Une mission française poursuit le travail de la commission américaine, 1903-1906
En avril 1900, une épidémie de fièvre jaune au Sénégal attire de nouveau l’attention. On dénombre 416 cas dont 225 décès en moins d’un an (Tran et al, 1999). Afin de ne pas compromettre le développement du commerce avec les colonies, le gouvernement français décide l’envoi d’une mission scientifique à Rio de Janeiro, placée sous la direction de l’Institut Pasteur. Le choix de Rio s’impose devant l’état endémique de la maladie dans cette agglomération de 600000 habitants et la solide infrastructure médicale dont dispose alors le Brésil (Löwy et Rodhain, 1999). Emile Roux, directeur de l’Institut Pasteur, choisit pour cette mission Emile Marchoux (qui a déjà participé à une mission similaire au Sénégal, au début de l’année 1901), Alexandre Salimbeni (qui quittera rapidement Rio en raison de problèmes de santé) et Paul-Louis Simond (qui, trois ans plus tôt, a découvert la transmission de la peste par la puce du rat).
Les trois hommes arrivent à Rio en novembre 1901 et se mettent au travail dès janvier 1902. La mission française installe son laboratoire dans un pavillon mis à sa disposition dans l’hôpital Sao Sebastiao où les cas de fièvre jaune ne manquent pas puisque l’on en compte une dizaine par jour. Marchoux, Salimbeni et Simond s’attachent tout d’abord à définir des critères objectifs pour reconnaître ces cas. Il faut savoir qu’à cette époque il n’existe pas d’autre moyen diagnostique que la clinique associée au contexte épidémiologique. Bien souvent, les signes hémorragiques, l’ictère et l’albuminurie manquent au tableau complet et la maladie, limitée à une simple poussée fébrile, peut être facilement confondue avec un accès palustre. A la suite de leurs observations, Marchoux, Salimbeni et Simond montrent que les cas bénins de fièvre jaune sont bien plus nombreux qu’on ne l’avait imaginé. Comme les Américains Reed, Carroll et Agramonte qui ont montré que le sang était virulent sans que l’examen microscopique ne puisse révéler quoique ce soit, la mission française tente elle aussi de mettre en évidence le microbe dans le sang des malades ou dans le corps des moustiques.
Ces tentatives restent vaines et les chercheurs français admettent alors que « le microbe de la fièvre jaune doit appartenir à cette catégorie de germes dits invisibles …» (Marchoux et al, 1903). Une série de tentatives visant à infecter des animaux de laboratoire les plus divers, dont cinq espèces de singes (trois africains et deux originaires d’Amérique du Sud), reste tout aussi infructueuse. Dans ces conditions, l’expérimentation sur l’homme va pouvoir commencer mais elle n’est « légitime que si elle doit conduire à des résultats nouveaux et importants ». Les premières expériences se bornent à vérifier que la fièvre jaune se transmet par piqûres de Stegomyia fasciata, infectés sur un malade aux trois premiers jours de la maladie, que seuls les moustiques infectés depuis au moins 12 jours sont capables de transmettre la maladie à une personne sensible et que les moustiques infectés depuis plus longtemps provoquent des cas plus graves. Très vite, ils réalisent les premières tentatives de vaccination d’abord à l’aide de sérums virulents chauffés à 55°C, puis de sérums virulents filtrés sur bougie de porcelaine. Mais c’est avec des injections de sérums de convalescents qu’ils obtiennent les meilleurs résultats.
L’expérience consiste à injecter, à un individu non immunisé, le sérum d’un malade ayant récemment développé la maladie, et de le soumettre ensuite à la piqûre d’un moustique infecté. Aucun des sujets ainsi préparés ne développe la maladie. Cette technique est également testée sur des cas aigus de fièvre jaune avec un certain succès.
Nouvelles connaissances sur Stegomyia fasciata
Dans son premier rapport de novembre 1903, la mission française étudie avec soins les moeurs de Stegomyia fasciata. Ce moustique d’un genre extrêmement voisin du Culex est répandu dans les régions chaudes du globe. Il mesure 4 à 5 millimètres. Des zébrures et des points blancs argentés se dessinent sur son corps brun foncé formant l’image d’une lyre à deux cordes sur sa face dorsale (ill. 2). Cette espèce est très sensible aux différences de températures. A environ 28°C, il manifeste son maximum d’énergie et d’activité. Il meurt au-delà de 39°C. Au-dessous de 15 à 16°C, il devient paresseux et cesse de s’alimenter. Emile Marchoux et son équipe multiplient alors les expériences afin d’étudier l’action de la température sur tous les stades de son existence et sur les actes qui se rapportent à la multiplication, l’accouplement, la succion du sang, la ponte, l’évolution des larves et la métamorphose en insecte parfait. Ainsi, un climat où les températures nocturnes moyennes sont supérieures à 22°C et les températures diurnes supérieures à 25°C suffit à Stegomyia fasciata.
