Dans le numéro spécial de l’European Journal of the History of Economic Thought destiné à tirer le bilan du dernier siècle, Kenneth Arrow – prix Nobel d’économie 1972 – comptait l’économie de l’information pour l’un des cinq progrès les plus importants de la discipline (Arrow, 2001a). Cette appellation, très large, recouvre moins un champ à part entière que la reconnaissance de l’importance que revêt la distribution de l’information entre les agents économiques ([. . . ] new point is that information is a variable»Arrow, 2001a p.300). Sous l’impulsion, entres autres, de ses propres travaux (Arrow, 1963) et grâce aux outils d’analyse issus des avancées de la théorie des jeux, la théorie de l’agence a fourni un cadre unifié permettant de formaliser les problèmes économiques que posent ces asymétries d’information. Au regard des objectifs que le recul a permis de lui assigner, et qui servent d’exergue à ce travail, cette littérature doit en particulier son succès à la compréhension des conditions sous lesquelles les incitations parviennent à réconcilier les intérêts divergents du principal et de l’agent. Ces conditions dépendent de façon cruciale du contexte institutionnel dans lequel s’inscrivent les transactions (Smith, 1962). Offrant une description plus fine et techniquement rigoureuse de cet environnement, ces travaux fournissent alors des outils puissants d’aide à la décision comme en témoigne, par exemple, la synthèse récente proposée par Laffont (2000).
De fait, le souci de doter les travaux scientifiques d’une représentation enrichie de l’environnement économique constitue le point de départ de cette littérature. En suivant Salanié (1997, p.2), on peut en effet considérer l’abandon du cadre simplifié offert par la théorie de l’équilibre général comme l’acte fondateur de la théorie de l’agence :
« The theory of contracts originates in the failures of general equilibrium theory [. . . ]. The idea is to turn away temporarily from general equilibrium models, whose description of the economy is consistent but not realistic enough, and to focus on necessarily partial models that take into account the full complexity of strategic interactions between privately informed agents in well-defined institutional. It was hoped then that lessons drawn from these studies could later be integrated inside a better theory of general equilibrium settings.»
Désagréger les transactions économiques accroît cependant considérablement la complexité des problèmes étudiés. Ce mouvement a donc été rendu possible par un certain nombre d’hypothèses restreignant le champ de l’analyse et, parfois, sa pertinence empirique. Le pouvoir de décision quant aux modalités du contrat, en particulier, est en général supposé détenu intégralement par le principal (Mirrlees (1975) ou Grossman & Hart (1983), par exemple). Dans la conférence donnée à l’occasion de la remise de son prix Nobel (1996), Mirrlees (1997, p.132) soulignait le rôle central de cette hypothèse, comme la fécondité des perspectives ouvertes par sa remise en cause :
« the account given here has been one-sided, for the principal always set the terms of the contract, and the agent took the action. It is true that many economic relationships are one-sided [. . . ]. Many others are not, and involve cooperative arrangements or bargain between people in similar situations. It is not so much the asymmetry of information that is special about principal–agent relationships, but the asymmetries of responsibilities, with the principal moving first, the agent following. We have made some progress [. . . and] now we can better appreciate that anonymous market relationships are only a part of economic reality : perhaps not even the largest part. Most economic problems and possibilities involve instead relationships between and among agents, whether taxes, contracts and bargain, fights and thefts, learning and search. It is a world still only imperfectly explored.»
Conformément à cette recommandation, plusieurs travaux récents ont exploré le champ de recherche qui s’ouvre en l’absence de cette hypothèse. Un premier développement naturel consiste à étudier la robustesse des propriétés du contrat à des hypothèses alternatives quant au pouvoir de négociation des parties. Au delà même de la distribution du pouvoir entre le principal et l’agent, pourtant, plusieurs hypothèses importantes du modèle peuvent être considérées comme une fondation indirecte du contrôle du principal sur les modalités du contrat.
Développements récents : les limites du pouvoir du principal
Comme le souligne Sappington (1991), la théorie des incitations s’est en effet développée en imposant, d’une part, une hypothèse forte de rationalité du comportement de l’agent et en considérant, d’autre part, des contrats parfaitement isolés et indépendants des autres. Etudier le rôle de ces hypothèses revient à mettre en question le pouvoir du principal sur les modalités et le fonctionnement du contrat.
