Environnement du Tibet, Tibétains et environnement

Une ontologie analogique ?

Parler de l‘environnement en sciences humaines, faire de l‘anthropologie de la nature selon Philippe Descola, ce n‘est pas uniquement s‘intéresser aux connaissances et pratiques humaines en rapport à la végétation, aux animaux, à la météorologie ou se pencher sur des problèmes sociétaux causés par la construction d‘un barrage, la pollution d‘un fleuve ou la déforestation. C‘est aussi savoir replacer ces connaissances, ces pratiques et ces problèmes au sein de philosophies de l‘être et du monde, c‘est comprendre plus généralement comment est conçue l‘existence, la vie et comment toutes les formes d‘être sont pensées et organisées pour former un monde singulier. Ces diverses manières de composer un monde commun (souvent appelées « visions du monde » dans le langage courant) ‒ qui correspondent selon Descola aux diverses manières qu‘ont les groupes humains de penser et d‘organiser des rapports de continuité et de discontinuité, de ressemblance et de différence, entre les individus et les éléments constitutifs de l‘environnement au sein duquel et avec lequel ils évoluent ‒, il les nomme des « modes d‘identification ».

« Selon les caractéristiques que les humains décèlent dans les existants par rapport à l‘idée qu‘ils se font des propriétés physiques et spirituelles de leur propre personne, des continuités ou des discontinuités d‘ampleurs inégales sont instituées entre les entités du monde, des regroupements sur la base de l‘identité et de la similitude prennent force d‘évidence, des frontières émergent qui cloisonnent différentes catégories d‘êtres dans des régimes d‘existence séparés. » (Descola, 2005 : 321) .

Les premiers rapports de continuité et de discontinuité étudiés par Descola sont ceux qui distinguent ou rapprochent les « humains » (les êtres humains) des « non humains » (qui peuvent être les plantes, les animaux, les objets, les montagnes, les esprits etc.)  , à partir de critères d‘intériorité (qui peut correspondre à l‘âme, à l‘esprit, aux capacités intellectuelles, à la personnalité, à des traits de caractère…) et de physicalité (composantes ou propriétés physiques, apparence…). Son hypothèse est ainsi que quelles que soient les formes que peuvent prendre des ontologies (philosophies, théories de l‘être) locales, celles-ci se construisent toujours « en déclinant une gamme de contrastes entre ces deux dimensions de la physicalité et de l‘intériorité » qui seraient « universellement perçues dans des objets du monde » et à travers lesquelles les humains s‘identifieraient « comme une classe d‘êtres spécifique » (Descola, 2014 : 220-221). Il distingue ainsi quatre modes d‘identification possibles qu‘il nomme le totémisme (1), l‘analogisme (2), l‘animisme (3) et le naturalisme (4) :

« Les formules autorisées par la combinaison de l‘intériorité et de la physicalité sont très réduites : face à un autrui quelconque, humain ou non humain, je peux supposer soit qu‘il possède des éléments de physicalité et d‘intériorité identiques aux miens [1], soit que son intériorité et sa physicalité sont distinctes des miennes [2], soit encore que nous avons des intériorités similaires et des physicalités hétérogènes [3], soit enfin que nos intériorités sont différentes et nos physicalités analogues [4]. » (Descola, 2005 : 176) .

Ces quatre grands régimes d‘identification se seraient déclinés au fil des époques dans différentes régions de la planète en une variété d‘ontologies totémiques, analogiques, animiques, naturalistes, recouvrant elles-mêmes une variété de cosmologies déterminant une palette de relations, de pratiques et de normes sociales organisant le quotidien de groupes humains. Une ontologie, c‘est alors pour Descola le résultat institué d‘un mode d‘identification particulier, « la forme particulière, repérable dans des discours et images, que prend à telle ou telle époque et dans telle ou telle région du monde l‘un des quatre régimes de continuité et de discontinuité » (Descola, 2014 : 236), tandis qu‘une cosmologie correspond à la manière selon laquelle sont distribuées, dans l‘espace, les composantes (un tigre, un plan d‘igname, un ancêtre, une divinité locale, un virus…) d‘une ontologie donnée, ainsi qu‘au genre de relations qui relie ces composantes. Pour illustrer son propos, il donne cet exemple (Descola, 2014 : 238) :