A l’état parfait, il abonde au voisinage et à l’intérieur des maisons où les femelles piquent aux heures les plus chaudes de la journée jusqu’au milieu de la nuit. Mais les observations conduisent à penser que dans la nature le moustique peut ne pas se comporter exactement comme en captivité, en particulier concernant la piqûre. Afin de s’en assurer, des hommes, installés dans des maisons différentes, immobiles, emprisonnent, à toute heure du jour, dans des tubes de verre, chaque moustique qui se pose sur leur peau avant qu’il ne pique. Marchoux, Salimbeni et Simond déterminent ainsi que le Stegomyia fasciata piqueur est une jeune femelle diurne ayant quitté l’état de pulpe depuis 2 à 4 jours seulement, ayant subi la fécondation mais n’ayant pas encore eu l’occasion de piquer l’homme tandis que les femelles repues de sang une première fois et libres dans les habitations cessent de poursuivre l’homme pendant la journée en devenant plutôt des moustiques nocturnes.
Ces observations associées aux données géographiques et climatologiques de la province de Rio de Janeiro suffisent à prévoir la distribution du Stegomyia fasciata dans la région. Dans la baie de Rio, il est présent toute l’année et très abondant au cours de la saison chaude. Quand on s’élève à 200 mètres, à Tijuca par exemple, il apparaît fin décembre, pullule jusqu’au mois de juin-juillet et disparaît complètement d’août à la fin de l’année.
Transmission verticale chez Stegomyia fasciata
Toujours dans leur deuxième mémoire, Simond et Marchoux attirent l’attention sur une microsporidie, parasite du Stegomyia, qu’ils nomment Nosema stegomyae (Marchoux et Simond, 1906). Ils remarquent que ce parasite se transmet héréditairement de la femelle Stegomyia aux oeufs qu’elle pond, puis aux larves issues de ces oeufs. Forts de cette observation, ils vont tenter de démontrer que le microbe de la fièvre jaune peut également se transmettre de façon verticale d’un moustique à sa descendance. Diverses expériences réalisées dans ce but en 1903 n’ont donné aucun résultat positif. Mais celle du mois de février 1905 est tout à fait remarquable et mérite que nous nous y attardions. « Une femelle Stegomyia fasciata née au laboratoire et arrivée à l’état adulte le 19 janvier 1905, a été accouplée du 9 au 11.
Elle a piqué un malade présentant une atteinte sévère, au 2e jour de la maladie, le 11 janvier et a fourni une première ponte le 17 janvier. Au 25 janvier elle a piqué un autre malade au 2e jour qui présentait une atteinte de gravité moyenne. Elle a fourni une 2e ponte le 28 janvier. Cette dernière ponte a éclot du 3 au 4 février et les larves élevées au laboratoire ont donné des insectes parfaits dès le 16 février. Deux femelles provenant de cette ponte ont été isolées dans des tubes à élevage et alimentées avec du glucose jusqu’au 2 mars. A cette date, c’est-à-dire quatorze jours après la métamorphose, on a fait piquer par ces deux moustiques le sujet..
A. Ce sujet de nationalité portugaise, était arrivé au Brésil depuis peu de jours et n’avait jamais éprouvé aucune atteinte de fièvre jaune. Il n’a pas manifesté de réaction à la suite de la piqûre. Après un intervalle de huit jours, le 10 mars, le même sujet a été piqué une seconde fois par un seul des deux moustiques, l’autre étant mort accidentellement. Quatre jours plus tard, le 14 mars, il a manifesté les symptômes de la fièvre jaune » (Marchoux et Simond, 1905). Cette atteinte quoique fort légère est suffisamment caractérisée par les symptômes d’invasion. Afin de lever tous les doutes, ils soumettent le sujet A au contrôle de l’inoculation amarile normale, par piqûre de Stegomyia fasciata directement infecté sur des malades. Cette nouvelle épreuve n’amène aucun résultat, démontrant l’immunité acquise vis à vis de la fièvre jaune chez le sujet..
