La notion de sublime a suscité au cours des dernières années un intérêt grandissant auprès des chercheurs. Les différentes communautés scientifiques y ont trouvé un angle d’approche original qui permettait de dépoussiérer les œuvres classiques et d’y trouver des sujets d’analyse nouveaux et novateurs. Mais lorsque l’on parle de sublime, l’impressionnant foisonnement des concepts s’y rattachant en rend l’étude particulièrement ardue. La complexité d’une notion aussi transversale et monumentale que celle-ci fournit avec raison aux chercheurs de la substance, mais il y a effectivement de quoi s’y perdre. L’ajout perpétuel de schèmes depuis plus de deux mille ans, euxmêmes enchéris de réfutations, objections ou réinterprétations, présente au final une théorie globale plutôt hétérogène. À l’heure actuelle, les systèmes réutilisés ou communément admis se rattachent aux théoriciens ayant le plus marqué son histoire et, il est bien malheureux de le dire, à ceux qui ont été les derniers à en étudier l’essence. Bien que les textes fondateurs sur le sublime soient connus, ils sont souvent négligés, voire rejetés, pour cause de dépassement face aux argumentations plus récentes ; et disons-le peut-être plus éloignés psychologiquement au vu de notre conception plus matérielle du monde, où tout doit être vu et senti. En effet, les considérations actuelles sont bien éloignées des domaines de la rhétorique et de la poétique qui constituaient l’essentiel de ces premiers écrits. Désormais avec les théories de la littérature, une approche plus individualiste et psychologique des motifs littéraires fondent le récit : les études sont beaucoup plus thématiques, s’attardant davantage sur la diégèse que sur les aspects structurels du langage.
L’histoire des refoulements et redécouvertes successives du sublime suffit en ellemême à informer sur le caractère mouvant d’une notion qui a longtemps dépassé l’entendement humain. Mais avec la théorie de l’évolution et la prolifération des sciences, l’athéisme grandissant de notre époque a permis d’avoir un recul jusque-là inégalé sur ces théories. Nous n’avons jamais été aussi enclin à étudier ce concept qu’en cette ère où les connaissances historiques se confrontent aux connaissances réelles, sans pour autant avoir la prétention de détenir la vérité absolue.
Afin de retracer l’histoire du sublime, il faut d’abord se pencher sur son origine et ses divers textes fondateurs. Bien que son avènement soit attribué sans conteste à un rhéteur grec nommé Longin, entre le premier et troisième siècle de notre ère, à l’évidence la notion est beaucoup plus ancienne. Les éléments antérieurs à sa naissance sont nombreux et font débuter cette enquête généalogique à l’âge d’or de l’Antiquité grecque où l’on constate déjà la présence de certains schèmes chez Homère, les présocratiques ou encore chez Socrate et Platon. À partir des constituants gisant chez ses prédécesseurs, Longin put, quelques siècles plus tard, mettre en forme, élaborer et développer de manière concrète une théorie autonome. Il sera le premier à en établir les lois et les manifestations dans le monde. Malgré la banalité du fait, il en demeure tout de même le démiurge puisqu’il relève l’exploit de réunir divers concepts et réflexions s’étendant sur plus d’un millénaire (Homère VIIIe siècle av. J.-C. / Longin environ IIe siècle apr. J.-C.), afin d’en faire une seule et même théorie, sous la définition de sublime.
Les propositions de Longin, lequel s’inscrit dans la période dite poétique, portent essentiellement sur la dimension rhétorique du discours et de la poésie. Si les types de sublime subséquents s’éloignent considérablement de la rhétorique antique, le texte longinien fournit néanmoins la matière nécessaire afin d’en assurer la pérennité, tout en lui permettant d’en amorcer l’expansion et surtout sa diffusion. Pour cela, il faudra cependant patienter plus de treize siècles avant que le sublime retrouve une voix pour s’exprimer : grâce à la traduction au XVIIe siècle du Traité du sublime par Boileau en langue française, le classicisme en exhume les concepts et fait renaître l’expérience sublime dans une Europe en pleine transformation idéologique. Même si le texte de Longin est déjà connu auprès des Italiens, cette vernacularisation permet aux Français, Anglais et Allemands de découvrir les principes de la sublimité. Les ajouts faits par Boileau au texte antique s’intègrent dans l’héritage longinien : leur sublime demeure poétique à juste titre. Le concours offert par le représentant des Classiques réside davantage dans la reformulation du texte originel que dans une avancée idéologique, sans toutefois en récuser l’importance ; car l’immixtion de Boileau dans le Traité avec l’adjonction de ses « Douze réflexions » permet de translater légèrement la conception première de la notion. Il offrira aux théoriciens du XVIIIe siècle l’opportunité et surtout matière à développement : sans le savoir, par la simple utilisation du terme perception, il engage le sublime sur les voies de la grandeur, où grâce à la troisième Critique de Kant, il atteindra son acmé.
