La thèse que l’on s’apprête à lire porte sur l’histoire du secours et de l’aide à la réinsertion des rescapés juifs des camps nazis dans la France de l’immédiat après-guerre. Abordée sous l’angle des dispositifs publics et privés dont ont pu bénéficier les rescapés juifs des camps et leur famille, cette recherche repose sur trois partis pris méthodologiques forts. L’histoire qui est relatée ici est une histoire qui, sans négliger les représentations, est résolument tournée vers les pratiques ; c’est aussi une histoire qui s’inscrit dans une approche relationnelle et décloisonnée des rapports entre l’État et la société, entre les pouvoirs publics et les organisations privées. Mais avant d’aborder plus avant cette triple ambition, il convient de dessiner les contours de la population qui constitue le cœur de cette étude.
Qui sont les rescapés juifs des camps nazis ? Clarifications sémantiques et incertitudes statistiques
La question peut paraître superflue : ne sait-on pas, tant de décennies après les faits, définir de façon précise et consensuelle les contours de la population de ceux qui survécurent à la politique d’extermination des Juifs d’Europe ? Pourtant, il n’existe aucun unanimisme historiographique en la matière : d’un auteur à l’autre, des termes tels que « déporté », « rescapé » ou « survivant » prennent un sens différent et ne désignent jamais tout à fait la même population. En outre, à la polysémie vient s’ajouter une imprécision statistique qui, aujourd’hui encore, nous oblige à aborder la question du nombre de ces personnes avec circonspection.
Déportés
L’intitulé de ce manuscrit en témoigne, nous avons non seulement fait le choix d’écarter l’expression « anciens déportés juifs » mais aussi de ne pas nous arrêter à celle de « rescapés/survivants juifs ». Cette décision s’explique par des raisons à la fois historiographique et méthodologique. Tal Bruttmann l’a souligné à juste titre : utiliser le terme, polysémique, « déporté » sans autre précision s’avère «problématique ». En effet, ce terme forgé au XVIIIe siècle a, selon les périodes, recouvert des significations et des représentations particulières . Avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, il servait à désigner toute « personne déplacée contre son gré » en France ou à l’extérieur et il fut notamment abondamment utilisé pour évoquer le sort des travailleurs forcés. C’est après le conflit qu’il devint « synonyme de « détenu en camp de concentration nazi » ». L’idée d’un déplacement était toujours présente, mais elle renvoyait exclusivement à un transfert hors des frontières nationales . Laurent Joly précise en effet qu’ « un historien français aurait du mal à concevoir qu’un Juif arrêté à Toulouse et transféré à Drancy puisse être qualifié de déporté, tant notre vocabulaire a intégré l’idée d’une « externalité » . » Spécificité française, deux termes existent donc pour distinguer ceux qui furent soumis à une détention sur le – comme hors du – territoire au cours de la Seconde Guerre mondiale : les internés et les déportés. Créé en France à l’intention de ses ressortissants, ce vocable, s’il est transposable ailleurs, ne fonctionne néanmoins pas toujours. Comment qualifier en effet un Juif polonais envoyé à Auschwitz ou un Juif allemand détenu à Dachau ? Cette difficulté ne se pose pas aux historiens de pays qui ont fait le choix, comme en Roumanie ou en Croatie, d’appliquer le terme « déportés » également aux transferts internes ou à ceux, comme en Pologne, en Allemagne ou encore dans les pays anglo-saxons, qui ont décidé de désigner les victimes des camps par les termes de prisonnier et détenu.
Si, en France, le terme « déportés » renvoie donc avant tout, dans la conscience collective, aux détenus des camps de concentration nazis provenant du territoire français, les contours de la population ainsi désignée varient selon les catégories de victimes créées depuis la fin de la guerre. Ces dernières sont principalement de deux ordres : d’un côté, les définitions légales établies par les autorités publiques et qui répondent à des enjeux politiques et mémoriels ; de l’autre, les classifications scientifiques élaborées plus tardivement qui reposent, quant à elles, sur des recherches en sciences sociales. Si elles se rejoignent parfois, les secondes ont largement fait évoluer le périmètre des « déportés » par l’inclusion de nouvelles populations et la reconfiguration des schémas de la déportation. En effet, bien qu’ils aient été désignés sous cette appellation pendant la guerre, les travailleurs forcés ont systématiquement été exclus de ce groupe depuis la fin du conflit, tant sur le plan juridique que scientifique . En revanche, certaines populations absentes de la catégorie juridique des « déportés politiques » créée en mai 1945 et des deux statuts qui lui succédèrent en 1948 ont été intégrées dans le comptage des victimes déportées de France réalisé dans un cadre scientifique et mémoriel : les droits communs, les tsiganes et les homosexuels . Or, au-delà de ces fluctuations sémantiques, les « déportés juifs » n’ont jamais fait l’objet d’une catégorisation juridique spécifique. Formant depuis 1945 un sous-groupe au sein d’une catégorie légale plus large, ils sont devenus une catégorie scientifique en France à partir de la fin des années 1970 suite aux travaux de Serge Klarsfeld. Destinées à alimenter les dossiers constitués en vue de la condamnation de criminels nazis, les données minutieusement collectées par l’historien sur les victimes juives de la « Solution finale » en France et publiées en 1978 dans son Mémorial de la déportation des Juifs de France restent à ce jour les plus précises dont nous disposons. Parmi les plus de 80000 victimes juives recensées, Serge Klarsfeld dénombre 75 721 Juifs déportés de France . Il avait choisi de prendre la déportation des Juifs dans une acception large, incluant aussi bien ceux déportés dans le cadre de la politique antijuive que ceux qui ont fait partie de transports relevant d’autres politiques nazies (résistants, personnalités-otages…) . S’il intégrait ainsi des personnes non reconnues légalement comme déportées – tels que les Juifs étrangers arrivés en France après la déclaration de guerre –, il laissait toutefois de côté un petit groupe de quelque 600 hommes juifs envoyés de Drancy sur l’île anglonormande d’Aurigny, justifiant cette exclusion par leurs conditions de détention qui, si elles furent « rigoureuses », n’avaient, selon Serge Klarsfeld, rien de comparable avec celles « des camps d’extermination » .
