L’enjeu de l’évaluation environnementale dans le projet de transition soutenable
Afin de limiter la propagation de la COVID-19, les gouvernements du monde entier ont imposé des restrictions sans précédent à la mobilité humaine, ce qui a entraîné des changements drastiques dans l’utilisation de l’énergie, le transport et les activités de consommation non essentielles. En conséquence, on estime que les émissions mondiales de dioxyde de carbone ont diminué de 8.8 % au cours du premier semestre de 2020 , et de 17 % au jour où le confinement était le plus répandu (Future Earth, 2021).
Bien que l’ampleur de ces réductions soit en ligne avec les objectifs définis par le GIEC pour les 30 prochaines années afin de maintenir le réchauffement global en dessous de 1.5 °C à la fin du siècle, l’impact de l’année 2020 sur le climat restera marginal. En effet, le système climatique est caractérisé par une forte inertie, et reflète aujourd’hui les conséquences des émissions anthropiques qui se sont cumulées depuis des décennies. De plus, lorsque les restrictions se sont assouplies et que les activités économiques ont repris, les émissions des transports ont augmenté pour atteindre les niveaux de 2019, à l’exception des émissions des voyages aériens qui ont encore diminué de près de moitié. Ceci illustre la nécessité de passer par des changements systémiques et une profonde réorganisation de nos sociétés pour stabiliser la température globale, déjà supérieure aujourd’hui de 1.2 °C à celle de la période 1870 à 1900 :“Pathways limiting global warming to 1.5°C with no or limited overshoot would require rapid and far-reaching transitions in energy, land, urban and infrastructure (including transport and buildings), and industrial systems” (ICCP, 2018).
Aujourd’hui, la majorité des émissions de GES sont dues à la production de l’énergie qui se répartit entre différents secteurs : l’industrie en premier lieu, le transport, puis le bâtiment . En effet, la production des métaux ferreux − colonne vertébrale de nos sociétés – représente à elle seule 7.2 % des émissions globales. Outre la problématique du changement climatique, l’extraction et la transformation des ressources naturelles sont responsables de 90 % de la perte de biodiversité et de stress hydrique, ce qui engendre un risque accru de pandémies, d’insécurité alimentaire, d’instabilité des écosystèmes, etc. (IPBES, 2020). À cela s’ajoutent des problématiques sociétales persistantes liées à la gestion des déchets, la disponibilité d’eau potable, mais également d’inégalités et de pauvreté.
Dès la fin des années 60, l’environnement émerge dans la sphère scientifique et politique. En effet, aux questions de pollutions locales se sont ajoutés les enjeux de pollutions régionales et globales. En réponse à cette évolution, le terme de développement durable (sustainable development) a été introduit à l’ONU en 1980 par l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature et a remplacé la notion proche d’écodéveloppement (Aggeri & Godard, 2006). L’expression a été popularisée par Brundtland en 1988, qui en a proposé le principe le plus célèbre : « satisfaire les besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». À cette aune, le rôle des entreprises est apparu comme central. En effet, elles consomment des ressources pour développer des techniques et produits et déploient des stratégies commerciales pour créer ou convaincre du besoin de leurs offres chez les consommateurs. En plus d’être des acteurs techniques et commerciaux, elles sont aussi des acteurs politiques qui influent sur la législation, notamment à travers le lobbying. Par conséquent, les entreprises jouent un rôle ambivalent dans le projet de développement durable.
Entreprises et développement durable : la managérialisation de l’environnement
Bien qu’il ait d’abord été construit comme projet politique, le développement durable s’est plus récemment formé dans les années 2000 comme projet managérial (Aggeri & Godard, 2006). En effet, même si cette thématique semblait étrangère aux entreprises jusqu’au milieu des années 90, elle fait aujourd’hui partie de leur discours (engagements, initiatives volontaires…).