Mais avant Kant, un philosophe irlandais se réapproprie le concept au milieu du XVIIIe siècle et, dans la pure tradition du sensualisme anglais, en fait une notion essentiellement esthétique. Avec sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du Beau, paru en 1757, Edmund Burke soumet une typologie des origines : origine du sublime et du Beau, mais aussi origine des sentiments. Il transforme et dépasse le domaine rhétorique. Cette théorie sensuelle marque en définitive l’abandon absolu de l’analyse du discours poétique au profit des manifestations de la nature et de l’œuvre d’art comme « du lieu le plus propice à l’émergence de l’expérience sublime. » Dès lors Burke opère un changement radical dans sa méthodologie : il écarte de manière substantielle les causes du phénomène afin d’en étudier seulement, et ultimement, les effets. Car malgré l’intitulé de son ouvrage (Recherche sur l’origine), Burke semble s’intéresser davantage aux réactions de l’individu confronté au sublime. Certes, les déclencheurs identifiés par le philosophe sont les sources de cet effet, mais bien qu’il paraisse avoir rempli son contrat (trouver les origines), l’interprétation psycho-somato-physiologique de celles-ci sur la conscience et l’inconscient de l’homme prend le pas sur la découverte matérielle des sentiments ou sensations. Et dans la pure tradition de l’empirisme anglais, il en explore, en expérimente et en étudie les constituants : la terreur, la différence entre la clarté et l’obscurité par rapport aux passions, la privation, le vaste et l’infini sont autant de chapitres dans lesquels Burke explique l’impact de ces stimulus extérieurs sur la psyché et le corps de l’homme.
L’influence de Burke sur ses successeurs est sans équivoque et motive notamment la rédaction du premier texte de Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime. Se référant aux recherches antérieures de son homologue irlandais, Kant, dans cette version préliminaire et peu aboutie de ses propres réflexions sur le sublime, y trouve les fondements de ses schèmes qui deviendront plus tard sa Critique de la faculté de juger. Avec lui prend forme un sublime philosophique, théorie jusque-là inédite et qui demeure, à travers ces deux mille ans de théorisation, la plus poussée et la plus complète — mais de loin la plus difficile à comprendre. Au même titre que Burke, Kant puise ses idées autour des manifestations de la nature, mais y intègre une dimension psychologique prédominante, certes précédemment amorcée dans la Recherche, mais poussée cette fois-ci à un niveau métaphysique grâce à son intellectualisation. Qui plus est, il est le seul théoricien à développer aussi précisément le processus d’assimilation et d’intellectualisation de l’expérience sublime, desquels le sublime mathématique et le sublime dynamique découleront. En somme, il réussit à lier le discours sublime à une anthropologie plus générale et demeure à ce jour la référence suprême en cette matière.
Notons également dans cette généalogie deux autres philosophes qui s’intéressèrent au sublime. D’abord Friedrich Schiller, contemporain de Kant et poète. Il s’empare du phénomène dès 1793 afin d’en faire émerger cette fois-ci sa dimension dramatique. Et comme tout bon dramaturge s’inspire de la tragédie, il met en perspective la possibilité d’un sublime issu d’une désublimation — de l’ombre, et non plus de la lumière — : « on peut se montrer grand dans le bonheur, on ne peut se montrer sublime que dans le malheur », écrivait Schiller. Mais l’intérêt de ses conceptions se justifie majoritairement dans le cadre de son œuvre dramaturgique personnelle .
Puis, à la fin du XIXe siècle, Nietzsche développe une conception du sublime quelque peu obscure, particulièrement dans les dernières années de sa vie. Il a pensé, « en un sens ou en plusieurs, quelque chose du sublime, plus qu’il n’en a fait un thème. » Il n’y consacra aucun texte en particulier, bien que la majeure partie de ses réflexions se concentre et occupe La Naissance de la tragédie. Au demeurant, Nietzsche nous présente une appréhension contradictoire de la notion, réfutant à répétition ses idées, et n’apportant réellement à la théorie globale que ses schèmes de l’apollinien et du dionysiaque, inspirés par la définition même de l’être immortel : l’apollinien est le beau et l’ordre, l’apparence et la forme ; le dionysiaque, l’ivresse, le sensuel et les arts. Avec Nietzsche apparaîtra finalement la notion du « plus-que sublime », soit d’un concept artistique qui s’élèverait au-dessus même de l’élévation, majoritairement dans le but de désavouer l’art romantique et l’irruption du chaos et de la décadence qui le caractérise.
