ESPRIT DE RÉSISTANCE/ÉTAT TRANSPARENT
Comment se manifeste l’historicisme dans le cadre d’une pratique en peinture? Cela est un questionnement récurrent où l’écart entre l’expressivité picturale et les fondements historiques d’un sujet est bel et bien présent. Quelles stratégies peuvent exister afin de combler cet écart? Dans le texte, lorsque l’expression expressivité picturale est mentionnée, cela doit être perçu comme une expression formelle anxiogène relative au sujet exploité et non pas à l’exaltation des sens provoqués par le langage plastique. Cette recherche mène à l’établissement de paramètres idéationnels s’appuyant sur la notion de siècle historique de René Rémond. Ceci me permit de réaliser un corpus d’œuvres comptant neuf éléments picturaux. L’exposition intitulée Fin de siècle fut présentée à Langage Plus à l’automne 2012.
Le portrait historique est une amorce qui sert à définir les événements et phénomènes qui piquent ma curiosité d’artiste. Les processus de migrations politique (renversements et révolutions) sont des phénomènes extrêmement denses qui s’avèrent complexes à représenter en images. C’est sous l’angle de la microhistoire, de l’épiphénomène et du fragment historique que ma pratique en art réussit à s’infiltrer. Les grands événements de ce monde sont composés d’un amoncellement d’anecdotes qui, à leur façon, sont révélatrices des phénomènes inscrits dans l’histoire. Ma recherche s’est donc concentrée sur le XXe siècle et plus particulièrement sur les états transitoires des symboles politiques. J’ai cherché dans notre patrimoine médiatique et documentaire des traces de l’effondrement et de la destruction de monuments à connotation politique et religieuse. Par leur destruction, ils sont le symbole d’un renouveau. J’ai tenté de cristalliser ces instants éphémères où la destruction est en processus. Comme un révélateur de l’acte de destruction, j’ai peint des tableaux relatant des événements célèbres du XXe siècle telle la chute du mur de Berlin (figure 19, p.67) en contraste à des événements moins connus tels que l’histoire du wagon N° 2419 D (figure 2, P-20) .
Tensions de la pensée
Histoire, microhistoire
Dans un contexte artistique, le vocable dédié aux historiens est polysémique et j’estime qu’il est important de clarifier l’usage de certaines terminologies afin de les introduire, mais aussi afin de les présenter par l’intermédiaire de l’axe particulier de ma recherche. Sans faire la genèse de ce vocabulaire spécifique, il est important de le contextualiser et de présenter son origine et ses mutations. En regard de notre époque contemporaine, l’histoire est un champ d’études au code déontologique précis et de nature objective. Cette discipline, dont l’objectif principal est d’articuler le passé, est un tissu malléable inspiré de traditions, mais qui a subi et qui continue de subir des mutations à chaque époque. Au fil des siècles, à travers les grands événements et les révolutions, l’histoire a subi de nombreux effondrements. Je m’efforce donc de percevoir l’historiographie, la manière dont on écrit l’histoire, à la manière d’une interprétation faite par l’homme et qui contient les qualités et les défauts de son époque. Je m’en tiendrais à cet énoncé contemporain pour définir ma perception de la matière historique : L’histoire, d’un point de vue conceptuel, devient, selon l’expression de Reinhart Koselleck (1923-2006), un collectif singulier qui rassemble l’ensemble des histoires particulières et englobe sous une même expression trois niveaux : les faits, le récit de ces faits et leur connaissance scientifique (Mùller, 2013).
De cette vision moins laconique de l’historiographie, on délaisse peu à peu le préjugé d’une loupe qui aplatit l’expérience du vécu au profit d’un résumé factuel. De ces nuances et subtilités naît la notion ô’épiphénomène. Cela nous présente un phénomène dont les constituants sont de plus petits événements interreliés.
