L’équilibre entre modes de production et producteurs associés
Concernant la diffusion, il convient de se pencher sur les modes de production des différents concerts ayant cours au Fil. Ainsi, le Limace peut produire une date, prenant alors à sa charge tous les frais engagés, gérant en direct les relations avec les tourneurs, chargés de production, la location éventuelle de matériel, etc., et assume entièrement le résultat positif ou négatif du concert. La Limace peut également louer une ou ses deux salles à une association ou autre structure de production, mettant alors à disposition la salle en état de marche contre facturation. La salle peut également être louée pour des événements privés et parfois de nature non musicale, par exemple à des partenaires ou prestataires particuliers : une pratique pour l’instant très peu mise en œuvre, car ne rentrant pas dans les missions de la salle, mais qui pourrait se multiplier à l’avenir. Une variante, appelée « mise à disposition », prévoit la location avec une réduction de 30% du montant total hors taxe du devis, permettant à des structures locales de produire elles-mêmes leur soirée au Fil. Enfin, le Fil peut coproduire une date avec ces structures locales et partenaires privilégiés. Une modalité représentant près d’un tiers des levers de rideau sur 2014 comme sur 2015 et étant présentée par les équipes comme « constitutive » du projet de la Limace, et de la vocation d’une scène de musiques actuelles :
« Le FIL a toujours développé une politique de coproduction forte avec les acteurs locaux. Il s’agit en effet d’utiliser le savoir-faire de l’équipe, ainsi que les capacités du lieu pour le développement des structures culturelles locales [tout en travaillant] en bonne intelligence sur une programmation commune ».
En effet, la coproduction consiste en un partage des risques financiers par les parties engagées (le plus souvent deux), comme d’un partage des recettes, qu’il s’agisse de celles du bar ou de la billetterie. Un mode de production qui permettrait, entre autres, d’accompagner des structures, le plus souvent associatives, ces dernières pouvant alors profiter de la trésorerie du Fil et d’un filet de sécurité, ne se lançant pas dans la production en solo d’une date.
Un pan important de la programmation consiste donc à planifier la saison en fonction d’un équilibre entre ces différentes modalités : la production, où le Fil prend le risque de programmer des artistes émergents, assez pointus, pour des tarifications basses et un résultat souvent dans le négatif, la coproduction, revendiquée comme un symbole de coopération avec un réseau local de producteurs, les mises à disposition, instants où ces producteurs peuvent développer leur indépendance d’action, et locations, associées à une idée de recettes assurées peu importe le résultat de billetterie, mais également à la diffusion d’artistes plus mainstream, dans le cadre de grosses tournées nationales ou internationales portées par des acteurs se rapprochant plus de celui de l’événementiel.
Un équilibre qui se double d’un impératif d’équilibre financier, entre dates à risque et locations de l’espace confortables mais éloignées du projet de la Limace et des engagements pris via la convention de DSP, qu’il s’agit donc de ne programmer que ponctuellement. D’une manière générale, le Fil évolue au cœur d’un véritable microcosme stéphanois, composé d’un petit nombre de producteurs qui se répartissent les dates en coproduction, mise à disposition, et pour certains en location : nous reviendrons plus loin sur cette idée de réseau où règne une forme de coopération.
Cette pression financière peut être lue par le prisme des spécificités économiques des scènes de musiques actuelles, décrites entre autres par D. Sagot Duvauroux. Ces dernières feraient l’objet de diverses pressions économiques: la prise de risque de la part des programmateurs a tendance à être limitée, les marges se réduisant au fur et à mesure qu’augmentent les coûts de production. Dans un contexte de labélisation des salles, les tourneurs ont connaissance des logiques de subventionnement en découlant, et prennent en compte cette variable dans le calcul des tarifs, dont la tendance est à la hausse.
