La transition énergétique est un concept largement utilisé et toujours plus répandu ces dernières années. Pour s’interroger sur la transition énergétique vers un monde décarboné, ou transition énergétique bascarbone, il est pertinent de se demander ce que recouvre cette notion.
apparition de la notion
La notion de transition est utilisée depuis longtemps, au-delà de son emploi par les physiciens dès la fin du 19ème siècle (Curie, 1895) . On la trouve par exemple dans le rapport Limits to growth (Halte à la croissance ? en français, Meadows et al., 1972) qui met en garde contre l’épuisement des ressources dû à notre modèle de croissance économique. Pour éviter l’effondrement du système, les auteurs préconisent pour atteindre une situation d’équilibre, d’abandonner un modèle économique reposant sur la croissance et donc de réaliser une transition : « the transition from growth to global equilibrium » (Meadows et al., 1972, p.180).
Le concept de transition appliquée au système énergétique est popularisé un peu après, dans les années 1980 après le second choc pétrolier de 1979. À notre connaissance, la première référence à l’expression energy transition paraît dans un article de Attiga (1979) qui réfléchit à la situation des pays en développement. Par la suite, l’expression est reprise dans des rapports de l’American Association for the Advancement of Science (Abelson, 1980 ; Perelman, Giebelhaus et Yokell, 1981) qui s’intéressent principalement à la dépendance au pétrole et ses conséquences économiques et par la Banque Mondiale (Chenery, 1981 ; World Bank, 1983). Selon Bonneuil et Fressoz (2013), l’expression energy transition est utilisée dès 1975 par des thinks tanks puis reprise par des lobbies industriels et diverses institutions comme le Bureau de la planification énergétique américain, le secrétariat suédois pour l’étude du futur, la Commission trilatérale (Sawhill, 1978) ou encore la Communauté économique européenne afin d’éviter l’emploi du terme « crise » plus anxiogène.
Dans son usage, la notion de transition énergétique est aussi étroitement liée à celle de développement durable. Le rapport Brundtland Notre avenir à tous (Brundtland et al., 1987) qui cherche à proposer une alternative aux conclusions du rapport Limits to Growth préconise de changer notre mode de développement pour celui du développement durable qui « signifie la satisfaction des besoins élémentaires de tous et, pour chacun, la possibilité d’aspirer à une vie meilleure ». Pour changer de mode de développement, le rapport mentionne la transition vers le développement durable, « transition to sustainable development » ou encore une « transition to a safer, more sustainable energy era » (Brundtland et al., 1987). Il est à noter que les aspects énergétiques sont présents dans la conception de la transition puisqu’il est évoqué une « transition to a more diversified and balanced structure of energy supply and environmentally sound energy supply system ». Depuis la parution de ce rapport, c’est la notion de développement durable qui s’est imposée sur la scène internationale au détriment d’autres courants comme l’écodéveloppement (Sachs, 1980) et malgré les nombreuses critiques qui lui sont adressées (Zaccai, 2015). L’adoption des Sustainable Development Goals au niveau international en 2015 comprend ainsi plusieurs indicateurs relatifs à l’énergie bien que la transition énergétique ne soit pas mentionnée directement.
En 1980 paraît en Allemagne le rapport Energiewende – Wachstum und Wohlstand ohne Erdöl und Uran (Krause, Bossel et Müller-Reißmann, 1980) produit par l’Öko-Institut qui popularise la notion de transition énergétique, bien qu’Energiewende se traduise littéralement en français par tournant énergétique. L’idée de tournant peut toutefois sembler avoir, à première vue, un sens plus radical, plus proche de révolution que celui de transition qui renvoie dans le sens commun à un changement plus graduel et lent. S’opposant en partie aux thèses développées dans le rapport Limits to Growth paru en 1972 (Meadows et al., 1972), les auteurs Krause, Bossel et Müller-Reißmann (1980) cherchent à montrer que la croissance économique est possible malgré une sortie du pétrole et du nucléaire. Un de leurs scénarios développés jusqu’à l’horizon 2030 propose une sortie de ces énergies tout en développant massivement les énergies renouvelables comme l’éolien et le photovoltaïque et en s’appuyant encore fortement sur le charbon (près de 55 % de ses besoins en énergie) (Morris et Jungjohann, 2016). Leurs hypothèses reposent également sur une forte diminution de la demande d’énergie via notamment des actions d’efficacité énergétique mais sans remettre en cause les modes de vie (Aykut et Evrard, 2017).
