Dans un contexte de transmission d’informations, les interactions entre l’Homme et la machine doivent être conçues en prenant en compte les capacités sensorielles et mnésiques de l’Homme. Dans des situations où la perception visuelle est fortement contrainte ou déficiente, il est nécessaire de rendre l’information perceptible par une modalité sensorielle non visuelle. Par exemple, une personne non-voyante souhaitant prendre connaissance d’un itinéraire pourra parcourir une séquence d’instructions (aller tout droit pendant 100 m puis tourner à droite ; continuer pendant 150 m puis tourner à gauche, etc.). Elle devra mémoriser cet itinéraire sur la base de cette séquence d’instructions. Pour réaliser cette tâche, la synthèse vocale et la plage braille sont les solutions les plus communément utilisées. Cependant, la mémorisation d’une séquence d’instructions verbales atteint rapidement ses limites. De plus, l’utilisation de certains dispositifs, comme la plage braille ou la synthèse vocale, peut conduire à des contextes d’usage non adaptés. Par exemple, la plage braille est difficile à utiliser en mobilité. La synthèse vocale est en concurrence avec l’environnement sonore et risque de masquer des dangers potentiels. On peut même identifier des contextes plus larges, non liés à la déficience, comme la barrière de la langue pour les touristes par exemple. L’objectif général de cette thèse est de contribuer à la conception de techniques d’interaction non visuelle permettant d’optimiser la transmission d’informations. A ces fins, nous avons construit un cadre d’analyse permettant de concevoir des techniques d’interaction selon plusieurs paramètres de conception, puis nous avons exploré l’apport de la multimodalité pour améliorer la transmission et la mémorisation des informations. Nous nous sommes concentrés sur l’étude des techniques d’interaction basées sur les modalités sensorielles auditives et tactiles. L’objectif était de concevoir des techniques pour des environnements différents, comme un environnement bruyant par exemple. Mais aussi, de concevoir des techniques optimisées afin de transmettre plus d’informations sur les canaux perceptifs, comme exploiter plusieurs propriétés du son dans des messages audio ou répartir des informations dans des messages audio et tactile par exemple. Enfin, nous modèrerons au maximum l’utilisation de la parole dans nos techniques, afin d’éviter de limiter les techniques par la barrière de la langue, notamment par sa compréhension et, plus largement, afin d’explorer d’autres solutions que la synthèse vocale seule (langage oral) ou la plage braille seule (langage écrit non visuel).
Etat de l’art sur la transmission d’information basée sur les modalités tactiles et/ou auditives
La transmission d’information(s) entre un Homme et un système informatique nécessite des interfaces, pour recevoir et/ou émettre des stimuli, qui seront interprétés par le système et perçus par l’Homme (« les 5 sens »). Cependant, certaines situations, lorsque la perception visuelle est fortement contrainte ou déficiente, nécessitent de rendre perceptible, i.e. présenter, l’information sous une forme non visuelle. C’est justement dans un contexte de transmission non visuelle d’information que s’inscrivent nos travaux de thèse et plus spécifiquement sur des transmissions basées sur les modalités tactiles et/ou auditives. Dans ce chapitre, nous rappellerons les principales caractéristiques et limites des sens tactile et auditif de l’Homme, puis nous présenterons, avec des exemples choisis, le socle de connaissances sur lequel s’appuient nos travaux.
Modalités tactiles
Ce nous appelons modalités tactiles au sens large regroupent les stimuli tactiles, les modes de communication nécessitant le sens tactile et les interactions tactiles. Nous présentons la grande famille des modalités tactiles dans les sections suivantes et dans cet ordre.
Stimulus tactile
Un « stimulus tactile » sur la peau peut être, soit une vibration, soit une pression (dans nos travaux). Dans notre contexte, nous considérons qu’une vibration est un mouvement forcé (non naturel) d’oscillation autour d’une position avec une certaine durée, fréquence et amplitude . Toujours dans notre contexte, nous considérons qu’une pression correspond à la force par unité de surface qu’exerce un solide ou un fluide (ex. eau/air) sur la peau. Dans la section suivante nous nous intéressons à l’interprétation des stimuli tactiles par l’Homme.