Afin d’amortir ces coûts croissants, les programmateurs auraient donc tendance, ou du moins intérêt à court terme, à miser sur des valeurs sûres au profit d’une prise de risque artistique afin d’assurer un certain taux de remplissage de la salle, dans la recherche continue du « break ». Ce terme, omniprésent dans les documents budgétaires du Fil et dans les considérations du programmateur, correspond à un seuil où les recettes d’une date donnée vont dépasser les charges allouées. Ce paramètre, se déclinant en « break billetterie » et « break toutes recettes », guide en partie le montage financier des concerts à venir, permettant d’indexer en fonction des coûts artistiques et techniques une fourchette de tarification jugée satisfaisante. Cette fourchette est calculée en faisant le rapport entre le public ciblé, la valeur associée à l’objet artistique proposé, et la prévision d’un break s’alignant sur la prise de risque que le programmateur est prêt à prendre pour cette même date.
L’équilibre artistique, entre esthétiques et identité des artistes
Un second équilibre est recherché lors de l’élaboration de la programmation, celui des styles musicaux représentés. Ainsi, le Fil se base sur la classification par genres proposées par le CNV, bien que ses faiblesses soient reconnues en interne, et se déclinant en : chanson, pop-rock et genres assimilés, jazz blues et musiques improvisées, musiques du monde, rap hip-hop reggae, et musiques électroniques.
Parmi ces grandes familles, la programmation comme la communication font émerger dix catégories, dont il s’agit de répartir sur une saison, répartition s’effectuant selon les aléas de la disponibilité des artistes, des choix de programmation des coproducteurs et autres structures collaboratrices et/ou voisines. Néanmoins, il ne s’agit pas de proposer une part égale de chacun de ces styles musicaux. Par exemple, bien que le programmateur, Thierry Pilat, estime la programmation des trois saisons de l’année 2014 « complète [et] équilibrée », on observe que les musiques représentent 30% des dates, contre 20% pour le rock et entre 10 et 5% pour les autres genres musicaux.
En quoi cet équilibre réside-il donc ? Il s’agirait plutôt de considérer la variété musicale représentée et existante au sein des genres en question, dont la profondeur va aller de pair avec une représentation accrue au sein de la programmation de la salle. Pour évoquer l’exemple des musiques électroniques, ces dernières, créées à base de machines, d’ordinateurs, de synthétiseurs ou de platines montrent une forte porosité vis-à-vis d’autres styles : on pourrait désormais catégoriser certains projets rap, rock ou même de chanson dans cette catégorie, les machines prédominant lors du processus de création. De plus, cette répartition non égalitaire entre genres musicaux pourrait correspondre à certains choix stratégiques économiques, ces genres davantage représentés correspondant à une demande plus forte de la part du public ciblé. Enfin, c’est peut-être dans ce créneau là que va pouvoir se dessiner la « patte » du programmateur, de la salle. Comme nous le considérerons plus loin, nombre de salles de concert travaillent cette forme d’identité artistique dans ses choix de diffusion : si le Fil nourrissait depuis quelques années de belles histoires avec les nombreux groupes locaux de trip-hop, de turntbalism et de dub, on peut aussi évoquer la claire dominante électro et techno de la Belle Electrique à Grenoble, ou encore de l’indie-rock mis largement à l’honneur à la Paloma de Nîmes.
Ce qui nous permet d’aborder un deuxième paramètre essentiel dans la recherche de cet équilibre artistique, ayant attrait à l’identité même des artistes diffusés. En effet, un des éléments clefs présent dans le projet de l’association est l’attention portée à la fois aux groupes émergents, soit semi-professionnels ou amateurs, ainsi qu’à l’origine géographique de ces derniers. L’utilisation du terme « local » est transversale à tous les différents supports de communication interne comme externe au Fil, et pourrait être défini comme circonscrite au territoire de l’agglomération stéphanoise, pouvant être étiré jusqu’à l’échelle du département. Ainsi, dans les différents rapports émis, distinction est toujours faite entre ces « locaux » et des artistes provenant du reste de la région Rhône-Alpes Auvergne ; des questions d’échelle et de territoire sur lesquelles nous reviendrons plus amplement.