Une fois ces bases établies, je vais préciser le terme historicisme qui figure dans le titre de ce mémoire. C’est un concept polysémique qui apparaît aux environs de l’année 1800 et qui : « met en évidence le changement historique et ses effets, ainsi que la manière de se situer face à eux » (Scholtz, 2013). C’est vers cette définition généraliste que ma démarche artistique s’oriente au regard de l’historicisme. De manière plus précise, mon travail pratique s’articule davantage selon cette interprétation qui remonte au XIXe siècle : «… une considération historique universelle,qui appréhende toutes choses sous l’angle de leur devenir et de leur déclin » (Scholtz, 2013). En histoire de l’art on utilise parfois le terme historicisme pour désigner des œuvres contemporaines qui simulent des styles ou des courants artistiques du passé. Sous un angle formel, ma pratique, bien qu’elle s’associe à la définition de l’historicisme des sciences sociales, se distancie de cet usage courant dans le domaine des arts.
Un des éléments fondateurs de cette recherche, traduction de la microstoria italienne, la microhistoire est un courant historiographique. Traduire « l’état humain » est une étude holistique présentant tant des anecdotes du registre privé que des phénomènes sociaux macroscopiques impliquant plusieurs individus. Cette manière d’appréhender l’histoire est un courant européen qui s’est généralisé au début du XXe siècle, mais dont les prémisses remontent au XIXe siècle. Ce sont des historiens tels que Edward Palmer Thompson qui ont fixé corps à ce qu’il définit comme l’histoire par le bas1 . Il a travaillé tout au long de sa carrière à documenter l’histoire des ouvriers et travailleurs, constituant principal de la population, dans le but de faire ressortir le contexte historique à travers l’expérience de leur vécu.
Lorsqu’il existe chez un artiste des préoccupations historiques et politiques, l’analyse phénoménologique par l’entremise de la microhistoire se révèle particulièrement inspirante. Influencée par Edward Palmer Thompson, la microhistoire propose de s’intéresser aux individus à défaut de se concentrer sur des phénomènes de masse. En étudiant un individu en particulier, on en révèle des phénomènes sociaux, culturels et massifs. C’est ce que l’on appelle l’induction. Comprendre les phénomènes de l’intérieur avant d’en tirer des conclusions plus élargies me semble plus près de la démarche d’un artiste. L’artiste n’évoque pas des théories; sa peinture crée un univers où des théories sont érigées et leurs manifestations dans le tableau sont concrètes : une réalité régulée par le tableau. Elles apparaissent par l’observation d’une scène soumise aux règles d’un concept sans en être le support théorique. Chaque tableau est une utopie en soi selon Aristote. Une œuvre picturale a la possibilité d’être symboliquement hermétique du réel et être formellement autoréférentielle. Ce type d’approche est intéressant en art, car il permet de partir de la spécificité de l’artiste et de son sujet et d’aller vers des thèmes communs qui touchent un public plus large.
Découlant du phénomène micropolitique, la microhistoire se penche sur des individus communs, plus anecdotiques et effacés. Elle ne relate pas l’histoire des rois; elle préconise celle des petites gens, échantillons de la masse. La microhistoire se rapproche de l’épiphénomène dans le sens où nous pouvons percevoir les grands événements de l’histoire comme étant composés de petits phénomènes qui lui sont reliés ou qui s’y développent parallèlement.
Dimension contemplative et minimalisme
On associe le minimalisme en peinture à certains artistes américains des années 1960 qui interviennent sur leur support de façon géométrique avec une palette de couleurs limitées. Frank Stella est un des ambassadeurs de ce courant abstrait. Mon travail est inspiré de certaines valeurs rattachées à ce courant. La géométrie et le courant hard edge ne font pas partie de mes influences; je m’inspire plutôt des notions d’interventions minimales et de restriction de la palette de couleurs. Mon travail est réalisé avec un nombre restreint de gestes picturaux. Cela laisse place à la matérialité de la peinture. Plutôt que de restreindre la peinture dans des formes géométriques, je l’applique en aplats tout en lui laissant suffisamment de liberté afin qu’elle se diffuse et qu’elle s’étale de manière organique. La dimension minimaliste de mon travail doit être perçue comme étant l’économie de gestes et de couleurs. Grâce aux imprimantes numériques et aux techniques de reproduction actuelles, nous pouvons désormais réaliser des impressions d’une grande précision. En contraste avec cette accessibilité au détail et à la précision dans le monde de l’image, mon travail pictural se situe à la limite de la reconnaissance du sujet pour présenter l’expression de la matière picturale avant un sujet. Le contrôle du médium doit être savant, mais l’intervention doit rester minimale pour lui conférer cet aspect aqueux propre à ses composantes à base d’huile .