Perception chez l’Homme : modalité sensorielle tactile
La perception tactile est intégrée par le cortex somatosensoriel primaire S1 de notre cerveau. Celui-ci permet de localiser un stimulus sur la surface cutanée et d’en évaluer l’intensité, l’étendue et la durée. De plus, c’est grâce aux récepteurs de la peau que, la reconnaissance tactile des objets (formes et dimensions) et de la texture des surfaces (lisse, rugueuse, etc.) est possible. Nous allons décrire les principales capacités humaines liées au toucher et utilisables par l’Homme pour recevoir une information. D’après le cours de (Raggenbass 2011) sur la somesthésie, il y a trois grands récepteurs (mécanorécepteurs) permettant de percevoir la vibration et la pression. Ces trois récepteurs ont leur spécialité : les corpuscules de Pacini sont responsables de la sensation de vibration (haute résolution temporelle) ; les corpuscules de Meissner sont responsables des (brèves) sensations tactiles fines (haute résolution spatiale) ; les terminaisons de Ruffini sont responsables de la sensation de pression constante.
VIBRATION
La vibration est perçue par l’Homme dans une gamme de fréquence allant de 30 Hz à 1 500 Hz, notamment bien perçue entre 100 Hz et 320 Hz et, perçue de manière optimale à une fréquence de 250 Hz (Makous, Friedman, and Vierck 1995).
PRESSION
La pression et le contact sont difficilement séparables du fait qu’elles sont liées l’une à l’autre. Ainsi nous parlerons uniquement de modalité sensorielle de pression. Cette perception est déclenchée par des appuis sur la surface cutanée. Par exemple, nous sommes capables de percevoir la présence d’une feuille de papier de cinq milligrammes et d’une surface de 64 mm² (densité de 80g/m²) posée sur la peau. Cette perception est fortement liée à la zone du corps sollicitée (seuils de sensibilité à l’intensité différents), aux nombres de points de pressions et à la distance entre ces points (résolutions spatiales différentes).
Après avoir vu les limites générales des stimuli vibrotactiles et de pression sur la peau, nous allons apporter dans la section suivante, des précisions sur les propriétés tactiles des différentes zones du corps.
Sensibilité, résolution spatiale et temporelle
Les perceptions tactiles proviennent de toute la surface du corps, mais elles n’ont pas toutes la même précision, ni la même nature.
PARTIES DU CORPS ET LEURS PROPRIETES
Différentes zones de la peau ont différentes propriétés, comme la « peau velue » qui peut jouer un rôle de capteur de pression semblable aux corpuscules de Meissner (sensations tactiles fines). De plus, chaque poil possède un muscle arrecteur dont la fonction principale est d’hérisser le poil, suite à une sensation physique (ex. le froid) ou émotionnelle (ex. la peur). Ainsi, les peaux velues transmettent plus d’information que les peaux glabres. De plus, la peau n’est pas de même épaisseur selon les zones du corps. La peau a une épaisseur de 0,6 mm sur le corps, de 0,12 mm sur le visage ; elle est plus fine sur les lèvres et autour des yeux (0,3 mm sur les paupières) et plus épaisse sur les paumes de mains et la plante des pieds (1,2 mm à 4,7 mm). Cette différence d’épaisseur entraine une différence de sensibilité et des seuils de perceptions différents.
PARTIES DU CORPS ET LEURS SENSIBILITES
Plusieurs travaux, dont ceux de (Johnson and Phillips 1981; Lederman and Klatzky 2009), ont dressé des cartes de sensibilité en fonction des parties du corps et de la nature du stimulus. Ainsi, la main et le poignet sont très sensibles aux vibrations (<0.1 µm, cf. Figure 2-1 gauche) et, ont une bonne acuité spatiale, c’est-à-dire que ces zones sont capables de discriminer deux points de pression (localisés) très proches l’un de l’autre (<6 mm, cf. Figure 2-1 droite). Tandis que le visage est très sensible à la pression (<20 mg, cf. Figure 2-1 gauche) et les lèvres sont capables de discriminer une distance de 6 mm entre deux points de contact (cf. Figure 2-1 droite). Ces cartes de sensibilité peuvent être améliorées en prenant en compte la latéralisation des Hommes (gaucher/droitier). Par exemple, dans le domaine de l’interaction Homme-machine, certains travaux sont allés jusqu’à évaluer l’efficience de techniques d’interaction en fonction de la latéralisation des participants (Wagner et al. 2013).