Communication : travaux quotidiens et enjeux généraux
Mes missions ayant attrait à la communication ont elles aussi été relativement variées, pouvant être découpées entre la préparation de la promotion des dates à venir, suite à la confirmation de leur programmation, et des travaux plus généraux de réflexion sur la façon qu’à le Fil de diffuser son information, sur les publics ciblés, l’image du Fil, etc.
La stratégie générale de communication s’appuie aussi sur des outils spécifiques, entre un nouveau site internet en responsive design , organisé en deux volets et lancé au début de l’année 2015, et une charte graphique, s’appliquant à tous les supports de communication externe comme interne émis. Egalement, le format du programme papier a été repensé, en même temps qu’un fil conducteur quant aux déclinaisons des visuels de ces différents programmes de saison : celui de l’univers des « bêtes de scène », animaux totems de chaque trimestre. Ces éléments posent les bases des outils dont dispose le Fil pour communiquer, auxquels vont s’ajouter l’animation de réseaux sociaux, tels Facebook, Twitter, Youtube, FlickR, les relations presse, mais aussi un vaste réseau de personnes connaissant le Fil et ses activités, l’équipement étant bien implanté et reconnu sur l’agglomération. Le bouche à oreille est alors reconnu par les équipes et notamment Pauline Chalus, en charge de la communication, comme un des moyens efficaces de construire des liens avec le public, et de lui faire passer de l’information. Le cœur de cible du Fil joue alors le rôle essentiel de propagation de ce bouche à oreille. C’est au vu de l’importance des abonnés dans le développement d’une communication de qualité qu’une étude sur les Filgood a été réalisée en interne pendant ce stage, dans le but de faire évoluer leur offre pour le début de l’année 2017.
Ce stage a aussi correspondu à l’émergence d’un cycle de réflexions quant à la place du numérique au Fil. Ainsi, un projet de web tv est en développement, projet ayant dans un premier temps pour but d’associer le Fil à des enjeux de recherche et développement en partenariat avec des étudiants de Télécom et le cluster stéphanois Numélink. L’idée de cet outil, en phase de programmation actuellement, serait de diffuser en continu des clips et retransmissions de concert sur une plateforme, le type de format ou encore de style musical représenté dans ces extraits vidéo organisés en playlist étant généré par un algorithme, permettant aux contenus diffusés de se caler sur la programmation en cours de la salle. Un deuxième projet le complète : celui de V2C, dont le but est de faire réaliser des captations par un programme, qui serait capable de reconnaitre les changements de tonalités, de rythmes lors d’un concert, lui permettant d’adapter en conséquence un plan, de changer de caméra, de zoomer, etc. Au-delà de la prouesse technique nécessaire pour arriver à un outil fonctionnel, ce projet pose la question de la place du réalisateur dans une captation de concert, comme dans n’importe quel autre œuvre vidéo. Lorsqu’une machine va « réaliser », au sens premier du terme, ce produit culturel, pourra-t-on encore parler d’œuvre ? Ne supprime-t-on pas du même coup l’élément humain, un regard, qui rendait justement pertinente la captation dudit concert ?
D’une manière général, le Fil est en train de se chercher une place dans le développement d’activités de recherche et développement sur Saint-Etienne, et particulièrement dans le quartier Manufacture Plaine-Achille. Cette place semble se concrétiser via le créneau de la vidéo. Parallèlement, et de manière complémentaire, la communication autour des dates s’axe de plus en plus autour de contenus vidéos. L’idée est de développer à moyen terme les reports sur les résidences, des courtes interviews réalisées en interne avec peu de moyens techniques mais privilégiant un regard intéressant, décalé. C’est dans ce contexte que Pauline Chalus a été recrutée en 2014 afin de pourvoir un nouveau poste axé sur le web et la vidéo. Néanmoins, suite au licenciement de la précédente chargée de communication, la voici responsable de la communication du Fil.