« Il y a bien de multiples différences entre l‘ontologie de la Chine classique et l‘ontologie de la Grèce ancienne, c‘est-à-dire dans le nombre et la nature des êtres identifiés, dans les formes de relation qu‘ils entretiennent, dans les types de réseaux qu‘ils constituent, dans les clés qui les rendent interopérables ; mais les principes mêmes de constitution de ces ontologies sont réductibles au même mode d‘identification, que j‘ai appelé l‘analogisme. »

L‘analogisme, c‘est apparemment ce qui définirait le mieux le bouddhisme tibétain, ainsi que l‘art, la médecine, l‘astrologie et les médiums qui l‘accompagnent . Il répond en effet à certains traits caractéristiques de ce mode d‘identification selon lequel « chacun des existants est (…) différent de tous les autres en raison de la pluralité de ses constituants et de la diversité de leurs modes de combinaison », cette pluralité de constituants étant en équilibre instable, ce qui rend possible le « nomadisme » de chacun d‘entre eux (Descola, 2005 : 296). Le nomadisme des constituants d‘un être, cela se traduit alors souvent par le passage d‘une âme ou d‘un esprit d‘une enveloppe corporelle (ou d‘une individualité, si cette âme ou cet esprit n‘est attaché à aucune forme) à une autre. Or, la réincarnation est l‘un des principes essentiels du bouddhisme, accentué dans le bouddhisme tibétain, et le recours à des médiums, oracles ou shamans (les auteurs ne s‘accordent pas sur la traduction du terme tibétain lha pa, littéralement « celui sur qui le dieu est descendu»: Buffetrille, 2008), « possédés » temporairement par des déités, est courant .

« [Le magicien tibétain] croit, comme tous les Bouddhistes orthodoxes, que tout, un homme comme une pierre, est un groupe d‘éléments, un agrégat, et il croit à la possibilité de dissocier les éléments formant le groupe ou de modifier le groupe en éliminant certains éléments, en y introduisant d‘autres éléments, c‘est-à-dire de détruire l‘individu ou la chose momentanément formée par le groupement ou d‘en changer le caractère. Il ne s‘agit que d‘être capable de le faire. C‘est à s‘en rendre capable que le magicien s‘applique. » (David-Néel : 289-290)

La distinction entre ce qui relève de l‘intériorité et de la physicalité n‘est d‘ailleurs pas forcément très nette, comme le rappelle David-Néel (David-Néel : 316) : « d‘après les Tibétains, il n‘existe pas de démarcation bien tranchée, pas de cloison étanche entre le physique et le mental. Tout phénomène physique, se rattachant à la ―personne‖, a, parmi les causes qui le produisent, des causes d‘ordre mental et tout phénomène mental a, parmi les causes auxquelles il est dû, certaines causes d‘ordre physique ». Une autre caractéristique réside dans la complexité et la fluidité des interconnexions, des entrecroisements et des catégorisations faites entre les différents êtres (et les différents éléments dont ils sont constitués) et dans l‘importance attribuée à l‘équilibre des relations qui les lient. Un déséquilibre à petite échelle peut ainsi amener un plus gros déséquilibre à l‘échelle d‘une famille, d‘un village, du monde entier, ou, à l‘échelle individuelle, s‘étaler sur plusieurs vies : le plus petit élément est relié d‘une manière ou d‘une autre à l‘ensemble des existants peuplant le cosmos (ce qui se traduit par le concept d‘interdépendance dans le bouddhisme tibétain). Par exemple, une mauvaise action réalisée par un individu peut contrarier un être divin qui fera porter son mécontentement sur tout le village, ou inversement une infortune individuelle peut être réglée par une action spécifique dirigée vers un dieu à même d‘apporter son aide. Pour contribuer au maintien de l‘équilibre des choses ou lorsque cet équilibre semble rompu, on a alors souvent recours à des pratiques (prières et offrandes, offertes au cours de rituels précis, par exemple) visant à entretenir ou restaurer une bonne relation entre membres d‘un même cosmos. Cette idée d‘équilibre et de bonnes relations entre les êtres est très présente dans le bouddhisme tibétain.