Théorie de l’enthousiasme
Samuel Monk mentionne dans ses écrits qu’il est primordial dans toute épistémologie de prendre en considération « la source capitale de toutes les idées sur le sujet » et de fait, qu’un passage par le Traité du sublime de Longin est indispensable. L’importance acquise par Longin dans l’Histoire de la notion est sans conteste prioritaire : d’abord dans la chronologie du sublime, puis par la notoriété obtenue grâce à sa traduction au XVIIe siècle, période où « le sublime est à la mode. » Nous devons garder à l’esprit que sans cette redécouverte, la notion n’aurait peut être jamais réapparu. Ainsi, pour la première fois dans l’histoire occidentale, la traduction donnée par Boileau du traité antique prodigue aux lettrés une matière jusque-là tombée dans l’oubli, qui permettra ultérieurement de reconsidérer les arts dans leur globalité au vu de cette théorie. Plus encore, même si les théories de l’auteur portent uniquement sur la rhétorique, les théoriciens qui lui succéderont reprendront systématiquement ses concepts, les adapteront à leurs propres théories et les compléteront selon leurs angles d’approche personnels. À travers les trente cinq chapitres du Traité du sublime, Longin offre aux pays de l’Europe occidentale une définition de la quintessence du sublime et de ses conditions d’apparition. Il leur donne également la possibilité d’appréhender le monde différemment de ce que proposaient alors les conceptions polythéistes. Dans la première partie du traité, la notion « est posé[e], déjà, comme une catégorie complexe, en quelque façon transversale, puisque non absolument réductrice au champ de la poétique ou de la rhétorique . » D’emblée, elle présente un caractère universel lui permettant de se manifester dans divers domaines de compétence et dans différentes sphères du quotidien. Ce n’est qu’en seconde partie que l’auteur s’attardera sur son aspect technique et décrira les procédés qui en permettent l’apparition, et ses aboutissants. À la lecture du Traité de Longin, on constate cependant que plusieurs des concepts présentés préexistaient déjà au sublime chez certains poètes et philosophes des VIIIe et Ve siècles avant Jésus-Christ. Il paraît alors évident dans une démarche épistémologique de remonter à ces éléments antérieurs afin d’en comprendre le fonctionnement, et le choix de Longin de les intégrer à son propre traité. Nous retracerons donc brièvement les théories qui précédèrent l’avènement du sublime et qui en permirent l’éclosion.
Homère
Au commencement, enfin, il y eut Homère. Fiat lux, et lux fuit ; car l’importance relevée par Homère, canon immuable de la poésie, semble avoir ouvert la voie non seulement de manière générale, mais également en matière de sublime, offrant, dans divers domaines, la genèse de plusieurs concepts. Peu importe le phénomène en cause, il paraît toujours en être l’initiateur. Lorsqu’il s’agit de situer la création du sublime dans l’histoire, le chemin à prendre est donc instinctif et amène le chercheur directement à l’Odyssée. Dans ce récit épique, Homère met en place le premier schème du sublime : l’enthousiasme.
Dans le premier chant, le poète présente Antinoos, en désaccord avec le jeune Télémaque, lequel désapprouve l’audace du discours que le fils d’Ulysse tient à l’égard de sa mère : « va ! [dit Télémaque] rentre à la maison et reprends tes travaux, ta toile, ta quenouille ; ordonne à tes servants de se remettre à l’œuvre ; le discours, c’est à nous, les hommes, qu’il revient, mais à moi tout d’abord, qui suis maître céans. » Puis, un peu plus loin, dans un autre discours, similaire au précédent, il déclame aux prétendants de Pénélope : « Mais dès l’aube, demain, je veux qu’à l’agora nous allions tous siéger ; je vous signifierai tout franchement un mot : c’est de vider ma salle ; arrangez-vous ensemble pour banqueter ailleurs, et tour à tour, chez vous ne manger que vos biens. » Antinoos, alors profondément choqué par un discours aussi directif qui ne convient guère à un jeune homme de l’âge de Télémaque, ne peut s’empêcher de réprouver le comportement du fils d’Ulysse, le jeune homme tentant en l’absence de son père de prendre la maîtrise de l’île d’Ithaque — au même titre que les prétendants de la reine d’ailleurs :
Ah ! Ces dieux, Télémaque ! ils t’enseignent déjà les prêches d’agora et l’audace (hypsagóres) en paroles ! Mais toi, régner sur cette Ithaque entre deux mers ! … que le fils de Chronos t’épargne ce pouvoir que s’est transmis ta race.
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Table des matières
Introduction
Première partie : Épistémologie d’une théorie sublime à l’Antiquité
I Théorie de l’enthousiasme
II Théorie de l’art antique
Deuxième partie : Balzac : réappropriation et redéfinition
I De l’utilisation des schèmes antiques
II Héritages des conceptions classiques
III La nature femelle
IV Mélodrame et romanesque
V Critères du sublime
Troisième partie : Typologie du sublime
I Le sublime sensoriel (sublime naturel, sublime urbain, sublime ornemental, sublime musical)
II Le sublime rationnel (sublime calculateur, sublime communautaire, schématisation d’un romanesque sublime)
III Le sublime passionnel (sublime amoureux, sublime sacrificiel)
IV Le sublime déontique (création artistique : problématique d’anthropogénèse, pétrification par la violence)
V Le sublime antinomique ou l’anti-sublime
Conclusion
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