Dans ce contexte, une grande part de mes missions fut de l’assister dans des tâches journalières telles que la mise en ligne des nouvelles dates sur le site internet, la préparation des chemins de fer des programmes papier saisonniers et allers-retours avec les graphistes, la rédaction de communiqués de presse, etc. Un autre axe de missions correspond à une activité que le Fil souhaite développer, via notamment une création de poste pour janvier 2017 : les relations aux partenaires.
Développer les partenariats : préfiguration d’un poste
L’expression même de « relations partenariales » regroupe des missions et des enjeux très larges. Dans un premier temps, il s’agit de définir ce que l’on entend exactement par partenaire. Nous avons donc pu faire émerger une typologie de ces derniers, servant alors de base de travail pour définir les actions à privilégier selon le type de partenariat, et définir également des partenariats à relancer, lancer voir clôturer selon des objectifs définis et les besoins de la structure.
Dans un objectif de développement des partenaires, et notamment d’avec des entreprises privées, l’enjeu est ici pour les équipes d’accéder à davantage de matériel, de visibilité, voire de débloquer du mécénat en numéraire, sans pour autant « vendre [leur] âme au diable ».
Une réflexion s’oriente vers les modes de partenariats viables à développer avec des structures de l’économie sociale et solidaire, réflexion encore en cours à l’heure d’aujourd’hui. Dans cette même optique, le centrage, voir dans certains cas un recentrage sur des structures locales est un axe majeur du développement des partenariats. Nous pourrions ainsi dire que le Fil et la Limace arrivent à un moment charnière de leur développement. Dans un premier temps, Olivier Colin va céder sa place à Thierry Pilat à la direction du Fil, passation effectuée de manière officieuse dès le mois de juin 2016, et qui sera actée au 1 er septembre 2016. La phase de recrutement a été l’occasion d’éprouver cette phase de transition ressentie par les équipes. Ainsi, lors de discussions à ce sujet, un fantasme quant à la nouvelle direction émergeait parmi certains membres de l’équipe : il faudrait une personne permettant de « donner un nouvel élan » au Fil, de proposer, d’initier de nouveaux projets, mais aussi de nouvelles méthodes de travail, d’organisation en interne, etc. Lorsque Thierry Pilat fait acte de sa candidature à ses collègues, certaines réactions tiennent du scepticisme, entre autres parce qu’il ne correspondrait pas à cet idéal de changement, étant présent au poste de programmateur depuis la création du Fil. Après une première phase infructueuse d’entretiens et une relance de l’appel à candidature, c’est finalement lui qui sera désigné nouveau directeur, par un collège composé de membres du bureau de la Limace, de représentants de la ville, de la région Auvergne Rhône-Alpes et du ministère de la Culture. Dès septembre 2016, il faudra donc lancer le recrutement pour le poste de programmation désormais à pourvoir, en parallèle de la création d’un poste axé sur les relations publiques et les partenariats, à mi-chemin entre activités et enjeux de communication et de programmation. Cette création de poste et la réflexion associée, initiée lors de ce stage, sont aussi des échos de craintes de réduction voire de suppression de subventions et autres aides publiques. Une contrainte budgétaire et des modifications dans l’économie de la structure que tentent d’anticiper les équipes, et qui fera partie des principaux axes de travail et de négociation lors de l’élaboration de la prochaine délégation de service public.