Ce domaine a d’ailleurs connu une rapide professionnalisation par l’action des consultants qui ont contribué à l’uniformisation des méthodes et du langage utilisés dans les grandes entreprises. En effet, ces prescripteurs par leur travail de normalisation des savoirs et des pratiques ont fait le lien entre RSE – courant de pensée anglo-saxon issu de réflexions morales et éthiques − et développement durable (Aggeri et al., 2005). À partir des années 90, le développement durable est présenté par les consultants comme un enjeu stratégique pour les entreprises, résultant d’un calcul économiquement rationnel : on construit des business case pour montrer qu’il s’agit d’une stratégie rentable (Aggeri & Godard, 2006). Ainsi, une croyance sous-jacente est que les intérêts économiques, environnementaux et sociétaux ne sont pas intrinsèquement contradictoires. Dans le sillage de ces évolutions, les entreprises se sont notamment dotées d’outils d’évaluation environnementale quantitatifs tels que l’Analyse du Cycle de Vie, le Coût du Cycle de Vie, etc. présentés comme des outils d’aide à la décision. L’évaluation environnementale est une expression qui englobe des notions voisines telles que l’évaluation des impacts environnementaux (environmental impact assessment). Elle est ellemême englobée dans la notion plus large d’évaluation de la durabilité (sustainability assessment), qui tient compte des dimensions sociales et économiques.
De manière générale, il y a une forte attente de la part des pouvoirs publics et des entreprises vis-à-vis de l’évaluation environnementale. En effet, celle-ci apparaît comme une condition nécessaire à l’action environnementale, car elle aiderait les acteurs à établir des objectifs, à prioriser leurs actions, à identifier les leviers d’amélioration. Plus encore, ceci suggère l’idée d’un lien systématique entre évaluation et démarche environnementales (Pope et al., 2004). Il existe d’ailleurs un lien fort entre politiques environnementales et outils d’évaluation environnementale. En France par exemple, l’affichage environnemental des produits est basé sur l’outil Bilan Produit ® de l’ADEME et des principes de l’Analyse du Cycle de Vie. Il est également à noter que les économistes ont joué un rôle important dans l’élaboration des instruments mobilisés par les pouvoirs publics pour répondre aux problématiques environnementales (Le Breton, 2017). La notion d’externalité – désignant un coût non supporté par l’entité qui le génère – est centrale dans leur approche. Il est alors question d’internaliser les externalités pour « corriger » les défauts des marchés.
C’est ce raisonnement qui est à la base d’instruments tels que la taxe carbone ou les marchés d’échange de quotas d’émissions, basés sur le principe de pollueur-payeur. Il a également été transposé dans le secteur privé, et a donné lieu à des initiatives volontaires telles que la tarification interne du carbone, ou l’évaluation monétaire des externalités environnementales par les entreprises. Cette dernière pratique consiste à attribuer une valeur monétaire à différents impacts environnementaux, moyennant différentes méthodes de calcul. En effet, ces méthodes font également l’objet de prescriptions de la part de leurs promoteurs (consultants, regroupements d’entreprises, institutions publiques, chercheurs, etc.), qui estiment que le langage monétaire permet une meilleure prise en compte des impacts environnementaux par les acteurs.
Cependant, malgré la prolifération de divers outils d’évaluation environnementale et d’évaluation monétaire des externalités environnementales, les observations empiriques montrent que cela ne suffit pas toujours à enclencher une action collective en faveur de l’environnement dans les entreprises. Ce lien entre instrument d’évaluation environnementale et action a pourtant été peu étudié par les chercheurs en sciences de gestion, en sciences de l’ingénieur et en comptabilité environnementale.