La publication de ce rapport donne lieu à de nombreux débats en Allemagne où il est repris et commenté par les différentes parties prenantes. L’Öko-institut est ensuite invité à participer à diverses commissions pour réfléchir à l’évolution du système énergétique (Aykut, 2015). Le discours autour de la transition énergétique ou Energiewende a donc rapidement su gagner les instances administratives et politiques avec un relatif accord sur sa définition. La popularisation de la notion de transition énergétique a été favorisée par les courants proches de la modernisation écologique dont notamment les think tanks allemands. Le WBGU (Conseil consultatif scientifique sur le changement planétaire) publie notamment un rapport en 2011 présentant un « grand récit » de la transition : l’Allemagne et les autres pays européens pourraient entraîner le reste du monde dans une grande transition vers une économie bas-carbone. Derrière le discours autour de l’Energiewende, l’État allemand défend donc un véritable renouveau industriel appuyé par un programme politique partagé par de nombreux acteurs dont l’administration. L’institutionnalisation du tournant énergétique en Allemagne a donc commencé très tôt, en particulier par rapport à la France et s’est traduite par une « domestication » de sa transition, c’est-à-dire par l’établissement d’un projet industriel soutenu par l’État (Aykut et Evrard, 2017).
En France, l’expression transition énergétique apparaît bien plus tard et a été popularisée depuis une dizaine d’années, en même temps que la médiatisation des préoccupations envers le changement climatique. La première référence à la transition énergétique remonte, selon Guerry (2016), à 2002 dans un rapport de presse sur une réunion des collectivités territoriales pour la protection de la planète. À partir de 2008, son utilisation se diffuse plus largement avec notamment son emploi dans un livre de Rojey (2008) sur les problématiques énergieclimat. Du côté institutionnel, le rapport Boissieu (2006) ne contient pas l’expression, mais celui de Syrota (2008), deux ans plus tard fait plusieurs fois référence à une transition énergétique à l’horizon 2020-2030.
L’utilisation de l’expression est donc d’abord limitée avant de se diffuser plus largement à partir du milieu des années 2000. Comme l’ont remarqué Aykut et Evrard (2017), dans chacun des premiers rapports de l’association Négawatt (2003 et 2006) qui proposent des scénarios vers un système énergétique fonctionnant presque uniquement sur des renouvelables, l’expression transition énergétique n’est utilisée qu’une fois alors que le rapport publié en 2011 l’emploie à de nombreuses reprises (Association négaWatt, 2011, environ une vingtaine de fois). La notion s’impose véritablement au sein du débat public dans les années 2010 avec notamment l’organisation du Débat national sur la transition énergétique (DNTE) en 2012 et 2013. L’émergence de la notion en France a donc lieu dans le contexte de la lutte contre le changement climatique avec la montée des préoccupations environnementales. La transition énergétique portée par le discours institutionnel est pensée principalement dans l’optique de la décarbonation ce qui permet de maintenir l’énergie nucléaire dans le mix énergétique. Elle s’oppose à celle portée par d’autres acteurs, principalement des outsiders du système, militants anti-nucléaires qui voient la transition énergétique comme une modification plus profonde du système avec notamment un changement des comportements et surtout une sortie du nucléaire (Aykut et Evrard, 2017).
