Table des matières

Introduction
Chapitre Premier : Egalisation des conditions et démocratie chez Tocqueville
1. Le principe d’égalité des conditions : un idéal de démocratie
2. Les conséquences de l’égalité des conditions
3. Les remèdes contre les maux de la démocratie
Chapitre 2 : Liberté et Egalité dans la démocratie
1. L’égalité contre la liberté
2. Réconciliation entre liberté et égalité
3. Démocratie et citoyenneté
Chapitre 3 : Actualité et prolongement de la pensée de Tocqueville
1. Actualité et pertinence de la pensée de Tocqueville
a. La montée de l’individualisme
b. Le désintérêt pour la chose publique et pour la vie politique
c. L’opinion publique et la presse dans la démocratie
2. Le poids de la société civile dans la démocratie
a. Une tentative de définition de la société civile
b. Origines et évolution du concept
c. Rôle et fonction de la société civile dans une démocratie
Conclusion
Bibliographie

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