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De papier et de lumière
Si l’on admet que les productions de la mémoire participent de ce que Emanuele Coccia appelle la « vie sensible », l’on doit dès lors convenir que celles-ci ne sauraient exister que dans les formes que leur offre un médium :
L’esprit ne subsiste et ne survit que parce que les media les maintiennent en vie et le transforment en quelque chose de sensible. Ils l’arrachent à son existence purement psychique et intérieure (et donc individuelle, privée, soustraite à la participation), lui offrent un accès à l’échange, lui donnent une existence concrète : sinon celle des choses, celle d’une image des choses.242
Ces manifestations d’une « existence concrète » prennent dans ces deux œuvres de Perec et de Sebald – Récits d’Ellis Island et Les Émigrants – la forme d’un « iconotexte » où s’observent différents modes de remédiations imbriquant les uns dans les autres de nombreux supports d’expression ou médias : éléments textuels (lettres, signes typographiques, langues étrangères) ; images photographiques de sources et de statuts multiples in præsentia (images d’écritures issues d’articles de journaux, de journaux personnels, d’imprimés divers) ; images photographiques fixes et photogrammes de film ; témoignages oraux (paroles de guide ou de témoins, voix off de Perec) ; superposition d’images animées ou fixes décrites in absentia.
La notion de remédiation, qui nous a aidé à repérer les modes d’emprunt et de recontextualisation des images chez Sebald, permet par ailleurs de décrire le processus éditorial par lequel un texte accède à son existence sensible. Ainsi les chapitres conçus pour le cinéma de Récits d’Ellis Island. Histoires d’errance et d’espoir (L’île des larmes et Description d’un chemin), sont-ils réintégrés dans un premier livre (INA/Éditions du Sorbier, 1980) puis dans un deuxième (INA/P.O.L., 1994), pour finalement s’autonomiser dans une troisième édition (P.O.L., 1995, repris dans l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade) sous la forme d’un poème243, d’une litanie détachée de son contexte narratif – les « histoires d’errance et d’espoir » ne figurent plus dans le texte – , de son contexte visuel – toutes les images ont disparu –, et de son contexte testimonial – la partie Mémoires est absente. Cette autonomisation du texte par rapport à son contexte éditorial initial appauvrit l’expression sensible de la mémoire lors de son passage d’une édition à l’autre.
Enregistrement et écriture de la mémoire
La fonction cognitive de la mémoire connaît une transformation majeure lors de l’apparition de l’écriture, ainsi qu’en témoigne le procès fait à celle-ci dans le Phèdre de Platon, où elle est accusée de perturber le système mnémotechnique et de favoriser l’oubli en dispensant de la mémorisation. Ce procès met en évidence le rapport de la mémoire à ses supports. En ce sens, l’écriture est un médium technique de la mémoire, et les modalités d’inscription de la mémoire engagent en effet une évaluation du rapport de la mémoire aux conditions matérielles de son inscription, telles que transformées par l’enregistrement et la reproduction du langage et de l’image. L’histoire et la littérature portent la marque d’une telle transformation. Paul Ricœur et Michel de Certeau ont montré que l’historiographie est traversée de part en part par l’écriture, et que la littérature, associée à l’écriture, à l’imprimé et au livre, est traditionnellement marquée par sa dimension scripturaire. La photographie, pour sa part, « a beaucoup dérangé l’imagination » selon l’expression de Matisse1, et modifié le rapport de la mémoire à l’image.
Les œuvres de Perec et de Sebald témoignent l’une et l’autre d’un empêchement de la mémoire, mais se distinguent l’une de l’autre quant à la nature de l’obnubilation du passé : pour Perec, l’absence du passé se manifeste objectivement par la disparition de ses parents ; pour Sebald l’absence du passé consiste d’une part en la destruction des traces du crime et d’autre part en la déréalisation sociale de la destruction. Si ce rapport à la perte du passé oppose les deux œuvres sur le plan des causes, l’inscription de cette mémoire empêchée prend des formes similaires : pour l’un l’absence est irrémédiable et l’inscription de la mémoire suit les modalités d’une hypermédiacie exercée au présent, pour l’autre l’oubli doit faire l’objet d’une restitution propre à rendre sensibles les multiples modalités de l’anamnèse.
La notion de mnémographie engage à penser la mémoire dans sa mise en forme scripturaire : l’écriture-inscription de la mémoire ou mnémographie fait appel à la notion de trace et de document en tant que ceux-ci sont exploitables à la fois par l’enquêteur, par l’archéologue et par l’historien ; l’anamnèse a connu de ce fait un renouvellement de ses conditions d’exercice, en raison d’une redéfinition des modalités de l’enregistrement et de la reproduction. La mémoire et son exercice scripturaire doit désormais composer avec l’image et le son : photographie, cinématographie et phonographie. Ces transformations techniques de l’inscription affectent l’exercice de l’anamnèse en instaurant un nouveau rapport au temps et à l’espace orienté vers une reproductibilité de ses données. Aussi la position des deux auteurs à l’égard de la question de la technique n’est-elle pas neutre pour ce qui concerne leur rapport à la mémoire. Celui-ci est tributaire en effet des transformations techniques du milieu hypomnésique, qui ne trouvent pas le même accueil chez les deux auteurs : l’euphorie scripturale générée par Perec au moyen de ses multiples techniques programmatiques tranche, nous le verrons, avec le pessimisme sébaldien exprimé face aux « machines parlantes », où se lit une technophobie intemporelle perceptible dans son recours à la notion lévi-straussienne de bricolage. La comparaison entre les deux auteurs sur ce plan fait apparaître les oppositions traditionnelles entre artificialisme et naturalisme.
La détermination technique de l’écriture entraîne une interrogation sur les conditions de possibilité de l’inscription de la mémoire. Quelles formes de l’écriture sont-elles les plus appropriées au partage de l’expérience vécue du temps et de l’espace ? Étant entendu que l’exercice de la littérature repose sur sa démarcation d’avec le récit historiographique en ce qu’il ne recherche pas l’établissement d’une vérité factuelle mais plutôt à rendre sensibles le temps et l’espace vécus, les conditions de l’exercice de la mémoire sont dépendantes des modalités de l’inscription de cette expérience. Or ces modalités, essentielles à la constitution de la mémoire individuelle et collective, sont assurées depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIe siècle par l’art rhétorique de la mémoire ou, selon Walter Benjamin, par l’art du conteur, l’une et l’autre renvoyant à l’opposition traditionnelle entre écriture et oralité. L’appel fait à la notion de médium trouve ici sa pertinence : les réflexions sur la médialité reposent en effet en grande partie sur les transformations sociales induites par le lent passage d’un régime général d’oralité à l’écriture – effectué progressivement depuis la mise au point de l’alphabet en Grèce au Ve siècle jusqu’à la généralisation de l’imprimerie au XVe siècle – puis à un régime d’oralité dite secondaire (Walter Ong2) avec l’avènement des médias de masse. Il est admis par ailleurs que la pratique littéraire repose sur l’usage de techniques de lecture et d’écriture. C’est précisément au point de rencontre de la rhétorique et de l’écriture que la littérature connaît un tournant d’ordre technique. Historiquement, la rhétorique perpétue un modèle mémoriel fondé sur l’oralité (le théâtre et la poésie), attribuant ainsi une place centrale à la mémoire comme l’une de ses cinq parties, conjointement avec l’invention, la disposition, l’élocution et l’action, et, ainsi que l’observe Christelle Reggiani, l’écriture assigne un nouveau cadre de communication à l’exercice de la mémoire où la distinction entre le destinateur, le message et le destinataire apparaît plus clairement : l’écriture […] [a permis] une dissociation matérielle du discours et de son locuteur, rendant ainsi plus aisée la formulation de l’analyse tri-polaire de la communication linguistique proposée par la réflexion rhétorique (qui distingue, rappelons-le, le discours, l’orateur et l’auditoire)3.
Il est avéré par ailleurs qu’une autre innovation technique, l’imprimerie, constitue une étape fondamentale du passage de la rhétorique d’une pratique orale à une pratique écrite et d’un art de la persuasion à un art de la lecture :
La rhétorique est d’abord un art de parler et, plus précisément, un art du discours public […]. Son basculement dans la sphère de l’écrit est cependant pratiquement aussi ancien qu’elle-même, la situation devenant bien-sûr quantitativement et qualitativement différente à partir de la Renaissance, c’est-à-dire après l’invention et la diffusion de l’imprimerie, qui fait passer l’Europe de la pauvreté relative à l’abondance de livres4.
Les interrogations passées et actuelles sur le devenir de la littérature et plus largement sur celui des arts du récit témoignent de l’importance des transformations techniques de l’écriture et de la lecture dans le processus associant l’auteur et le lecteur au sein du livre.
Lieux : mémoire rhétorique et inventions biblio-graphiques17
L’on doit à Christelle Reggiani 18 d’avoir montré que Perec adopte le cadre fourni par le système de la rhétorique antique et médiévale pour conduire son anamnèse littéraire. Prenant comme point de départ l’affirmation de Perec selon laquelle « [s]a seule tradition, [s]a seule mémoire, [s]on seul lieu est rhétorique », elle observe que
la mémoire perecquienne est bel est bien rhétorique, au sens où elle retrouve, en s’appuyant sur des lieux et des images, les arts antiques de la mémoire – qu’il s’agisse d’une rencontre de l’ordre de la coïncidence ou, plus probablement, d’une reprise effective19.
Il est exact que la recherche par Perec d’un art de la mémoire s’appuie sur un certain nombre de références effectives aux arts de rhétorique, notamment à travers l’usage des « lieux » qui agissent comme des repères mnémotechniques : l’espace cartographique d’Espèces d’espaces, les sites choisis pour le projet de Lieux, l’espace muet du site abandonné d’Ellis Island, les chambres où il a dormi. Mais si le lieu de mémoire est bien un rappel des arts antiques de la mémoire, il est au service d’une mémoire autobiographique. La pratique rhétorique de la mémoire est dès lors infléchie vers la remémoration de lieux valorisés pour ce qu’ils représentent dans l’histoire personnelle de celui qui les convoque plutôt que comme des moyens de mémorisation. Aussi, comme l’observe Christelle Reggiani, « dans l’exercice perecquien de la mémoire, le lieu a toujours une fonction métonymique », et « l’image de mémoire […] est à elle-même sa propre fin, étant l’unique contenu à mémoriser » :
Le traitement perecquien de la mémoire fusionne autrement dit deux schémas bien connus : la spatialisation mémorielle réalisée par les arts rhétoriques, où des images viennent habiter un lieu donné, et le topos romanesque mémoratif » : il est la cause qui permet d’articuler le présent au passé, avec la différence majeure toutefois, que cette cause n’est pas ici occasionnelle, comme elle l’est toujours dans le topos, mais participe d’une quête mémorielle concertée.20
Cela dit cette réorientation de la tradition du lieu rhétorique vers un contenu autobiographique n’exclut pas que l’anamnèse perecquienne vise également une forme de mémorisation : L’ambivalence du lieu mémoriel perecquien tient au cumul de ces deux fonctions : grâce au topos romanesque de la réminiscence – fût-il biaisé – il doit assurer au sujet la reviviscence de ses souvenirs, et peut alors, comme réceptacle des images de mémoire ainsi construites, servir d’instrument à leur mémorisation durable.21
En cela la pratique de la mémoire chez Perec est bien une recherche active, « une tension de la volonté », une anamnèse où « la réminiscence […] fait place à la remémoration. » Dans ce cadre, la nécessité d’un ordre apparaît, celui par exemple des différentes chambres où Perec a dormi. Ainsi se construit un bâtiment de mémoire où l’on retrouve « l’espace organisé des arts de la mémoire antiques et médiévaux. » Or la fonction censément mémorative du lieu est rendue souvent inopérante par l’absence de souvenirs : Lors même qu’ils existent, les souvenirs paraissent trop ténus, trop labiles pour fonctionner comme de véritables images de mémoire, pour s’inscrire à l’intérieur d’un bâtiment de mémoire. […] Dès lors que le lieu mémoratif apparaît comme un topos romanesque impossible, les contenus mémoriels devront être reconstitués par d’autres voies.22 La liste (Récits d’Ellis Island), l’ekphrasis de photos ou de dessins d’enfance (W ou le souvenir d’enfance), la mémoire générationnelle (Je me souviens), la mémoire potentielle (Récits d’Ellis Island), la fiction (W ou le souvenir d’enfance), constitueraient ainsi autant de voies indirectes vers la mémoire personnelle. La notion de lieu, si productive soit-elle dans le cadre de l’anamnèse perecquienne, est cependant trop problématique pour que la recherche d’un art de la mémoire ne paraisse vouée l’échec. C’est alors à la forme donnée à l’écriture que Perec semble confier la tâche de fournir un modèle architectural à sa mémoire : D’où la configuration suivante, paradoxalement articulée autour de l’idée de lieu : la mémoire est évincée des lieux discursifs possibles pour revenir comme organisation de l’espace textuel, puisque c’est le plan de l’immeuble qui règle disposition de la La Vie mode d’emploi.23
Langage et pathographie chez W.G. Sebald
Sebald présente, à travers le personnage d’Austerlitz, la convergence des trois mémoires – individuelle, collective, sociale – face au temps homogénéisé de l’historiographie. Le clair-obscur de la mémoire d’Austerlitz trouve son origine dans son appartenance à différents groupes : sa famille pragoise, sa famille d’adoption galloise, le groupe social des historiens, la culture juive. Les souvenirs qu’il a des ces différents groupes se perdent et s’obscurcissent à mesure que l’interaction avec les membres de ces groupes s’interrompt. La permanence de la mémoire collective est fonction des individus du groupe qui restructurent sans cesse la mémoire d’un sujet. C’est ainsi que pour Halbwachs, qu’il est possible de solliciter à nouveau, le souvenir involontaire trouve son explication : l’appartenance à plusieurs cadres de mémoire donne le sentiment d’une fausse reconnaissance ; seul un croisement de ces multiples mémoires collectives ou courants de mémoire permet de restituer la mémoire plurielle d’un sujet. Cette rencontre est habituellement attribuée au hasard, là où l’effort d’anamnèse nous montre qu’il aurait suffit de recouper ces différentes mémoires collectives pour parvenir à reconnaître le souvenir. L’illusion de l’association des idées provient ainsi du fait qu’il y a un cheminement de la mémoire d’un groupe d’un moment à un autre, de même que l’espace d’un groupe est lié à un espace contigu : c’est la disjonction de ce groupe à l’égard de l’objet du souvenir qui fait que les associations cessent de fonctionner. L’association d’idées, l’art de la coïncidence, les airs de famille si importants dans Austerlitz et d’une manière générale dans l’écriture de la mémoire chez Sebald, ne sont pas, dans cette perspective, une loi de l’esprit individuel, mais une loi de la structuration et de la déstructuration des groupes, une loi déterminant la continuité de la mémoire collective. Le personnage Austerlitz montre, si l’on suit la description de l’interaction des mémoires chez Halbwachs, qu’un individu, aussi isolé qu’il puisse être, « relie les espaces différenciés à partir d’un savoir, d’une signification, d’une culture », « porte en lui des points de vue qui sont ceux de sociétés et groupes de savoir avec lesquels il a été lié » et « dispose des univers de culture qui lui viennent de courants de connaissance ou de sensibilités transmis par les livres parcourus »236. Cette mémoire permanente de valeurs essentiellement culturelles fait l’objet d’une attention particulière chez Sebald, notamment pour restituer l’anamnèse d’Austerlitz.
Sebald fait en effet appel à la notion de restitution pour définir son entreprise littéraire : il y a de nombreuses formes d’écriture ; mais c’est seulement dans la littérature que l’on a affaire, au-delà de l’enregistrement des faits et au-delà de la science, à une tentative de restitution.237
Emprunté au latin (restitutio), le terme restitution signifie « rétablissement, réparation, restauration ». Cette restitution n’est pas éloignée de la reproduction entendue comme répétition à l’identique. Cherchant à « rétablir dans son état premier, original, ce qui a subi des altérations », en particulier à travers la « représentation par un dessin ou par une maquette de l’état présumé d’une construction actuellement en ruines, ou disparue », la restitution désigne aussi « la refabrication d’anciennes monnaies romaines, longtemps après leur première émission, et même de toute monnaie provenant d’une reproduction de ce genre », et enfin, en topographie, « la représentation à trois dimensions d’un objet à partir de photographies stéréoscopiques obtenues à l’aide d’une chambre métrique »238. La restitution est un acte mémoriel par essence, une opération de représentation du passé à la fois matérielle (la reproduction ou remédiation du passé) et morale (la réparation du passé)239. Dans le cadre de la représentation littéraire, l’opération de la restitution s’affirme selon la modalité technique du passage d’un médium scripturaire à un autre : une transcription, ainsi que nous invite à le penser Emmanuel Bouju dans son analyse du roman européen à la fin du XXe siècle : Je préfère (donc) plutôt que de parler de transposition romanesque, employer le terme de « transcription » : le modèle est celui d’une musique de l’expérience transcrite dans l’instrumentalité de l’écriture romanesque ; le roman réplique à l’expérience dans son langage propre, par harmonie moins imitative que transfiguratrice. S’il y a imitation, c’est dans l’esprit de la triple mimèsis ricoeurienne : où le geste de l’écriture appelle une reconnaissance, une compréhension ; où la convocation de la bibliothèque ne se prive pas d’une entrée dans le monde et du risque d’une confrontation directe avec l’altérité. […] Or dans ce cas particulier où l’expérience transcrite est une expérience historique collective, le paradoxe s’accentue en faisant du dévoilement d’un texte virtuel de l’expérience le lieu d’une reconnaissance qui le déploie en l’universalisant. Aussi le second postulat de la transcription – la possibilité d’une conscience de cette transcription, d’un processus d’appropriation par le lecteur, derrière l’auteur, de l’expérience réelle – devient-il central dans le corpus qui m’intéresse240 : le déplacement opéré par l’écriture se double d’une « réplique » au sens sismique, d’un contrecoup intime dans l’expérience du lecteur.241
La restitution mémorielle par laquelle Sebald tente de rendre compte du passé repose sur la remédiation de traces écrites qui servent à la représentation d’une reconnaissance, par les personnages et les lecteurs, de l’altérité de ce passé. Cette reconnaissance est une opération herméneutique de lecture de traces écrites effectuée par les protagonistes, lecture qui se double, nous le verrons, de sa « réplique » dans l’activité du lecteur du texte littéraire : la restitution littéraire simule donc l’anamnèse autant qu’elle la stimule.
L’espace typographique et topographique du mensonge
La connaissance de la réalité des camps prend appui, chez le narrateur et chez Jacques Austerlitz, sur une mémoire écrite – Hans Günther Adler, Jean Améry –, de même que le récit testimonial de David Rousset dans W ou le souvenir d’enfance participe à la description, chez Perec, du système concentrationnaire. Deux lettres ont, dans Austerlitz, une résonance mnésique associée à l’Allemagne et à son histoire. La lettre W est au cœur d’un réseau de significations dont le premier élément est W ou le souvenir d’enfance, où le nom de l’île, le patronyme du personnage de Winckler et celui de son interlocuteur Apfelstahl concourent à désigner dans la fiction l’espace territorial de l’Allemagne comme le sujet de l’œuvre : « la figure centrale du livre W, c’est l’Allemagne » dira Perec269. W noue un autre réseau de signifiants autour de la guerre, de l’enfance et de l’exil : la gare de Prague, lieu de départ, comme la gare de Lyon chez Perec, des convois d’enfants déplacés, porte le nom de Wilson. Le village natal du narrateur, abrégé en W. pour Wertach, est associé au silence coupable de la population allemande si ce n’est de sa propre famille sur les crimes nazis. Enfin le nom du philosophe Wittgenstein participe à l’expression de l’exil.
La lettre A fait également l’objet d’un traitement signifiant dans Austerlitz, où la typographie et la topographie sont associées pour désigner l’espace de l’errance, de la disparition et de la douleur. Nous avons vu précédemment que A est le signe graphique et sonore de la douleur dans un tableau de Gaston Novelli (fig. 88). La forme triangulaire de la lettre A forme un motif qui accompagne le personnage d’Austerlitz. C’est, outre la forme de la lettre initiale de son patronyme, celle des campements de tentes dans le désert sur une gravure de la Bible galloise d’Austerlitz enfant, reproduite en double page270 ; c’est celle des pyramides sur la carte postale au dos de laquelle la signature d’Austerlitz est un A suivi d’un point d’interrogation271, celle de l’étoile composée de multiples triangles sur laquelle sont construites les architectures fortifiées de la ville de Terezin272 ; notons qu’on retrouve également ce motif dans le patronyme Stern sur une stèle funéraire du cimetière juif dans Max Ferber . La forme triangulaire est celle enfin des grandes verrières de certaines gares273 et elle est présente dans l’étoile de David dont les branches sont les sommets de deux triangles superposés. Du campement de nomades au camp de concentration, la lettre A semble bien désigner le destin d’un peuple : l’étoile, signe permettant de s’orienter pendant l’exode, est devenue un signe d’exil et la marque d’une stigmatisation.
La place ainsi accordée à la lettre détermine la représentation de l’espace de l’Allemagne comme le lieu d’une manipulation et d’un camouflage des signes écrits, et notamment des toponymes des villes ; l’obnubilation du passé d’Austerlitz trouve une alliée dans la métamorphose des signes linguistiques – ainsi lors de son second voyage sur le sol allemand : Vers midi nous gagnâmes Nuremberg, et quand je vis au franchissement d’un aiguillage le nom de cette ville écrit à l’allemande, dans une graphie qui ne m’était pas familière, Nürnberg, il me revint à l’esprit ce que Vera m’avait raconté à propos du rapport fait par mon père sur le congrès du parti national-socialiste de 1936, et de la liesse débordante du peuple rameuté en ce lieu. Peut-être est-ce pour cela, dit Austerlitz, qu’au lieu de m’enquérir des prochaines correspondances comme j’en avais eu initialement l’intention je sortis sans plus réfléchir de la gare de Nuremberg pour m’enfoncer dans cette ville qui m’était inconnue. Jamais auparavant je n’avais foulé le sol germanique, j’avais toujours soigneusement évité d’apprendre rien de la topographie allemande, de l’histoire allemande, de la vie des allemands d’aujourd’hui, et ainsi l’Allemagne était-elle pour moi, dit Austerlitz, sans conteste, le plus inconnu des pays, plus exotique encore que l’Afghanistan ou le Paraguay.274
Les toponymes et les patronymes sont marqués par des connotations ambiguës et contradictoires qui masquent la violence. Inscrivant discrètement le thème de la forteresse et de l’île de W ou le souvenir d’enfance, la ville fortifiée de Theresienbad-Theresiensdadt-Terezin est tour à tour une ville thermale, une cité idéale et un ghetto. À son évocation fait écho celle d’une autre ville thermale, Marienbad, dont le nom contient le prénom de la femme aimée par Austerlitz, Marie de Verneuil. Les deux villes sont le lieu d’un renversement : l’espace du soin et de l’amour devient celui du crime. Dans le nom des sources – Auschowitz – consonent obliquement le toponyme Auschwitz, voire le patronyme Austerlitz :
En 1873 fut érigée la grande colonnade en fonte et désormais Marienbad compta au nombre des stations les plus mondaines d’Europe. Parlant des eaux minérales et particulièrement des sources d’Auschowitz – et là, dit Austerlitz, avec son art du comique et de la dérision qui lui est propre elle [Marie] déballa devant moi toute la palette des termes à la disposition du diagnostic médical […].275