La première hypothèse impose que l’ensemble des déterminants du comportement se trouvent inclus dans les modalités du contrat. Ce cadre d’analyse élimine par conséquent les déterminants informels du comportement, qui entrent en interaction avec les instruments de la politique d’incitation. Par définition, ils échappent au contrôle du principal et en limitent donc le pouvoir d’influence. En ce sens, les travaux destinés à enrichir la description du comportement de l’agent apportent un éclairage complémentaire à celui de la théorie des contrats incomplets, qui met en lumière l’impossibilité d’inclure dans le contrat la liste exhaustive des contingences réalisables (Tirole, 1999).
Un certain nombre de travaux empiriques ont effet remis en cause la capacité du contrat conçu par le principal à résoudre les problèmes posés par les situations d’aléa moral (Keser & Willinger, 2000) comme de sélection adverse (Cabrales & Charness, 2003). L’accent est mis, en particulier, sur les effets possiblement contre-productifs des instruments contractuels traditionnellement utilisés que sont les incitations (Frey & Oberholzer-Gee, 1997 ; Gneezy & Rustichini, 2000 ; Fehr & Gächter, 2002) et le contrôle (Frey, 1993 ; Dickinson & Villeval, 2004 ; Falk & Kosfeld, 2004). Suite à cette impulsion initiale, qui se rattache assez largement aux travaux d’analyse économique du comportement (Behavioral Economics, voir par exemple Mullainathan & Thaler, 2001) un vaste courant de travaux récents s’est alors efforcé d’élargir le champ de l’analyse aux déterminants du comportement qui échappent au contrat. Sont alors mis en évidence, par exemple, l’influence de l’identité (Akerlof & Kranton, 2005) et des normes éthiques de l’agent (Stevens & Thevaranjan, 2005) sur les propriétés du contrat ; ou encore la mesure dans laquelle la motivation intrinsèque peut s’opposer à l’efficacité des incitations extrinsèques (Kreps, 1997), notamment si elle se trouve découragée par l’information que révèlent les motivations extrinsèques (Benabou & Tirole (2003) ou par l’inadéquation des missions confiées à l’agent (Besley & Ghatak, 2005).
Une seconde limite importante provient de l’existence simultanée de contrats différents, pouvant engager l’agent ou le principal envers d’autres agents économiques, indépendants du contrat qui les lie. Cette intervention d’agents externes à la relation principal–agent se traduit alors par une interdépendance entre contrats concurrents – ou par la dépendance d’un même contrat sur la volonté de plusieurs parties – dont le principal n’a pas toujours la maîtrise. Intégrer ces interdépendances apparaît pourtant comme un prolongement naturel de l’analyse, permettant de franchir autant de pas supplémentaires en direction d’une intégration des résultats de la théorie de l’agence dans la perspective plus large du fonctionnement général d’une économie («The incentive litterature [. . . ] focuses on isolated, independent agency relationships, which precludes a complete understanding of complex organizations like firms and government.»Sappington, 1991 p.63).
Les travaux théoriques consacrés à cette question s’intéressent aux propriétés de contrats engageant plus de deux joueurs. Il s’agit alors de décliner les résultats de la théorie de l’agence aux situations de contrats multipartites, pour une configuration déterminée des relations qu’entretiennent les joueurs et de leur position relative. Les modèles de collusion s’intéressent ainsi à l’efficacité des incitations dans les relations de nature hiérarchique, où les parties au contrat jouent simultanément le rôle de principal et d’agent (voir les contributions théoriques de Tirole (1986 ; 1988 ; 1992) et Barankay, Bandiera & Rasul (2005) pour une analyse empirique). Les travaux consacrés aux problèmes d’agence commune s’intéressent quant à eux à l’existence de plusieurs principaux se disputant les services d’un même agent (Bernheim & Whinston (1986) et Kirchsteiger & Prat, 1999). C’est au contraire l’existence de plusieurs agents, dont l’action est coordonnée par un même principal, que l’analyse du travail en équipe permet de prendre en compte (Holmstrom (1982) et Meidinger, Rullière & Villeval, 2003). Bien qu’ils soient originellement consacrés à la répartition de l’activité de l’agent entre plusieurs tâches, les modèles multitâches (Holmstrom & Milgrom, 1991), enfin, permettent de prendre en compte la relation de l’agent avec plusieurs utilisateurs destinataires de ses décisions (Crifo & Rullière (2004) et Fehr & Schmidt (2004) pour une analyse empirique des développements originels de Holmstrom & Milgrom).