Évaluer pour transformer ? le mythe de la rationalité instrumentale
En effet, en sciences de l’ingénieur, les outils d’évaluation de la durabilité ou d’évaluation environnementale utilisés par les entreprises semblent être le plus souvent analysés sous l’angle de la rationalité instrumentale pure. Il suffirait alors de mettre en lumière les impacts environnementaux pour que ces derniers soient pris en compte spontanément par les décideurs. De ce point de vue, les outils sont axiologiquement neutres, et l’absence d’action est totalement imputable aux propriétés intrinsèques des outils. Ces derniers seraient alors efficaces ou inefficaces en soi. Par conséquent, les efforts de recherche dans ce domaine sont centrés sur l’amélioration des modèles sous-jacents à ces outils, à la réduction de l’incertitude, à l’extension des périmètres couverts, etc. Il en va de même pour les outils d’évaluation monétaire des externalités environnementales, que les économistes et praticiens analysent sous l’angle de la validité scientifique et technique. Pour le constater, il suffit d’assister à un séminaire de praticiens issus de l’industrie ou de la recherche, où les questions d’appropriation et d’imbrication dans les processus de décision sont presque toujours absentes.
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Table des matières
INTRODUCTION
Partie I : Introduction générale
L’enjeu de l’évaluation environnementale dans le projet de transition soutenable
1. Entreprises et développement durable : la managérialisation de l’environnement
2. Évaluer pour transformer ? le mythe de la rationalité instrumentale
3. Des micro-pratiques médiatisées par les outils de gestion aux transitions soutenables à l’échelle de l’entreprise
4. Projet de thèse et problématique de recherche
5. Plan du document
Partie II : Cadrage théorique et méthodologique
Chapitre I : Performation par les outils d’évaluation environnementale en vue d’une transition soutenable dans l’entreprise, chaînons manquants dans la littérature
1. Les outils de gestion : un invariant de l’action organisée
2. La place des outils de gestion dans les processus de performation
3. Une théorie de l’action environnementale basée sur l’évaluation
4. Les transitions soutenables des systèmes sociotechniques au cœur des transition studies
5. Conclusion sur la revue de littérature et proposition d’un cadre d’analyse
Chapitre II : Recherche-intervention au sein d’un grand constructeur automobile, enjeux et méthodes
1. Présentation du terrain et son intérêt au regard des questions de recherche formulées
2. La recherche compréhensive en sciences de gestion
3. Un parcours de recherche basé sur le modèle de la recherche ingénierique
Partie III : Résultats empiriques
Chapitre III : Déterminants de l’usage de la matière dans les véhicules
1. L’usage de la matière, un enjeu central, mais peu visible de la transition soutenable
2. Une problématique majoritairement analysée sous l’angle technico-économique 104
3. Méthodologie du chapitre
4. Analyse des processus de décisions liés aux matériaux et à leur empreinte environnementale
5. Des enjeux technico-économiques, sociotechniques et organisationnels
6. Conclusion du chapitre
Chapitre IV : Conception d’un outil d’ACV simplifiée pour les choix de conception des ingénieurs
1. Introduction : l’Analyse du Cycle de Vie, un outil scientifique mondialement reconnu
2. Définition et caractéristiques de l’Analyse du Cycle de Vie
3. L’ACV dans la littérature : orientation des efforts de recherche et points aveugles
4. Développement d’une méthodologie d’ACV simplifiée pour les choix technologiques chez Renault
5. Discussion et conclusion sur l’ACV et l’ACV simplifiée
Chapitre V : Enquête auprès d’entreprises du secteur privé sur les outils d’évaluation monétaire des impacts environnementaux
1. La promesse de l’accélération de l’action environnementale grâce au langage monétaire
2. Méthodologie de l’enquête
3. Panorama des outils d’évaluation monétaire des externalités environnementales et leurs usages par les entreprises
4. Discussion et conclusion sur la monétarisation des externalités par les entreprises
Chapitre VI : Conception d’un prix interne du carbone dans une entreprise : étonnements et enseignements
1. Le pricing interne du carbone, une pratique protéiforme très promue, mais peu analysée
2. Construction d’un prix interne du carbone pour les décisions d’approvisionnement de Renault
3. Discussion et conclusion sur la tarification interne du carbone
Partie IV : Discussion
CONCLUSION