Pour conclure cette partie consacrée au Fil, aux éléments que j’ai eu l’occasion d’y observer et des missions qui y furent miennes pendant cinq mois, je tiens à noter à la fois la richesse de ces dernières, ainsi que la qualité de l’accueil de la part des équipes, et notamment de mon tuteur Thierry Pilat, ainsi que de la part de Pauline Chalus. D’une manière générale, avoir pu être présente au sein de cette structure lors de tels changements a été très intéressant, et a nourri de nombreux axes de réflexion, des nécessités de repenser les modes de communication d’une structure culturelle aux difficultés que peuvent voir survenir à l’horizon des scènes de musiques actuelles dans un contexte économique tendu, en passant, justement, par la position budgétaire très confortable de telles structures comparé à certains de leurs partenaires, notamment petites associations de production, de management ou de distribution. Enfin, et nourrie notamment par le séminaire Culture et métropole proposé par V. Guillon dans le cursus de cinquième année, j’ai commencé à me poser la question de l’ancrage du Fil sur son territoire, soit le quartier Manufacture PlaineAchille dans un premier temps, mais aussi à l’échelle de la ville et de l’agglomération de Saint-Etienne. Rapidement, ont commencé à se dessiner des éléments de comparaison d’avec Grenoble, puis plus particulièrement d’avec le quartier Berriat Bouchayer-Viallet, où est située la toute nouvelle scène de musique actuelle la Belle Electrique, mais également d’autres lieux de diffusion que sont le Drak’Art et l’Ampérage. C’est ce point que nous allons donc développer dans un second temps.
DEUXIEME PARTIE : Espaces urbains et scènes musicales, de Saint-Etienne à Grenoble
Nous allons maintenant nous pencher sur différents éléments nous permettant d’interroger le rapport entre l’installation et le développement d’un projet de scène de musique actuelle et le territoire, la ville, l’espace urbain dans lequel elle va donc s’insérer. D’une certaine manière, la décision de proposer un tel projet, vécu et analysé comme une politique publique, dans tel ou tel espace, à tel ou tel moment du développement d’un quartier et de sa ville, ne pourrait-elle pas en dire long sur les enjeux urbains et culturels à l’œuvre dans ces espaces ? En filigrane, cette réflexion est aussi l’occasion de se pencher sur un rapprochement, de plus en plus observé par certains auteurs comme V. Guillon ou encore C. Ambrosino, entre politiques de la ville, et notamment de développement ou de requalification urbaine, et politiques culturelles, qu’elles ciblent ou non le secteur spécifique des musiques actuelles ou même du spectacle vivant.
Une première passerelle entre ce que nous pourrions considérer comme deux catégories d’action publique se situe dans divers travaux de ces dernières décennies, centrés sur le concept de « créativité ». Cette créativité peut désigner celle des acteurs, des artistes spécifiquement comme des activités ayant cours sur un territoire donné, et est analysée comme clef du développement urbain, que ce dernier soit planifié, en partie fortuit ou même fustigé. Comme illustration de cette réflexion, nous allons comparer deux territoires particuliers, celui du quartier Manufacture – Plaine Achille à Saint-Etienne, où se situe le Fil, et le quartier Berriat Bouchayer-Viallet à Grenoble, où se situe la Belle Electrique. Dans un premier temps, nous allons considérer la décision publique, nourrie et ayant émergé au fil de différentes histoires urbaines, et au vu de différents terreaux culturels locaux, de construire de tels équipements dans de tels quartiers. Puis, nous allons nous concentrer sur les rapports étroits au territoire de ces deux scènes musicales, comprenant les deux salles en question mais également les acteurs gravitant autour de ces deux équipements ou mis en
lumière par leurs actions.