transition énergétique : un concept flou et ambigu
L’utilisation à profusion du concept de transition énergétique n’empêche pas pour autant des débats autour de sa définition. La transition énergétique recouvre différentes significations qui varient beaucoup suivant les interlocuteurs. Par exemple, la vision d’un futur système énergétique reposant sur des nouvelles technologies révolutionnaires associé à une forte consommation d’énergie est incompatible avec celle d’un futur plus low-tech et sobre en énergie. Pour reprendre l’expression de de Perthuis (2017), la transition est un « concept à géométrie variable ». Cette ambigüité permet à chaque pays de proclamer qu’il est sur la bonne voie en matière de transition énergétique ou aux optimistes de penser que « la transition énergétique mondiale est en marche » (Canfin, 2016). Cette absence de définition explicite pose problème car les objectifs auxquels la transition fait référence diffèrent. Elle peut ainsi prôner successivement la réduction des coûts des énergies pour favoriser la croissance économique, la décarbonation de l’énergie, un système énergétique plus résilient ou encore un changement complet de modèle social. Le consensus devient difficile à trouver même si pour certains il semble atteint. Evrard (2014) parle ainsi de « consensus ambigu » en reprenant l’expression de Bruno Palier. Chavance (1990) qui étudie la transition vers l’économie de marché note que « la notion de transition est à la fois indispensable et ambiguë pour penser le changement systémique », indispensable car elle permet de réfléchir à la recomposition du système mais ambigüe car elle suppose l’existence et la définition a priori d’un état final qui occulte les incertitudes.
Bien que l’on évoque généralement la transition énergétique à réaliser pour lutter contre le réchauffement climatique et bien qu’elle renvoie à des définitions différentes, nous pouvons dans un premier temps l’identifier simplement à un changement entre deux systèmes énergétiques. La transition énergétique ne signifie donc pas forcément décarboner un système énergétique mais simplement passer d’un système reposant majoritairement sur une source d’énergie primaire à une autre source d’énergie primaire. Avec la popularisation de cette expression, des évènements qui auparavant n’étaient pas désignés comme tels ont été associés à cette notion. Ainsi, la révolution industrielle avec le développement de l’utilisation du charbon est devenue une transition énergétique entre un système fonctionnant majoritairement à partir de biomasse vers un système reposant en grande partie sur le charbon. Pourtant, le concept de révolution est différent de celui de transition comme l’a analysé Chabot (2015). D’une part, la transition s’attache d’abord à modifier les moyens tandis que la révolution donne de l’importance aux objectifs finaux. D’autre part, le rapport au temps diffère : si la révolution cherche à revenir aux origines (temps cyclique), le temps de la transition correspond à une spirale, « cyclique [mais] sans aucun retour à l’origine » (De Meyer, 2015). Pour Smil (2013) cependant, il est tout à fait pertinent de parler de transition et non pas de révolution, car la transition est un processus continu de changement : « Energy transitions are not sudden revolutionary advances that follow periods of prolonged stagnation, but rather continuously unfolding processes that gradually change the composition of sources used to generate heat, motion and light ».
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Table des matières
Introduction
I état des lieux de la transition énergétique
1 retour sur le concept de transition énergétique
1.1 Apparition de la notion
1.2 Transition énergétique : un concept flou et ambigu
1.3 Délimitation du concept de transition énergétique bascarbone
1.4 Les transitions énergétiques vues par les Sustainability Transitions
1.4.1 Les Sustainability Transitions : une approche pluridisciplinaire de la transition
1.4.2 Un cadre théorique d’analyse de la transition
1.4.3 Les chemins de transition
1.4.4 Spécificité de la transition bas-carbone
1.5 Problématique générale de la thèse
2 que nous enseigne l’histoire ?