La dégradation du sens tactile
Le sens tactile peut être dégradé ou se dégrader : les seuils de perception peuvent être altérés. Les causes possibles sont des accidents (brûlures, nerf coupés, etc.), innées (pas de sensation de douleur notamment, cas de désafférentation par ex.), liées à l’âge (Jacquet, Chambert, and Remache 2013) ou à des pathologies neurologiques. Ainsi, la baisse de sensibilité vibratoire semble se produire vers l’âge de 50 ans et serait beaucoup plus significative au niveau des extrémités inférieures que supérieures . Certaines études ont démontré, qu’il n’y avait pas de perte de la perception vibrotactile du bout des doigts avec l’âge (Stuart et al. 2003).
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Table des matières
1 Introduction
1.1 PLAN DE LECTURE
2 Etat de l’art sur la transmission d’information basée sur les modalités tactiles et/ou auditives
2.1 MODALITES TACTILES
2.2 MODALITES AUDITIVES
2.3 MULTIMODALITE
2.4 CONCLUSION DE L’ETAT DE L’ART
3 Utilisation/Définition d’un cadre analytique
3.1 MOTIVATION
3.2 PRESENTATION DES FACTEURS DE CONCEPTION DE NOTRE CADRE ANALYTIQUE
3.3 ORGANISATION DES FACTEURS DE CONCEPTION DANS NOTRE CADRE D’ANALYSE
3.4 ILLUSTRATION DE GENERATION DE TECHNIQUES AVEC NOTRE CADRE D’ANALYSE
3.5 CONCLUSION SUR L’APPORT DU CADRE D’ANALYSE POUR CONCEVOIR NOS TECHNIQUES
4 Première étude : techniques d’interaction non visuelle pour estimer une valeur
4.1 MOTIVATION
4.2 EXPERIENCE 1.1 : TECHNIQUES D’INTERACTION NON VISUELLE POUR ESTIMER UNE VALEUR
4.3 EXPERIENCE 1.2 : ETUDE SPECIFIQUE DES FACTEURS DE CONCEPTION A/P ET AR/SR
4.4 CONCLUSION DE LA PREMIERE ETUDE
5 Deuxième étude : interactions non visuelles pour faciliter le rendu d’une séquence de couples direction-distance
5.1 INTRODUCTION A LA DEUXIEME ETUDE
5.2 RAPPEL SUR L’ETAT DE L’ART : TRANSMISSION DE DIRECTION ET DE DISTANCE
5.3 PRE-ETUDES ET CHOIX DE DESIGN
5.4 DESCRIPTION DES QUATRE TECHNIQUES RETENUES
5.5 HYPOTHESES DE TRAVAIL
5.6 PROTOCOLE EXPERIMENTAL DE L’EXPERIENCE 2.1
5.7 ANALYSE DES RESULTATS DES SUJETS NON-DV
5.8 ANALYSE DES RESULTATS PRELIMINAIRES CONCERNANT LES SUJETS DV
5.9 ANALYSE SPECIFIQUE : MEMORISATION DES SEGMENTS SELON LEUR POSITION DANS L’ITINERAIRE
5.10 DISCUSSION ET CONCLUSION DE LA DEUXIEME ETUDE
6 Troisième étude : assistance tactile à la localisation de cibles périphériques pour des personnes à vision tubulaire
6.1 ÉTAT DE L’ART SUR LES TECHNOLOGIES D’ASSISTANCE A LA RECHERCHE VISUELLE
6.2 DISPOSITIFS TACTILES POUR LA PERCEPTION SPATIALE
6.3 EXPERIENCE 3.1 : CONCEPTION ET COMPARAISON D’INDICES TACTILES PERMETTANT DE LOCALISER UNE CIBLE PERIPHERIQUE
6.4 EXPERIENCE 3.2 : RECHERCHE VISUELLE D’UNE PETITE CIBLE DANS UN SALON VIRTUEL ENCOMBRE
6.5 EXPERIENCE 3.3 : ETUDE DE CAS SUR UN SUJET AVEC UNE VISION TUBULAIRE
6.6 DISCUSSION ET CONCLUSION DE LA TROISIEME ETUDE
7 Résumé des contributions, conclusion générale et perspectives
7.1 RESUME DES RESULTATS DE LA PREMIERE ETUDE
7.2 RESUME DES RESULTATS DE LA DEUXIEME ETUDE
7.3 RESUME DES RESULTATS DE LA TROISIEME ETUDE
7.4 CONCLUSION GENERALE
7.5 PERSPECTIVES
8 Bibliographie
9 Annexes