Esprit de résistance/État transparent
Avant de dresser un portrait cognitif de la relation unifiant ma pratique au thème d’esprit de résistance, je dois en préciser la définition. De prime abord, substituer cette expression par révolte ou encore par état de révolte de l’individu serait chose facile, mais ces termes nous éloigneraient du sens que je prête à celle-ci. En effet, j’entends par esprit de résistance un état d’agitation mentale, tout comme la mélancolie. La résistance tant armée qu’intellectuelle se manifeste dans mon travail par le choix d’un personnage, d’un événement historique ou encore par la détermination d’un périmètre théorique orientant le sujet de l’œuvre. Cet état de tension peut également emprunter certaines des caractéristiques propres à la mélancolie.
Langage pictural et abstraction
Dans un premier temps, avant d’aborder l’abstraction dans ma pratique picturale, il est important de bien établir les critères qui caractérisent une œuvre abstraite. À notre époque, l’art abstrait est difficile à cerner, car on ne décèle plus l’abstraction uniquement dans sa forme la plus pure. La définition exprimée par les critiques dans la première moitié du XXe siècle ne s’applique plus de nos jours. On assiste à une oscillation et à une grande diversité en matière de peinture figurative et abstraite. L’abstraction picturale est un langage se déclinant sous de multiples facettes et c’est en degré qu’on peut situer une œuvre dans une échelle absolue entre figuration et abstraction dans leurs formes respectives les plus pures. « One lesson to be learned from Peinture peintures presentation of its inexhaustible number of expressionist, geometric, imagistic, minimalist, conceptual, perceptual and quasi-sculptural and quasi-architectural abstract painters was that the term ‘abstract’ had become – and hadn’t it always been? – uselessy porous. Abstract painting, like painting in general, is not a unified pratice, as it was treated by those of its cirtical opponents who focussed their sights on the Greenbergian perscriptions for Post-Painterly Abstraction in the late1960s and early 70s» (Nasgaard, 2008, p.10).
Le portrait historique/Témoignage falsifié
Dans un cadre de pratique artistique actuelle, peut-on revisiter le portrait historique, cette façon d’inscrire des événements historiques dans le champ de l’art, sans tomber dans les clichés de la scène de genre ou du portrait? Le peintre ayant comme principal inspirant un événement historique ne date pas d’hier et la volonté d’humaniser le sujet afin d’y induire son opinion ne date pas d’hier non plus. Les exemples de cas qui suivront ont été répertoriés par Robert Storr3 dans le cadre d’un ouvrage contextualisant l’œuvre de Gerhard Richter dans son contexte historico-politique. Le premier cas du genre répertorié, le « Marat assassiné » par Jacques-Louis David daté de 1793, représente une scène historique dans une tragédie humaine des plus dépouillées. La série « L’exécution de Maximilien du Mexique » datée de 1867 par Edouard Manet relate crûment un événement historique non glorieux. La différence entre le Manet et le David se présente ainsi : « L’exécution de Maximilien du Mexique » confronte le spectateur à une puissante vision narrative de l’événement contrairement au « Marat assassiné » qui introduit le personnage dans une relation d’ordre psychologique. Les clés pour bien contextualiser historiquement « Marat assassiné » sont présentes dans la toile sans toutefois que le spectateur soit face à une gestuelle assassine. La toile de Manet innove toutefois en plusieurs points. L’attention du spectateur est dirigée vers des scénettes alternatives, par la présence d’anecdotes dans le tableau. Le sujet principal n’est plus l’exécution, mais un soldat en retrait qui attend et inspecte son arme. Cette stratégie picturale invite le spectateur à découvrir la toile dans ses détails et à aller se renseigner sur le sujet lorsqu’il est face à des incompréhensions. C’est aussi ce que l’œuvre provoque lorsqu’un spectateur se confronte à la série « October 18, 1977 » de Gerhard Richter (figure 5, p.30). On peut également citer un tableau plus récent intitulé « September » daté de 2005 qui dépeint les événements du 11 septembre 2001 à New York sous forme de semi-abstraction ou d’abstraction hybride, comme le qualifierait Nickas (figure 6, p.31).