A. La mission française se trouve donc en présence d’un cas certain de fièvre jaune, conféré par un Stegomyia fasciata infecté par voie héréditaire et constate que ce passage d’une génération à une autre par l’oeuf pourrait déterminer une atténuation du virus. Cette découverte amène de nombreuses questions. « La transmission du virus amaril aux moustiques par l’oeuf est-elle fréquente dans la nature ? Est-elle possible pour une série de générations ? » (Marchoux et Simond, 1906). A défaut d’expériences, faute de moyens, Marchoux et Simond se basent sur des observations épidémiologiques. Ils en concluent que ce mode de transmission reste exceptionnel dans la nature et qu’il joue un rôle extrêmement réduit dans la propagation du virus dans les zones épidémiques. Ils soupçonnent tout de même sa réelle importance dans les foyers endémiques.
|
Table des matières
Introduction
Préambule
I.1900-1930 : identification d’une arbovirose
1.Une mission française poursuit le travail de la commission américaine, 1903-1906
2.Nouvelles connaissances sur Stegomyia fasciata
3.Transmission verticale chez Stegomyia fasciata
4.Transmission de la fièvre jaune par d’autres moustiques que Stegomyia fasciata
5.Les travaux d’expérimentation animale
a.Sur les singes
b.Sur les chevaux
c.Sur les rongeurs
6.Etat des connaissances sur l’épidémiologie de la fièvre jaune en 1930
a.Données épidémiologiques
b.Le réservoir simien : une hypothèse à explorer
II.1930-1960 : développement de l’épidémiologie de la fièvre jaune
A.En Amérique du Sud
1.Colombie, 1934-1941
a.Historique de la fièvre jaune en Colombie
b.Résultats des investigations de la faune sauvage
c.Discussion
2.Brésil, 1934-1946
a.Description de la région
b.Epidémiologie des infections humaines
c.Enquête sur les hôtes vertébrés et les vecteurs arthropodes
d.L’épisode d’Almada
e.Discussion
3.Amérique centrale, Mexique, Panama, 1948-1956
4.Bilan sur les hôtes vertébrés d’Amérique du Sud 65
a.Animaux susceptibles
b.Animaux non susceptibles
c.Animaux pour lesquels les connaissances sont incomplètes ou non concluantes
5.Bilan sur les vecteurs arthropodes d’Amérique du Sud
B.En Afrique
1.Soudan
a.L’épidémie de 1940
i.Déroulement et contexte Origine
iii. Vecteurs
b.Notion de cycle sauvage, 1944
c.Réservoir animal au Soudan, 1953-1955
i.Singes
ii.Autres animaux
2.Ouganda, 1948
a.Vecteurs
b.Hôtes vertébrés
c.Cycle
3.Afrique de l’Ouest, 1948-1953
4.Bilan en Afrique, 1950-1960
III. 1960 à nos jours : schémas épidémiologiques actuels
A.En Afrique
1.Epidémies de 1960 à 1980
a.Ethiopie, 1960-1962
b.Sénégal, 1965
c.Nigeria, 1969-1970
d.Sénégal-Gambie, 1976-1979
2.Situation épidémiologique en 1980
a.Faune sauvage
i.Primates africains
α. Singes
β. Lémuriens
ii.Autres Vertébrés
α. Insectivores
β. Chiroptères
χ. Rongeurs
δ. Lagomorphes
ε. Carnivores
φ. Hyracoïdes
γ. Artiodactyles
η. Oiseaux
ι. Batraciens, reptiles
b.Vecteurs
α. Aedes aegypti
β. Aedes africanus
χ. Aedes simpsoni
δ. Aedes luteocephalus
ε. Aedes dentatus
φ. Coquilletidia fuscopennata theobald
γ. Aedes vittatus
η. Aedes metallicus
ι. Aedes pseudoafricanus
ϕ. Aedes stokesi
κ. Aedes du groupe taylori-furcifer
λ. Eretmapodites du groupe chrysogaster
c.Epidémiologie de la fièvre jaune en 1980
i.Aire d’endémicité
α. Zone forestière ou aire d’endémicité vraie
β. Zone de transition forêt-savane ou zone d’émergence
ii.Aire d’épidémicité
α. Fièvre jaune épidémique de type urbain
β. Fièvre jaune épidémique de type rurale De d.De nouvelles considérations
i.Transmission transovarienne
ii.Transmission chez les tiques
3.Epidémies de 1980 à nos jours
a.Côte d’Ivoire, 1982
b.Burkina Faso, 1983
c.Nigeria, 1986-1987
d.Cameroun, 1990
e.Kenya, 1992-1993
f.Sénégal, 1995
4.Actualisation du schéma épidémiologique
B.En Amérique du Sud
1.Epidémies récentes
2.Situation épidémiologique
3.Risques actuels d’épidémisation urbaine de la fièvre jaune
4.Epidémiologie moléculaire
Conclusion
Glossaire zoologique
Bibliographie
Télécharger le rapport complet