Des politiques révélatrices de récits urbains
Les quartiers Berriat et Manufacture ont pour premier point commun de se situer tous deux sur des espaces anciennement en friche. Ces friches pour la plupart industrielle témoignent d’histoires urbaines dans ces deux villes, et ont aussi beaucoup à dire sur les méthodes utilisées afin de requalifier ces espaces, leur redonner une nouvelle place, une nouvelle fonction au sein de la ville toute entière qui entre en mutation. Ces deux quartiers semblent également être au cœur d’un processus d’émergence de nouvelles centralités au sein des villes contemporaines, et leurs évolutions peuvent toutes deux être comprises et analysées au prisme des concepts de plus en plus mobilisés de ville et de quartier créatif
Manufacture – Plaine Achille, des politiques au service du récit urbain
Du faubourg industriel au quartier design
Saint-Etienne peut être vue comme le théâtre d’une montée en puissance d’une vision économique de la culture pour le développement urbain. Ancienne place forte de l’industrie, bassin minier, la Manufacture d’armes, située au nord de la ville, est le symbole d’un artisanat ancré depuis l’ère préindustrielle. La ville accuse fortement le choc de la désindustrialisation : les usines ferment tour à tour, et la ville perdra jusqu’à 10% de sa population. Face à cette crise, les pouvoirs publics vont peu à peu développer des politiques de requalification de ces espaces en friche. Et à partir des années 2000, le discours et les activités à promouvoir dans ces espaces s’orientent plus clairement vers les thèses développées par R. Florida aux Etats-Unis à ce moment-là. S’engouffrant dans la veine de marketing urbain, la rhétorique du design stéphanois devient omniprésente : si elle doit utiliser la boite à outils de la ville créative pour assurer un renouveau urbain et redynamiser le territoire, Saint-Etienne va se doter d’une spécialisation, et même hyperspécialisation de ses nouvelles activités, ainsi que de la manière dont elle va les communiquer à l’extérieur.
Comme mis en valeur par les différents documents de communication institutionnelle de la ville, le design serait même « né à Saint-Etienne » : le discours de la ville créative permet alors de légitimer, de justifier certaines politiques à l’œuvre.
Ainsi, les premières missions de la communauté de commune de Saint-Etienne, appelée « Saint-Etienne Métropole », est la création de nouvelles entreprises et l’aménagement du territoire, via le développement et les projets et équipements culturels comme le Musée d’art et d’industrie, le Zénith et la Cité du Design. Un tournant s’opère lors de la création de l’EPASE, Etablissement Public d’Aménagement de Saint -Etienne, opérateur et aménageur, chargé de conduire la politique de développement économique et de l’attractivité.
Ses chantiers se focalisent sur des zones urbaines identifiées, autant de quartiers dont les objectifs précis d’évolution qui leur ont été attribués sont révélateurs d’une planification centralisée de l’espace urbain et de ses activités. Un de ses principaux réside dans le quartier Manufacture Plaine-Achille : s’y dressent encore les anciens locaux de la Manufacture d’armes, et d’autres usines et fiches désaffectées. Va entre-autres y être construite la Cité du Design, « élément fédérateur des ambitions culturelles et économiques de l’agglomération ». Un projet et une pièce architecturale, dont la galette de verre tranche avec les bâtiments de l’ancienne Manufacture qui l’entoure, un contraste assez emblématique d’un marketing territorial pris au « 1 er degré », doublé d’une course à la labélisation.
Le développement du quartier par la création d’équipements culturels
C’est dans ce quartier en plein restructuration qu’est également construit le Fil, jouxtant un parc dont la salle partage les abords avec le Zénith. L’équipement s’intègre donc dans ce plan de création d’un pôle « culture et loisirs », avec pour axes centraux le design. Le quartier tout entier, et la construction des équipements qui s’y insèrent semblent ainsi guidés par la volonté publique de recréer ce « récit métropolitain stéphanois », et y implanter une scène de musiques actuelles est loin d’être anodin. Actuellement, de nouveaux travaux dans le quartier devraient voir émerger d’autres aménités dans les années à venir , et notamment la nouvelle Comédie de Saint-Etienne, dont le bâtiment devrait être livré au printemps 2017, et qui quittera donc ses locaux du centre-ville devenus vétustes. De même, un projet de quatrième ligne de tramway est en cours, et dont le tracé devrait desservir cette partie nord de la ville, avant de se prolonger sur le quartier excentré du Soleil.
Un espace également rythmé par la tenue de différents événements, ces temps forts rentrant dans une logique de rayonnement externe et de mise en valeur des efforts de revalorisation en cours. L’un des plus marquants est la Biennale Internationale du Design, dont la première édition remonte à 1998, et qui vise tous les deux ans à fédérer associations, structures culturelles, designers, artistes, du quartier alentour mais aussi du reste de la ville, autour d’une programmation officielle et off.