Une approche holistique
Naviguer à travers différents champs disciplinaires en dehors de l’art est très nourrissant. Être en art c’est un peu ça : survoler à vol d’oiseau l’étendue des théories et déceler leurs interconnexions afin d’asseoir sa pratique individuelle. Une telle démarche holistique, malgré son inhérente exhaustivité, invite à faire l’aller-retour entre des phénomènes liés à l’introspectif (la psychologie et l’anthropologie) et des phénomènes sociaux étendus et exogènes en relation à des faits et des concepts organisationnels tels que la politique. C’est dans la surabondance de détails nourrie par cette recherche que la conceptualisation picturale des œuvres naît. L’histoire se compose de ces fragments d’interprétation. Ma pratique se situe et se s’alimente à même cet écart; elle tente de mailler l’intérieur (homme) à l’extérieur (historiographie de l’homme) dans sa forme finie d’œuvre .
Conclusion
L’historicisme et la picturalité poursuivent un dialogue dans lequel je m’inscris l’espace d’un instant. Les réflexions sur la rencontre de la peinture historique et de l’abstraction picturale sont encore embryonnaires. Bien que ma pratique, dans le cadre de cet essai, ait réussi à se positionner vis-à-vis de ses influents conceptuels et artistiques, son évolution est à la fois dépendante et indépendante de ce tableau relationnel que j’ai brossé. La forme que prendra ma production ultérieure, bien qu’assise sur ces théories exprimées, se veut perméable aux nouvelles influences. Mon intérêt pour l’histoire et le désastre demeure très fort et mes recherches se poursuivent en cette voie. Ce dernier projet d’exposition, Fin de siècle, qui m’a poussé à inscrire picturalement des visions éphémères sur un support tout aussi fragile que la mémoire s’incruste désormais dans ma méthodologie de travail. Bien que ce projet soit récent, j’ai un sentiment d’incomplétude vis-à-vis de cette série qui m’habite encore. La réalisation de ce projet appelle à d’autres éléments picturaux qui s’inscrivent dans cette même thématique de la destruction des monuments.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I TENSIONS DE LA PENSÉE
1.1 HISTOIRE, MICROHISTOIRE
1.2 DIMENSION CONTEMPLATIVE ET MINIMALISME
1.3 ESPRIT DE RÉSISTANCE/ÉTAT TRANSPARENT
1.4 LANGAGE PICTURAL ET ABSTRACTION
1.5 LE PORTRAIT HISTORIQUE/TÉMOIGNAGE FALSIFIÉ
1.6 UNE APPROCHE HOLISTIQUE
CHAPITRE II PRÉTÉRITIONS PICTURALES ET MÉTHODOLOGIE
2.1 FRAGMENTS HISTORIQUES (CHOIX CONCEPTUELS, INFLUENCES ET INSPIRATIONS)
2.7.7 Recherche et motivation d’un choix
2.1.2 Témoignage historique
2.2 PROCESSUS DE MUTATION
2.3 MANIFESTATIONS PLASTIQUES ET QUÊTE DE LA MINCEUR
2.4 TRACES
2.5 EMBROUILLEMENT
CHAPITRE III FIN DE SIECLE
3.1 DE L’ÉCRIT À L’IMAGE : LA SÉDIMENTATION
3.2 DOCUMENTATION ET STRATÉGIES D’EXPOSITION
3.3 MISE EN ESPACE
CONCLUSION
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