Le bouddhisme tibétain, une introduction 

« Le bouddhisme tibétain, une introduction »
A chaque vallée ses traditions. A chaque monastère son lama. A chaque lama sa religion .

Comme l‘entend ce proverbe, et comme le montre Alexandra David-Néel dans ses travaux, il existe une diversité de points de vue philosophiques et de pratiques rituelles et spirituelles au sein de ce que l‘on nomme par convention le « bouddhisme tibétain ». Mais ces différences sont relativement minimes et ne remettent pas en question les bases communes que je vais essayer brièvement de présenter ici dans la limite de mes connaissances actuelles.

On nomme aujourd‘hui « bouddhisme tibétain » une forme singulière du bouddhisme qui s‘est développée au Tibet et qui est pratiquée aujourd‘hui en Chine (principalement au Tibet et en Mongolie intérieure), en Mongolie, en Russie (dans les républiques de Touva, de Kalmoukie et de Bouriatie), au Bhoutan (où elle est religion d‘Etat), au Népal, en Inde (historiquement dans les régions montagneuses du nord, mais aussi plus récemment dans toutes les régions où vivent des réfugiés tibétains), ainsi que, depuis peu, dans d‘autres pays du monde comme la France ou les Etats Unis par des fidèles récemment convertis.

Lorsqu‘il fut implanté au Tibet, plus de mille trois cent ans après sa fondation en Inde, le bouddhisme avait déjà connu un certain nombre de transformations et de divisions (et subdivisions) doctrinales. Aux alentours du IIè siècle s‘était imposé, dans le nord de l‘Inde, le Mahayana (ou « grand véhicule », thegpa chen po en tib., par opposition aux traditions bouddhistes plus anciennes nommées de manière condescendante « Hinayana », « petit véhicule », thegpa chung (chung)) . Quelques siècles plus tard, entre le Vè et le VIIè siècle, était apparu le Vajrayana (ou « véhicule du diamant »), également appelé tantrisme ou bouddhisme tantrique. Ce sont ces formes singulières de bouddhisme qui furent adoptées au Tibet à partir du VIIè siècle– bien qu‘on ne puisse les séparer complètement des formes plus anciennes, souvent présentées comme des étapes incontournables dans l‘apprentissage et la compréhension du Mahayana et du Vajrayana.

« Par les échanges commerciaux établis de longue date – avant même, probablement, la création de l‘écriture – avec les pays bouddhisés qui les entouraient de toute part, et avec leurs conquêtes en Chine, en Asie centrale, au Népal, les Tibétains étaient aux VIIe-VIIIe siècles en contact avec toutes les formes de bouddhisme qui coexistaient à l‘époque ; en fonction des maîtres étrangers invités, ou du lieu où se rendaient les néophytes tibétains pour parfaire leurs connaissances, les doctrines et pratiques du Mahâyâna ou du tantrisme étaient adoptées au Tibet. » (Blondeau, 2009 : 137) .