Au début des années 2000, deux nouveaux concepts, reposant sur le critère de l’arrestation, sont apparus dans le champ historique et mémoriel pour penser la déportation de France : « les déportés arrêtés par mesure de répression » et « les déportés arrêtés par mesure de persécution ». Portée par la Fondation pour la mémoire de la déportation et, en particulier par Thomas Fontaine , cette classification fait néanmoins l’objet de vives critiques . Pour Annette Wieviorka, ces termes, «aseptisés et ô combien généraux », « brouille[nt] les phénomènes au lieu de les éclaircir ». Tal Bruttmann considère également que ces formulations ne font que «perpétuer le flou inhérent au terme de déporté et désincarner davantage encore les victimes ». Une fois encore, le destin particulier des déportés juifs, qui est à rapprocher non pas, comme le souligne l’historien, du sort des autres déportés mais de celui des autres Juifs, « ceux qui sont mis à mort sans pour autant être déportés», est éclipsé. Ainsi, en conclusion de l’ouvrage Qu’est-ce qu’un déporté, Annette Wieviorka appelle le lecteur à enfin parler « tout simplement de la « déportation des juifs » » quand il s’agit d’évoquer le sort de « ceux qui furent recensés, spoliés, marqués, internés et in fine déportés pour être assassinés».
Nous pouvons très bien imaginer l’agacement que l’historienne a pu ressentir en découvrant ces deux nouveaux concepts et, en particulier, celui de « déportation de persécution » utilisée pour rassembler des populations différentes (Juifs et tziganes) visées par des politiques elles aussi différentes et qui, de surcroît, ne relevaient pas, dans le cas des Juifs, de la persécution . Trente ans plus tôt, elle avait en effet déjà montré, à travers l’étude des catégories officielles établies après-guerre, en quoi le choix des termes et des regroupements pouvait avoir des répercussions sur la perception d’un phénomène, ici la déportation des Juifs qui, selon l’historienne, fut totalement ignorée à l’époque.
Partant de là, le premier choix que nous avons fait consiste à désigner la population que nous étudions ici comme « rescapés juifs ». Cela doit ainsi nous permettre de ne pas rester prisonnière de catégorisations a posteriori alors que l’un des objectifs de cette recherche est justement de comprendre de quelle façon les Juifs qui ont été envoyés dans les différents camps nazis, qu’ils fassent ou non partie du système concentrationnaire à proprement parler, ont fait, ou non, l’objet de définitions, catégorisation ou désignations spécifiques. C’est aussi une façon de mettre à distance et de questionner un certain nombre de catégorisations qui nous sont contemporaines et qui, comme nous venons de le voir, ont parfois tendance, à éclipser le sort des Juifs pendant la guerre. Si, par facilité de langage et par souci de simplification nous emploierons à plusieurs reprises l’expression « déportés juifs » dans la suite de notre propos, ce sont des enjeux à bien garder en tête à la lecture de ce manuscrit.
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Table des matières
Introduction
PREMIÈRE PARTIE : PRÉPARER LE RETOUR (NOVEMBRE 1943-AVRIL 1945)
Chapitre I. La fabrique des invisibles
Chapitre II. La construction d’un déséquilibre
Chapitre III. Des organisations juives divisées et dépassées
DEUXIÈME PARTIE : FAIRE FACE À LA RÉALITÉ (AVRIL – NOVEMBRE 1945)
Chapitre IV. Une douloureuse confirmation
Chapitre V. Une meilleure prise en compte des déportés
Chapitre VI. Le tri des rescapés juifs étrangers
TROISIÈME PARTIE : CONSTRUIRE L’AVENIR (1945-1948)
Chapitre VII. La généralisation d’une action dite « constructive »
Chapitre VIII. Une nouvelle priorité : les migrants juifs d’Europe centrale et orientale (1946-1948)
Épilogue. Elsa, Sara et Janos : parcours de rescapés étrangers après 1945
Conclusion
ANNEXES DOCUMENTAIRES
SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE