Essence de la médecine d’urgence

Essence de la médecine d’urgence 

A domicile, un matin d’une saison quelconque qui aurait pu être un matin ordinaire. L’équipe de la Structure mobile d’urgence et de réanimation (SMUR) , arrive en renfort des sapeurs-pompiers déjà sur place qui ont entrepris le massage cardiaque et posé le défibrillateur automatique. L’appareil n’a encore délivré aucun choc électrique. Le médecin du SMUR est le quatrième et ultime maillon de la chaîne de survie à l’extérieur de l’hôpital.

Quelques questions sont posées sur l’heure de survenue et les circonstances, les antécédents médicaux, le traitement suivi au long cours… Exécution d’une scène ordinaire pour le médecin. Gestes professionnels pour l’infirmier anesthésiste qui a déjà préparé le matériel d’intubation et posé un accès veineux. L’adrénaline est injectée. Le médecin s’est allongé sur le ventre, à la perpendiculaire du patient. La cuisine est exiguë. Il finit par trouver la bonne position pour pouvoir engager correctement son laryngoscope. Un visage à l’envers est inhumain, il n’y a que des orifices. On arrête le massage quelques secondes le temps pour la sonde d’intubation de se glisser dans la glotte éclairée et rendue béante par la fine lame. Le ballonnet est gonflé, la sonde fixée par une cordelette en coton qui entoure la tête. Elle est immédiatement reliée au respirateur que l’ambulancier a branché sur l’obus d’oxygène. C’est au tour de la sonde gastrique de rentrer par une narine et de s’écouler jusque dans l’estomac. Le sac étanche engagé à l’autre extrémité se remplit à mesure que l’estomac se vide. C’est surtout de l’air, le café n’avait pas encore était ingéré. Le tracé électrique reste désespérément plat. On répète l’injection d’adrénaline.

Après les trente minutes de réanimation, on fait le point : depuis combien de temps était-il en arrêt cardiaque quand sa femme nous a appelés ? Peu de temps semble-t il mais chaque minute compte, chaque minute écoulée l’éloigne de la vie. « Il est descendu pour faire le café. Et puis au bout d’un moment, comme je n’entendais plus rien, je suis allée voir et il était là, allongé par terre, comme il l’est encore maintenant». Et puis ? « J’ai appelé tout de suite »

« Qu’est-ce que j’ai fait ensuite ? On m’a passé le médecin au 15, une dame je crois. Elle m’a demandé si j’étais toute seule et puis elle m’a dit qu’on allait commencer à le réanimer ensemble ! Elle voulait que j’écrase sa poitrine avec mes mains. Et comme je lui disais que je ne comprenais rien, elle m’a expliqué qu’en écrasant sa poitrine on comprimait le cœur et que ça envoyait du sang dans le cerveau. Appuyer sur la poitrine, je n’aurais pas eu la force ! C’est un rude gaillard, mon homme. Et puis je ne voulais pas le toucher, je n’osais pas. J’avais peur de lui faire mal. Je crois que je n’ai pas eu le courage ». 

Plus de quinze minutes sans circulation sanguine. Plus de quinze minutes entre le moment présumé de la survenue de l’arrêt cardiaque et l’engagement par les professionnels des premiers gestes de survie. Si on récupère une activité cardiaque spontanée, quelles seront les séquelles neurologiques ? Par expérience, on connait le pronostic des « cœurs vivants & cerveaux morts ». Encore un peu d’adrénaline ; il est jeune, à peine soixante-dix ans… Jusque quel âge reste-t-on médicalement jeune ? Soixante-quinze, quatre-vingts, quatre-vingt-cinq ans aujourd’hui ? A l’évidence, la réanimation est un échec. Le cœur ne repart pas et il ne repartira pas. Il faut prendre la décision d’arrêter tout geste, de débrancher le respirateur. La décision incombe au médecin seul mais tous, sapeurs-pompiers, infirmier, ambulancier, approuvent. Ils ont, eux aussi, leur lot d’expériences analogues. Durant tout le temps de la réanimation, le patient n’est ni vivant, ni mort. Il n’y a en réalité pas de solution de continuité entre la vie et la mort. Une différence de degré se substitue à la différence de nature supposée. Arrêter la réanimation, c’est larguer les amarres et laisser s’éloigner de la berge des vivants le patient allongé sur la barque qui flotte sur le fleuve de l’oubli, ce no man’s land, ce no man’s time des Grecs. On attendra cinq minutes de tracé plat sur l’électrocardioscope pour déclarer le décès. Cinq minutes de calme, de silence durant lesquelles on éponge la sueur. La réanimation à domicile demande une bonne condition physique. Le matériel qui aurait permis de ramener l’homme à la vie est écarté pour être rangé. Les consommables sont jetés. La sonde d’intubation pointe encore depuis la commissure labiale comme un tuyau de pipe grossier. Elle est finalement retirée pour rendre au patient figure humaine.

« Nous avons arrêté la réanimation. Le cœur n’est jamais reparti. Je suis désolé, votre mari est décédé ». L’annonce de la mort : événement unique où le performatif atteint son paroxysme, où l’énoncé est totalement fondu dans l’énonciation. Il n’y a pas de bonne manière d’annoncer la mort d’une personne. On peut lire une pile d’ouvrages sur la question, apprendre toutes sortes de techniques de communication, s’entraîner à jouer la scène avec des collègues… Mais au moment capital, les mots viennent d’eux-mêmes sans contrôle et parfois on se met à regretter certains propos. On regrette par exemple d’avoir été trop direct. On n’est pas aussi fort que les Américains avec leur « I’m so sorry ! » qui passe si bien à chaque fois. Que faudrait-il dire ? « Je suis tellement désolé » ? « Je vous présente mes condoléances » ? Ou encore « Je vous présente mes excuses » ? Quelles excuses ? Celles de ne pas pouvoir être touché, ne pas pouvoir être peiné autant qu’elle ?

« Tout ça, c’est de ma faute ! Il avait le cœur fragile » On apprendra qu’ils avaient fait l’amour la veille au soir. Pour la dernière fois donc. On se doit de tout livrer au docteur, même les parties intimes de la vie. « On a eu un rapport. C’était pour lui, moi je n’avais pas très envie. C’était pour lui faire plaisir ». Ultime étreinte avant le grand saut. « J’aurais dû dire non, il serait encore là ». Le fils vient d’arriver. « Non maman, ce n’est pas de ta faute ! C’est de la leur ! Parce qu’ils sont arrivés trop tard et maintenant il est mort ! Mon père est mort ! Vous m’entendez docteur ? Il est mort, vous l’avez tué ! » Accusé, levez-vous, préparez votre défense ! « Non, je vous assure, on est parti dès qu’on a reçu l’appel. On était sur la route pendant que ma consœur au 15 essayait de faire faire les gestes qui sauvent ». Ne pas culpabiliser les proches sans, dans le même temps, se culpabiliser, sans se sentir coupable ou s’exposer en coupable. Exercice de funambule. Et pourquoi ne pas prendre la totalité du fardeau à notre compte ? « Oui monsieur, vous avez raison, tout est entièrement de notre faute ». Quand il faut nécessairement un coupable, si les secours ne sont pas reconnus comme tels, ce ne peut-être que le premier témoin, souvent la famille la plus proche.

La mort en urgence

Les Egyptiens de l’antiquité avaient fait de la vie, si brève comparée à l’éternité du monde, un cas particulier de la mort. Chez les Grecs, il n’y avait entre les hommes et les dieux qu’une différence de degré pour séparer la finitude des uns de l’immortalité des autres. Mais l’immortalité ne suffit pas. Éos, déesse de l’aurore, s’éprend de la beauté du jeune Tithôn, un prince troyen, fils de Laomédon et frère de Priam. Elle obtient de Zeus l’immortalité pour celui qui est devenu son époux mais elle oublie de réclamer également l’éternelle jeunesse. Tithôn est condamné au vieillissement éternel, à la vieillesse immortelle, et finit desséché, métamorphosé en insecte, animal sec par excellence. Calypso ne commet pas la même erreur et promet à Ulysse le jackpot, à la fois l’immortalité et l’éternelle jeunesse. Ulysse refuse l’offrande pour regagner son Ithaque natale – lieu naturel, lieu vivant – où l’attendent Pénélope et Télémaque.

« Auguste déesse, ne t’irrite point de ce que je vais te dire. Je sais bien que la chaste Pénélope est dessous de toi et par l’élégance de sa taille, et par la beauté de son visage ; car Pénélope est une faible femme et toi tu es une déesse immortelle, exempte de vieillesse. Cependant je désire chaque jour revoir mon palais et ma terre natale ! – Que les dieux me poursuivent encore sur la mer ténébreuse, je suis prêt à tout supporter ; car ma poitrine renferme un cœur endurci aux souffrances. J’ai déjà essuyé bien des malheurs et enduré bien des fatigues sur les flots et dans les guerres : maintenant advienne ce qu’il pourra . » .

Toute la sagesse antique semble s’incarner dans le personnage d’Ulysse qui choisit d’offenser les dieux plutôt que contrarier la nature (phusis). Le monothéisme non anthropomorphique procède à un renversement où la désacralisation de la nature suit la sacralisation du divin. La nature n’est plus créative mais création d’un Dieu unique. En proposant la résurrection à la fois des âmes et des corps, le christianisme va s’imposer au milieu du bouillonnement religieux des premiers siècles. L’idéalisme chrétien suit l’idéalisme platonicien : l’âme est tout, le corps n’est rien. Le corps (sôma) est la sépulture (sêma) de l’âme . Les Modernes avec Descartes vont désacraliser le corps humain en opposant à l’âme immortelle, un corps-machine sur lequel désormais plus rien n’interdit d’intervenir.

La mort examinée

Un monisme est aujourd’hui à l’œuvre, un monisme matérialiste, qui propose une biologie de la mort. On en trouve les premières traces chez Claude Bernard (1813-1878) : « La vie, c’est la création » et « la vie, c’est la mort ». Car seul le vivant crée, seul le vivant meurt. La dialectique (pro)création et destruction est la marque de fabrique du vivant, sa griffe, et le couple Eros et Thanatos en est le maître d’œuvre.

« L’existence n’est […] qu’une perpétuelle alternative de vie et de mort, de composition et de décomposition. Il n’y a pas de vie sans la mort ; il n’y a pas de mort sans la vie . ».

En 1802, l’année de la mort de Bichat (1771-1802), les allemands Karl Friedrich Burdach (1776-1847) et Gottfried Reinhold Treviranus (1776-1837) forgent le mot « biologie » pour désigner la philosophie de la nature vivante (Philosophie der lebenden Natur). Indépendamment semble-t-il, le néologisme apparaît la même année sous la plume d’un certain Jean-Baptiste de Monet, chevalier de Lamarck (1744-1829) . Lamarck est le premier à comprendre la biologie comme une science autonome, avec ses lois propres distinctes de celles des autres sciences positives, des sciences de la matière inerte, mais aussi distincte de la médecine et dont l’objet est l’étude des caractères communs aux végétaux et aux animaux .

Un siècle plus tard, en 1903, le biologiste français d’origine russe, Élie Metchnikoff (1845-1916), forge les termes de gérontologie pour la science du vieillissement et thanatologie pour celle de la mort. Vie, mort, vieillesse mises en sciences redonnent de l’air au projet dionysiaque. Les individus de certaines espèces frisent « naturellement » l’immortalité ; certains poissons comme la rascasse, le carrelet, l’esturgeon mais aussi le homard ont même le bon goût de ne pas vieillir. Au salon du vivant on rencontre des modèles utilitaires mais aussi les hauts de gamme catégorie luxe. Ainsi, la mortalité n’est plus une nécessité et l’immortalité est proposée en option.

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Table des matières

Introduction
Première partie. Essence de la médecine d’urgence
Prologue
Chapitre premier. La mort en urgence
1. La mort examinée
2. La mort en mouvement
1. Réanimation et ressuscitation
2. Chaîne de vie
1. Premier maillon
2. Deuxième maillon
3. Troisième maillon
3. Technophilie et technophobie
3. Le quatrième maillon
Chapitre II. Le geste et la tekhnè
1. L’art de la ruse
2. La science poétique
3. La philosophie et la science
1. La philosophie première
2. La science moderne
4. Le geste technique
Chapitre III. Le geste sans acte
1. La machine
2. Le mannequin
3. Le cadavre
Chapitre IV. L’acte sans geste
1. Le médecin, l’artiste et le philosophe
2. L’acte silencieux et l’acte de parole
3. L’Acte sans geste en médecine d’urgence
1. Première scène
2. Deuxième scène
3. troisième scène
4. Le logos en acte
Deuxième partie. Espace-temps de la médecine d’urgence
Prologue
Chapitre V. Histoire
1. Chirurgiens
1. Ambroise Paré, premier chirurgien sans latin
2. Le triomphe des chirurgiens impériaux
1. Officiers et médecins
2. Le premier urgentiste
2. Anesthésistes
1. Anesthésie et anesthésistes
2. Anesthésie et réanimation
3. Transport secondaire
4. Transport primaire
3. Psychiatres
1. Psychiatrie de l’avant
2. Psychiatrie de guérilla
4. Urgentistes
Chapitre VI. Temps
1. Discordance des temps
1. Anamnèse
2. Pronostic
2. Ecoulement des temps
1. Temps d’attente
2. Temps médical
3. Temps de l’urgence
4. Le Gardien du temps
5. L’heure dorée
3. Temps et durée
1. Le temps opportun
2. Le temps vécu
1. Quels temps ?
2. Pour qui ?
3. Le temps de l’autre
Chapitre VII. Espace
1. De l’urgence à l’Urgence
2. De l’Urgence médicale à la médecine d’urgence
3. Distribution hospitalière
1. L’administration nouvelle
2. Le Panoptique à guérir
3. La guerre des étages
Chapitre VIII. Vérité
1. Vérité relative
1. « A chacun sa vérité »
2. La vérité diagnostique
2. Vérité médicale
1. Médecine expectante
2. Médecine conjecturale
3. Médecine expérimentale
4. Médecine d’urgence
3. Vérité absolue
1. La preuve par les faits
1. L’indice
2. La preuve
2. L’effet sans la preuve
1. Médecine intuitive
2. La T2A ou l’ultime vérité
Chapitre IX. Déclinaison
1. Objectivation
1. Toucher
2. Sentir
1. Des goûts et des odeurs
2. Un autre sentiment
3. Parler
4. Voir
1. Voir l’invisible
2. Image magique
2. Dialectique
1. Pulsion scopique
2. Reconstruction
1. Mise en mouvement
2. Analyse médicale
3. Extramédicalité
1. Des hommes probables
2. Pour un monde meilleur
3. Dans le Cloaca
Troisième partie. Ethique de la médecine d’urgence
Prologue
Chapitre X. Epistémique du tri
1. Tri médical
1. De la catastrophe aux affaires courantes
2. Corps et âmes ou le premier tri
3. Le tri médical des urgences
2. Philosophie du tri
1. Les concepts purs de l’entendement
2. Aristote avant Kant
3. Analytique transcendantale
4. Jugements analytiques et jugements synthétiques
5. Jugements synthétiques a priori
6. Des catégories aux impératifs
Chapitre XI. Technique médicale
1. Expériences
1. Exercices médicaux
2. Expériences de pensée
3. Valence
2. Philosophie
1. Contractualisme
2. Utilitarisme
1. La poursuite du bonheur
2. Le tri sélectif
3. Prudence
1. Prudence médicale
2. Médecine anticipative
Conclusion

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