ÉTAPES DE CRÉATION DU PROJET LE BAIN.
ANCRAGES THÉORIQUES ET EXPÉRIMENTATIONS
Le vingtième siècle, un vent de changement souffle sur les scènes de théâtre partout dans le monde; une remise en question profonde sur la manière de penser, concevoir et jouer le théâtre. Rejetant en bloc la suprématie du texte et de son sens, de nombreux créateurs mettent de côté les façons dites classiques et naturalistes de penser la scène pour trouver quelque chose…quelque chose de nouveau. Que ce soit Bertolt Brecht et sa distanciation ou Vsevolod Meyerhold et son travail sur les actions physiques, pour ne nommer que ceux auxquels nous nous intéresserons de plus prêt, on assiste à un revirement formel profond qui va changer pour toujours le visage théâtral. Dorénavant, l’acteur et son espace seront au centre des recherches et des créations. Brecht et Meyerhold ont posé les jalons qui guident ma recherche. D’abord parce que les deux proposent une manière pratique, une méthode de travail concrète que l’acteur peut appliquer sur le plateau. D’une notion théorique, la présence de l’acteur, chacun dégage une véritable méthodologie de création s’adressant directement au comédien. Les deux s’emparent de la notion de vide et d’absence, qui sont selon moi des portes d’entrée pour travailler la présence, et les offrent au comédien en tant que matériau de création. Si Meyerhold a œuvré avant Brecht, ce qui lui a permis de creuser des pistes ouvertes par ce dernier, pour moi, ils sont l’un vis-à-vis de l’autre anachroniques mais néanmoins complémentaires. En effet, il m’a semblé indispensable de passer par le jeu brechtien pour mieux saisir le travail du corps que propose Meyerhold; délaisser le personnage ainsi que le prônait Brecht afin de prétendre à la virtuosité du corps meyerholdien. Ainsi, ils s’imbriquent l’un dans l’autre créant un chemin de pensée peut-être singulier, mais qui est
celui qui me mène directement à ma problématique. J’ai fait du jeu et de la présence du comédien mon parti pris artistique. Cette considération spécifique m’aide à délimiter la particularité de mon point de vue. Bien que les concepts de ces deux hommes sur le théâtre soient intéressants dans leur globalité, c’est précisément pour leur approche du jeu et de la présence du comédien que je les relie à ma recherche. Faire de la présence l’élément dramaturgique principal d’une production demande de reconsidérer certains principes dits traditionnels du théâtre : nommons entre autres choses la cohérence de lieux et d’actions ainsi que l’incarnation psychologique du personnage. Ce sont ces reconsidérations fondamentales et formelles que je tenterai d’éclaircir ici.
LA DISTANCIATION
Principe fondateur chez Bertolt Brecht
Si, pendant des siècles, la forme dramatique aristotélicienne3 a dominé les scènes théâtrales, la recherche sur la présence de l’acteur depuis le début du XXième siècle a peu à peu généré de nouvelles formes, de nouveaux cadres. À ce théâtre dramatique, Brecht opposera la forme épique qui, selon lui, est la seule voie pour arriver à faire réfléchir le spectateur, à le rendre actif. L’engagement politique de Bertolt Brecht le conduit à vouloir donner une nouvelle fonction au théâtre. Pour lui le théâtre à forme dramatique endort les spectateurs en les laissant se faire porter par les émotions des personnages : « Ils ont bien les yeux ouverts, mais ils ne regardent pas : ils fixent. Ils n’écoutent pas non plus, ils dressent les oreilles. Ils voient la scène comme s’ils étaient envoûtés […]. »4 II n’est que le témoin d’une histoire sur laquelle il n’a aucune prise et qui se déroulera sans lui jusqu’au dénouement qui bouclera la boucle du spectacle en ne lui laissant que la douce impression d’une bonne histoire. Pour Brecht, cette idée de la représentation théâtrale est insuffisante. Il souhaite éveiller le regard critique du spectateur trop longtemps endormi. Dans ses
remarques sur l’opéra Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (Ecrits sur le théâtre, p. 36 et suivantes), Brecht formule une première schématisation, sous la forme d’un tableau, de l’opposition entre le théâtre épique et le théâtre dramatique. Il y affirme que la forme dramatique est action, qu’elle se déroule sous une forme linéaire et continue, le dénouement prime sur tout, il occasionne des sentiments aux spectateurs épuisant ainsi son activité intellectuelle. À son opposé, la forme épique est plutôt narration. Elle se déploie de Aristote, La poétique, trad. Jean Lallot et Evelyne Dupont-Roc, Éditions du Seuil, Paris, 1980,465p.