2.1 Retour historique sur les transitions énergétiques
2.1.1 Une rétrospective de long terme
2.1.2 La révolution industrielle
2.1.3 Florilège de transitions énergétiques remarquables
2.2 Caractériser les moteurs des transitions énergétiques
2.2.1 La temporalité des transitions
2.2.2 Le rôle essentiel de l’innovation technologique
2.2.3 Des services nouveaux et moins chers
2.2.4 L’augmentation de la consommation d’énergie
2.2.5 La géographie des ressources
2.2.6 Le soutien institutionnel
2.3 Les défis de la transition énergétique bas-carbone
2.3.1 Une transition dirigée et pas spontanée
2.3.2 Le risque de carbon lock-in
2.3.3 Une fenêtre d’action étroite
2.3.4 Retour à une économie organique ?
2.3.5 Le rôle incertain de l’innovation technologique
2.3.6 L’acceptabilité sociale
2.4 Conclusion
II les tentatives de contrôle de la transition énergétique en france
3 la transition énergétique française dominée par des intérêts économiques
3.1 Une politique énergétique française marquée par le nucléaire
3.1.1 Nucléaire : un programme technocratique
3.1.2 Remettre en cause le nucléaire ?
3.1.3 Les énergies renouvelables électriques
3.1.4 La biomasse, une énergie au potentiel sous-exploité
3.1.5 Le chauffage urbain, un développement limité au profit du chauffage électrique
3.2 Une convergence progressive des thématiques de l’environnement et de l’énergie
3.2.1 L’État face à la croissance énergétique
3.2.2 Un État soucieux de l’indépendance énergétique
3.2.3 L’institutionnalisation du changement climatique
3.3 Objectifs et gouvernance de la transition énergétique en France
3.3.1 Évolution des objectifs de la transition énergétique
3.3.2 Processus de fabrication des scénarios de la DGEC
3.3.3 Gouvernance et suivi de la transition
3.3.4 Les autres gouvernances de la transition énergétique
3.4 Insuffisance de l’évolution du système énergétique visà-vis des objectifs climatiques
3.4.1 L’évolution des demandes de service énergétique
3.4.2 L’évolution du mix énergétique
3.4.3 L’évolution des émissions de GES et CO2
3.5 Conclusion
4 quel futur pour la transition énergétique bascarbone en france ?
4.1 Le contrôle par la taxe carbone
4.1.1 Déclinaison française de la taxe carbone
4.1.2 Les résultats de la commission Quinet 2019
4.1.3 Une taxe carbone difficile à mettre en œuvre
4.2 Conflits entre trajectoire neutralité et LTECV
4.2.1 Hypothèses de l’exercice prospectif
4.2.2 Les difficultés pour atteindre la neutralité carbone
4.2.3 Les différences entre un scénario Neutralité et un scénario LTECV
4.2.4 Discussion et conclusion
4.3 Le poids des décisions passées : enseignement d’une analyse comparative avec la Suède
4.3.1 La politique énergétique en Suède
4.3.2 Les futures trajectoires des systèmes énergétiques
4.3.3 Une disparité des orientations
4.4 Conclusion
III comment piloter une transition énergétique ?
5 la gouvernance issue des sustainability transitions
5.1 Le Transition Management
5.2 Les critiques du mouvement
5.3 Conclusion
6 quels apports du phénomène de transition de phase en physique ?
6.1 Éléments de la physique des transitions de phase
6.1.1 Équilibre thermodynamique
6.1.2 Classification des transitions
6.2 Analogie inspirée d’Ehrenfest
6.2.1 Déclinaison de l’analogie
6.2.2 Détermination du profil de taxes et subventions
6.2.3 Résultats avec un modèle simplifié à 3 années et 3 technologies
6.2.4 Résultats avec un modèle simplifié à 3 années et
6 technologies
6.2.5 Résultats avec un modèles TIMES
6.2.6 Conclusion
6.3 Analogie inspirée de Landau
6.3.1 De la classification de Landau aux phénomènes critiques : lois d’universalité
6.3.2 Déclinaison de l’analogie
6.3.3 Élaboration de chemins de transition dans deux cas simplifiés
6.4 Conclusion
Conclusion
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