L’art du comique et de la dérision » dont fait preuve Marie de Verneuil dénonce l’ironique perversion d’un idéal. Les connotations heureuses liées au nom de la ville de Theresienbad – une agréable station climatique nommée Theresienbad, avec de beaux jardins, des promenades, des pensions et des villas »276 – et dont témoigne à sa façon également dérisoire la reproduction photographique du timbre 277 qui cache l’extermination des Juifs du ghetto. Ce réseau de connotations toponymiques, topographiques et typographiques contradictoires sert l’expression d’un travestissement identifiable à une censure. La toponymie du crime renvoie à une réalité truquée, un leurre typographique et topographique, et pose la question de la reconnaissance, inhérente à toute entreprise mémorielle. Le déplacement sémantique repéré ici dans la proximité du tupos et du topos fait de l’impression-inscription psychique première, objet du souvenir, le lieu d’une interrogation dont Jacques Austerlitz ou Max Ferber font l’épreuve en prenant progressivement conscience de l’écart existant entre l’empreinte psychique de la perte initiale et sa reconnaissance tardive. La métaphore de l’empreinte ou de la trace mnésique permet de désigner à la fois l’inscription de la douleur dans l’espace psychique intérieur et les différentes formes de l’enregistrement, notamment visuel ou sonore. Aussi la restitution de la lente anamnèse des interlocuteurs du narrateur sébaldien (Ferber, Austerlitz, Selwyn, Bereyter, Adelwarth) fera-t-elle appel aux différents modèles de l’enregistrement pour signifier et organiser la reconnaissance de leur passé et la vraisemblance de sa reconstitution. On peut ainsi parler d’une multigraphie mémorielle chez Sebald : une variété de re-productions de traces écrites par l’image photographique – lettres, épigraphes lapidaires, journaux intimes, écritures manuscrites ou peintes – par laquelle est représentée le pouvoir documentaire de l’enregistrement dans la dynamique mémorielle, mais aussi la fragilité inhérente du document lorsqu’il est soumis à un processus d’effacement volontaire.
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Table des matières
Introduction
Première partie : Mnémophanies. Médium et perception
1 – Esthésie du médium
a – La vie sensible de la mémoire
b – Modalités de la perception chez Perec et Sebald
2 – Esthésie et anesthésie
a – Esthésie et anesthésie de l’infra-ordinaire chez G. Perec
b – Amnésie et anesthésie chez W.G. Sebald
c – Hyper-esthésies
d – Épaisseurs du passé
3 – D’air et de lumière
a – Graphosphères perecquiennes
b – Atmosphères sébaldiennes
c – De papier et de lumière
d – Existences éthérées
Conclusion
Deuxième partie : Mnémographies. Médium et inscription
1 – Lieux : mémoire rhétorique et inventions bibliographiques
a – Le temps et le livre
b – Réduire en art la mémoire
c – Grammatisation et littéralisation de la mémoire
2 – Les voix de l’absence chez G. Perec
a – Sous les voix, le silence
b – Voix du quotidien, voix lyrique et voix collective
c – Enregistrement de la mémoire sociale
3 – Langage et pathographie chez W.G. Sebald
a – Enregistrement et transcription
b – L’espace typographique et topographique du mensonge
c – Le langage dénaturé : machines de langage et pathographie
4 – Image et pathographie chez W.G. Sebald
a – Documenter la mémoire, exposer le regard
b – Des images de plomb dans un fleuve de papier
c – « L’embarrassante question du réalisme »
Conclusion
Troisième partie : Mnémophories. Médium et transmission
1 – Médialité de l’intertexte : mémoire de l’enfance détruite
a – Trois motifs
b – Le naufrage
c – Variations balzaciennes
2 – Logique des genres mémoriels chez Perec et Sebald
a – Logique des genres et système de l’énonciation chez Perec
b – Logique des genres et système de l’énonciation chez Sebald
c – La feintise et le faux. Méthodes biographiques
3 – Mixité générique et fonction mémoriale
a – Mémoires et autobiographie
b – Perec ou le puzzle du mémorialiste
c – Sebald outre-tombe
Conclusion
Conclusion
BIBLIOGRAPHIE
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