façon sinueuse, l’évolution de l’action n’étant plus linéaire. C’est le déroulement qui importe, il éveille l’intellect du spectateur en l’obligeant à des décisions. Pour qu’un tel théâtre puisse exister, un principe fondamental doit être appliqué autant chez le spectateur que chez l’acteur. Ce principe est ce que Brecht nomme le « Verfremdungseffekt »; l’effet de distanciation. Le résultat principal, et voulu, de la distanciation est la disparition de l’illusion au profit de la prise de conscience. Pour tous les participants du spectacle, une distance s’installe entre eux et l’action. Pour le spectateur, une distance entre lui et l’action qui se déroule devant lui; ce qui lui permet le regard critique dont nous parlions plus haut. Pour le comédien, c’est une distance entre lui et son personnage qui s’installe. À aucun moment il ne se laisse aller à une complète métamorphose. […] Il doit se contenter de montrer son personnage ou, plus exactement, ne pas se contenter de le vivre; ce qui n’implique pas qu’il lui faille rester froid […]. Simplement, ses propres sentiments ne devraient jamais se confondre automatiquement avec ceux de son personnage, de sorte que le public, de son côté, ne les adopte pas automatiquement.5 Pour Brecht, cette distance était le plus souvent motivée par un désir de prise de conscience politique. Pour moi, elle devient plutôt le moteur d’une prise de conscience de la présence; chez l’acteur, de sa présence comme corps et non comme personnage (on garde ici, la finalité brechtienne) et chez le spectateur, c’est de même une prise de conscience de sa propre présence comme élément vivant et participatif de l’événement théâtral. ‘ Petit organon pour le théâtre, Op. Cit., P.64.
Ce principe appliqué au jeu du comédien m’intéresse particulièrement parce qu’il demande un nouveau style de jeu impliquant des moteurs complètement différents. Si l’identification au personnage permettait de trouver les nuances de jeu justes afin de véhiculer les émotions du protagoniste, la distanciation demande de nouveaux ancrages scéniques et dramaturgiques. Puisque l’objectif n’est plus le dénouement mais bien le déroulement, le comédien peut-il se contenter comme ancrage d’une suite d’actions physiques et vocales pour constituer son parcours? Loin d’être réducteur, ce jeu en distance amène le comédien à plus d’écoute puisqu’il l’oblige à être toujours conscient qu’il est là, maintenant, dans un état de présence et de présent.6 Il montre et porte quelque chose, contrairement à l’identification qui laisse le comédien au bord d’un gouffre émotionnel, dans lequel il peut être happé et dans lequel il peut se perdre. On est évidemment très près de Diderot qui, deux cents ans auparavant, avait posé le paradoxe suivant concernant le jeu du comédien : moins on sent, plus on fait sentir7 . Si on ne sent, plus, on bouge toujours. C’est sur la gestualité, sur le geste que le comédien posera dorénavant les bases de son jeu. Brecht va un peu plus loin en parlant plutôt de gestus que Patrice Pavis définit comme étant « une manière caractéristique d’utiliser son corps » (2009, p. 152) dépassant la simple gestuelle. En effet, selon la réflexion brechtienne, la gestuelle individuelle est déterminée par le gestus Plus tard, ce rapprochement entre la présence et le présent sera particulièrement décliné dans le théâtre performatif de Richard Schechner. Josette Ferai en résume parfaitement ses concepts : « (…) deux idées fortes sont au cœur de l’œuvre performative. D’une part, son événementialité («it happens», dit Schechner) Elle prend place dans le réel et souligne cette même réalité dans laquelle elle s’inscrit en la déconstruisant, en jouant avec les codes et les compétences du spectateur (…) Elle met en scène, à cette fin, le processus, jouant avec les effets de présence, de réel et d’illusion. Elle amplifie donc l’aspect ludique des événements ainsi que l’aspect ludique de ceux qui y participent (performeurs, objets ou machines), inscrivant autant que possible une fluidité, une instabilité des signes ». Ferai, Josette. 2008. «Entre performance et théâtralité : le théâtre performatif». Théâtre/Public : L’avant-garde américaine et l’Europe I. Performance, no 190, p.28-35. Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, Garnier-Flammarion, Paris, 1967, 191p.