Analyses du comportement de corruption
La délégation constitue un mécanisme puissant de coordination, assurant la fluidité des transactions. Le fonctionnement d’une économie repose en effet sur deux piliers: la régulation par le marché et la constitution d’organisations, dans lesquelles la délégation se substitue aux prix pour assurer la coordination des échanges ( «[. . . ] While economists treat the price mechanism as a co-ordinating instrument, they also admit the co-ordinating function of the “entrepreneur” » R.H. Coase, 1937 p.389). En ce sens, la notion de corruption est intimement liée à l’activité économique. Selon un assez large consensus parmi les économistes, la caractéristique centrale d’une situation de corruption est en effet d’organiser le détournement d’un pouvoir discrétionnaire au bénéfice d’un tiers, qui en offre rétribution. En ce sens, la corruption constitue un défi supplémentaire lancé à la théorie des incitations. Leur objectif est de réconcilier les intérêts divergents du délégué et du délégant par l’intermédiaire des dispositions établies par le contrat de délégation. Or la corruption greffe un second accord, sur ce premier contrat, dont l’objectif est d’instaurer un motif additionnel de divergence grâce au versement d’un “pot-de-vin” (bribe). Cet accord illégal, le “pacte de corruption”, créé donc de nouvelles incitations, orientées vers le détournement du pouvoir discrétionnaire.
Le propos de ce chapitre est de montrer que l’analyse micro-économique de la corruption repose sur les propriétés de ces accords et les caractéristiques des joueurs qui y participent. Les situations que recouvre le concept de corruption ont en effet en commun une structure particulière d’interactions. En conséquence, nous retenons une définition “contractuelle” de la corruption, en nous appuyant sur la description proposée par Banfield (1975, p. 587) :
« [. . . ] An agent serves (or fails to serve) the interest of a principal. The agent is a person who has accepted an obligation (as in an employment contract) to act on behalf of his principal in some range of matters and, in doing so, to serve the principal’s interest as if it were his own. The principal may be a person or an entity such as an organization or public. In acting in behalf of his principal an agent must exercise some discretion ; the wider the range (measured in terms of effects on the principal’s interest) among which he may choose, the broader is his discretion. The situation includes third parties (persons or abstract entities) who stand to gain or lose by the action of the agent. There are rules (both laws and generally accepted standards of right conduct) violation of which entails some probability of a penalty (cost) being imposed upon the violator. A rule may be more or less indefinite (vague, ambiguous or both), and there is more or less uncertainty as to whether it will be enforced. An agent is personally corrupt if he knowingly sacrifices his principal’s interest to his own, that is, if he betrays his trust.» .
Les mécanismes à l’œuvre peuvent être illustrés par l’exemple, abondamment utilisé dans la littérature (Manion, 1996 ; 1998 ; Yava, 1998 ; Cadot, 1987), de l’attribution de permis de production par un agent public. Dans ce type de situation, un fonctionnaire est chargé par l’État de choisir les entreprises qui se verront autorisées à entrer dans un secteur d’activité réglementé. L’État souhaite que les firmes qui se voient attribuer un permis respectent les réglementations en vigueur, et laisse le soin à l’agent d’apprécier les aptitudes des firmes candidates. Pour chacune d’entre elles, le profit dépend exclusivement de l’attribution d’un permis : il ne saurait être positif sans que la firme se trouve en position de produire. Le principal (l’Etat) et le corrupteur (toute firme candidate qui ne respecte pas les critères d’attribution des permis) ont donc des intérêts opposés. Si l’agent n’a pas de préférences quant à l’identité de l’entreprise sélectionnée, il peut accepter un pot-de-vin et choisir en échange l’entreprise qui le lui a versé. A l’inverse, le système de délégation choisi par l’Etat peut le porter à une conscience professionnelle suffisamment forte pour refuser toute relation de corruption et choisir les firmes qui méritent un permis. Ces deux situations sont à l’évidence incompatibles et l’agent, s’il a accepté un pot-de-vin, devra trahir la confiance ou du principal ou du corrupteur.
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Table des matières
Introduction générale
1 Analyses du comportement de corruption
1.1 Jeu de corruption à trois joueurs
1.2 Protocole de l’expérience
1.3 Déterminants du comportement de corruption
1.4 Conclusion
Annexes
2 Coût et qualité de l’offre de soins, quelle(s) rémunération(s) ?
2.1 Institutions : la contrainte budgétaire des médecins du Québec
2.2 Analyse théorique du passage à la Rémunération Mixte
2.3 Modèle économétrique
2.4 Résultats : les vertus de la flexibilité
2.5 Conclusion
Annexes
3 Demande de travail au noir en environnement concurrentiel
3.1 Demande de travail au noir et concurrence à la Bertrand
3.2 Dénonciation : l’équilibre de silence collusif
3.3 Présentation des marchés expérimentaux
3.4 Malédiction de Bertrand et évasion collusive : résultats empiriques
3.5 Conclusion
Annexes
Conclusion générale
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