La dimension internationale et de rayonnement de cette Biennale reste néanmoins centrale, un pays étant invité de chaque édition, et la communication de l’évènement étant tournée vers d’autre métropoles et institutions mondialement reconnues dans le domaine du design.
D’autres évènements culturels visent à faire vivre projets et espaces de ce quartier tout au long de l’année, tel le festival Paroles et Musique, ou encore les Guinguettes de la SCIC Culture et Coopération.
De même, la tenue de matchs lors de l’Euro de football 2016 au stade Geoffroy Guichard et l’installation de la « fan zone » sur le parc de la Plaine-Achille participent de cette volonté de rayonnement, au-delà de considérations autour d’une tradition du football à Saint-Etienne.
Critiques et positionnements
Plusieurs critiques émergent néanmoins de cette régénération en cours du quartier Manufacture Plaine-Achille. Dans un premier temps, c’est la Cité du Design, là aussi révélatrice d’enjeux urbains, qui créé la polémique. Ainsi, comme analysé par T. Zanetti, le chantier de la Cité du Design sur la friche de la Manufacture d’armes ne s’est pas déroulé sans conflits. Ainsi, sa construction a nécessité de raser une partie des bâtiments de la Manufacture d’armes, et notamment des anciens quartiers de direction. Une partie de la « mémoire patrimoniale » du site est alors effacée, et cette démolition, dont une partie de la société civile locale s’étaient montée contre, est d’autant plus critiquée qu’elle aura eu lieu en grande partie en une nuit.
Pour T. Zanetti, il s’agit ici d’une mise en tension de la mémoire urbaine, entre découverte de la richesse du patrimoine architectural et volonté de construire à la ville une nouvelle image, de l’ancrer dans une forme de postmodernité. Le quartier et ses équipements sont ainsi inscrits au cœur de cette problématique et présentés à titre d’exemple dans la littérature, ces questionnements traversant également d’autres espaces de Saint-Etienne en phase de requalification, à l’image du quartier de Bellevue.
Au-delà de certaines méthodes et décisions publiques urbaines et culturelles, ce sont les fondements théoriques et la ligne politique infusées aux notions de quartier et de ville créative qui font l’objet de critiques et de remises en cause. L’urbanisme « communicationnel » traduirait moins la redécouverte et le partage d’une histoire commune que la promotion globale d’un territoire. L’urbanisme n’est alors plus simplement réglementaire et opérationnel, il doit aussi créer de la qualité urbaine.
Enfin, certains éléments d’aménagement dans la structuration même du quartier posent des limites à la création d’un ensemble homogène, dynamique et intégré au reste du tissu urbain. Un exemple frappant serait celui de la présence d’un chemin de fer doublée d’une voie urbaine très empruntée, coupant en deux le quartier Manufacture Plaine Achille, séparant d’un côté l’ancienne Manufacture, la place Carnot, et de l’autre le Fil, le Zénith, le parc … La présence d’une passerelle était censée pallier à cette coupure, mais mal intégrée au reste du mobilier urbain, éloignée des grands axes de circulation piétonne et des espaces phares du quartier de part et d’autre de la voie ferrée, isolée des trottoirs, non accessible aux vélos, aux personnes à mobilité réduite, elle n’est dans les faits peu visible et très peu utilisée.
|
Table des matières
REMERCIEMENTS
SOMMAIRE
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : Le Fil, équipement, projet et missions
I. Association, équipement et pouvoirs publics
II. Missions de stage et positionnements
DEUXIEME PARTIE : Espaces urbains et scènes musicales, de Saint-Etienne à Grenoble
I. Des politiques révélatrices de récits urbains
II. La Smac, au cœur de réseaux et de « scènes » territorialisés ?
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
Télécharger le rapport complet