social et fondamental de l’homme. Le gestus pourrait ainsi être entendu comme une attitude envers autrui. «Mieux vaut, pour l’acteur, utiliser les gestes que les mots {non verbis, sed gestibus).» (Pavis, 2009, p. 153) En plus d’apporter une prise de conscience politique, cette implication du corps dans l’espace d’un théâtre contemporain (espace entendu sur le plan physique et esthétique) pourrait-elle entraîner une ouverture du jeu rendant possible un dialogue hétéromorphique (Guay, 2008) entre différentes présences : celle du comédien, du concepteur, du spectateur, mais aussi de l’environnement (aussi bien social qu’artistique)?
Laboratoire d’expérimentation sur la distanciation
C’est sur ce principe de distance à appliquer au jeu du comédien que j’ai créé mon premier laboratoire de travail : TRANSfE] [DES] CORfPS] DÉCOR. Ce laboratoire a été conçu lors de ma première session à la maîtrise dans le cadre du cours de démarche critique. Pour cette première étape, je voulais tenter de briser les mécanismes d’identification naturaliste au personnage que ma formation théâtrale avait inscrits en moi. Avec comme seul objectif celui de livrer le texte de Christian Lapointe Trans (e)8 , je me tenais debout sur un cube au milieu d’un espace noir. Autour de moi, quatre comédiens, que j’appelle les «manipulacteurs», ayant pour mission de m’empêcher de livrer le texte, de me faire violence. Le texte était repris deux fois, une première fois avec l’intervention presque incessante des manipulacteurs me poussant, me soulevant, me bandant les yeux, me mettant de la musique à plein régime dans les oreilles, et une deuxième fois assise sur mon cube, physiquement épuisée, altérée de tant d’altérités. L’énergie qui venait d’être déployée m’entourait et soutenait la soudaine douceur des mots qui sortaient de ma bouche. L’objectif n’était pas d’être épuisée mais cet état m’a aidée à n’être focalisée que sur mon corps car la moindre action devenait difficile. Je devais m’appliquer, prendre conscience de l’action que je voulais poser pour la réaliser jusqu’au bout. Ce qui m’a amenée hors de l’incarnation du personnage, au-delà de ma présence, j’étais surtout un corps présent dans l’espace.
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Table des matières
RÉSUMÉ II
REMERCIEMENTS III
TABLE DES MATIÈRES IV
LISTE DES FIGURES VI
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : ANCRAGES THÉORIQUES ET EXPÉRIMENTATIONS
1.1 LA DISTANCIATION
1.1.1 Principe fondateur chez Bertolt Brecht
1.1.2 Laboratoire d’expérimentation sur la distanciation
1.2 LA BIOMÉCANIQUE
1.2.1 Meyerhold et la mécanique corporelle
1.2.2 Laboratoire d’expérimentation sur la biomécanique
CHAPITRE 2 : ANCRAGES ESTHÉTIQUES; DÉLIMITATION D’UN CADRE DE TRAVAIL
2.1 VIDE ET SILENCE POUR UNE CONFRONTATION AU PRÉSENT
2.1.1 Claude Régy
2.1.2 Laboratoire de création sur la co-présence avec l’acteur
2.2 MARIE BRASSARD : LA CO-PRÉSENCE
DES NOUVELLES TECHNOLOGIES
2.2.1 Marie Brassard
2.2.2 Laboratoire de création sur la co-présence avec la technologie
CHAPITRE 3 : DÉMARCHE DE CRÉATION
3.1 TROIS FONDEMENTS DE MA CRÉATION
3.1.1 Le texte : le choix de la bonne chaussure
3.1.2 L’espace : le lieu de la marche
3.1.3 Le comédien : le corps en marche
3.2 ÉTAPES DE CRÉATION DU PROJET LE BAIN.
3.2.1 Première étape de travail
3.2.2 Deuxième étape de travail
3.2.3 Troisième étape de travail
3.3 LE PARADOXE DE LA PRÉSENCE COMME POSSIBLE CONCEPT DE CRÉATION
3.4 L’HEURE DES CONSTATS
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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