Le Mahayana se distingue principalement des doctrines plus anciennes par l‘idéal altruiste qu‘il propose ‒ avec la figure de bodhisattva et l‘importance donnée à la pratique de la compassion ‒ et la place attribuée au concept de vacuité, devenu doctrine au sein de l‘école madhyamaka (skt.) ou école de la voie médiane, fondée par Nagarjuna . Le Vajrayana (ou tantrisme) s‘appuie sur des textes nouveaux, les tantras (kyü’ en tib.), « rattachés à la parole du Bouddha délivrée, sous une forme transcendante, à une assemblée de bouddhas et bodhisattvas et révélée à un adepte choisi ». Cet adepte, « après avoir pratiqué et réalisé les enseignements du tantra (…) reçu » et maîtrisé « [les] initiations et [les] méthodes de réalisation » y étant liées (techniques méditatives, yogiques), était capable de les transmettre à des disciples, eux-mêmes autorisés à les transmettre par la suite (Blondeau, 2009 : 136). C‘est ainsi par la transmission de tantras distincts que se sont progressivement distinguées quatre grandes écoles tibétaines – l‘école nyingma (à partir du VIIIè siècle), l‘école sakya (à partir du XIè siècle), l‘école kagyu (celle des Karmapa, à partir du XIè siècle) et l‘école gelug (celle des Dalaï-lama, à partir du XVè siècle) –, chaque école comprenant différentes sous-écoles ou « lignées » . Karma kagyu est ainsi une lignée de l‘école kagyu. Ces écoles et sous-écoles sont guidées par des maîtres (guru en skt., lama en tib.) détenteurs de traditions tantriques singulières, garants de leur transmission parfois depuis plusieurs siècles à travers de multiples réincarnations. Selon Anne-Marie Blondeau, le tantrisme tibétain présente « une grande originalité » par rapport aux tantrismes connus en Chine et au Japon, originalité qui s‘expliquerait par son histoire et par les courants religieux qui l‘ont constitué (op. cit. : 129). Selon Alexandra David-Néel, d‘une façon générale on pouvait décrire le tantrisme des Tibétains au début du XXè siècle où elle a pu l‘observer, comme relevant de la magie « dans ses degrés supérieurs » et d‘une « sorte de sorcellerie » dans ses applications plus populaires (David-Néel : 281). Les pratiques varient cependant selon les écoles et les priorités de chaque monastère. Les écoles gelug et sakya sont réputées offrir une formation intellectuelle plus rigoureuse que les autres, les écoles nyingma et kagyu donnant une place plus importante aux rituels et à l‘approche mystique (Blondeau et Buffetrille : 229). Il existe également des différences entre monastères d‘une même école, selon leur taille et les règles imposées par leur fondateur ‒ tel monastère insistera davantage sur tel aspect de la vie monastique, alors qu‘un autre insistera sur tel autre.

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Table des matières

Introduction
Avant-propos
Les origines du sujet
Khoryug, le terrain envisagé
Partir des discours d‘un individu pour illustrer différents aspects d‘un problème collectif
1. Bouddhisme tibétain et environnement : conceptions de la vie, du monde et de l’être humain
1. 1. Une ontologie analogique ?
1. 2. Le bouddhisme tibétain, une introduction
1. 2. 1. Comprendre les causes de la souffrance et sortir de l‘ignorance
1. 2. 1. 1. Impermanence, vacuité et interdépendance
1. 2. 1. 2. Se changer soi pour changer le monde
1. 2. 1. 3. Les notions de personne et de conscience : le concept de renaissance
1. 2. 1. 4. Le cycle des existences
1. 2. 2. Une forme singulière de bouddhisme
1. 2. 2. 1. Fusion avec les croyances indigènes pré-bouddhiques
1. 2. 2. 2. Succession des maîtres religieux par réincarnation
1. 3. Transformations du bouddhisme tibétain en exil
1. 3. 1. Répression chinoise, renaissance indienne
1. 3. 2. Victime de sa popularité ?
1. 3. 3. Dialogues avec la science moderne
2. Environnement du Tibet, Tibétains et environnement
2. 1. Le Tibet, un territoire stratégique sous la tourmente
2. 1. 1. Limites et souveraineté territoriales
2. 1. 2. Un Tibet saint pour une Asie saine
2. 2. Sagesse ancestrale versus dérives de la modernité
2. 2. 1. Le modèle ancestral de respect de l‘environnement
2. 2. 1. 1. Un mode de vie simple
2. 2. 1. 2. Le respect des êtres divins locaux
2. 2. 2. Les dangers de la modernité
2. 3. Défendre l‘environnement pour attirer l‘attention ?
2. 3. 1. Les Verts Tibétains
2. 3. 2. Standardisation des discours écologiques
2. 4. Vers une étude des ontogenèses personnelles
Conclusion
Bibliographie
Notes

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