Entre nature et agriculture

« Toute réflexion liant l’agriculture et l’environnement débouche immanquablement sur la complexité et l’interdépendance des problèmes écologiques, économiques et sociaux. Les enjeux sont de taille et relèvent d’un débat national si l’on veut que soit précisé le rôle dévolu aux agriculteurs. » Pierre Alphandéry, 1991 .

« Agricultures, produisons autrement »

« Agricultures, produisons autrement ». C’est le nom de la plate forme collaborative créée en 2012 par le ministère français en charge de l’agriculture, destinée au partage de connaissances et d’expériences autour d’initiatives agricoles « adaptées aux enjeux économiques, écologiques et territoriaux d’aujourd’hui » . Les grands enjeux qui y sont déclinés – réserves en eaux, potentiel des sols, biodiversité, défi énergétique – reflètent l’entrée environnementale choisie pour aborder cette recherche d’ « autres » modes de production agricole. Néanmoins, en parcourant ce recueil d’expériences, il apparait que la recherche de solutions pour concilier production agricole et protection de l’environnement fait intervenir, au-delà des enjeux économiques et écologiques, d’autres dimensions de l’activité agricole : sociales, culturelles, paysagères, etc. On y parle ainsi entre autres de produits de terroirs, de circuits courts, de choix de vie de certains agriculteurs. Cet exemple fraîchement sorti des cartons du ministère en charge de l’agriculture nous a semblé intéressant pour introduire le propos que nous développerons dans cette étude à plusieurs titres. Tout d’abord, il atteste de la place de premier plan prise désormais par l’environnement dans les problématiques agricoles. Ensuite, il suggère que les attentes de la société vis-à-vis de l’agriculture intègrent d’autres dimensions que les aspects environnementaux – qualité des produits, identité des territoires, vie sociale des espaces ruraux, etc. – et que celles-ci peuvent contribuer à construire des systèmes pour « produire autrement », en intégrant l’environnement. Il témoigne enfin d’un crédit nouveau accordé à des systèmes agricoles encore considérés il y a quelques années comme originaux mais manquant de rationalité économique par rapport à un modèle productiviste aux fondements alors encore peu discutés.

Cet exemple n’est certes pas représentatif des évolutions des politiques agricoles, qui restent aujourd’hui fondamentalement axées sur le soutien à des systèmes agricoles productivistes intégrés aux filières de l’agrofourniture et de l’agro transformation, et n’intègrent que timidement des soutiens à une agriculture plus verte ou plus sociale (Bazin, 2003 ; Deverre et de Sainte Marie, 2008 ; EspositoFava et Lajarge, 2009). Il nous a tout de même semblé symptomatique d’une évolution des discours politiques sur l’agriculture. L’environnement constitue désormais une composante incontournable des débats sur les futurs possibles de l’agriculture, et cette montée en puissance des préoccupations environnementales contribue à redéfinir la place de l’activité agricole dans nos sociétés (Alphandéry, 1991 ; Deverre et de Sainte Marie, 2008). D’un point de vue géographique, nous nous pencherons plus particulièrement sur cette question sous l’angle des recompositions induites entre agricultures et territoires (Albaladejo, 2004 ; Bernard et al., 2006 ; Rieutort, 2009). Les « nouvelles » demandes formulées à l’égard de l’agriculture s’expriment en effet à partir de territoires de multiples natures (territoires administratifs, bassins de vie, territoires de protection de l’environnement, etc.) et de multiples échelles (des relations de voisinage entre agriculteurs et non-agriculteurs aux politiques agricoles communautaires, jusqu’aux accords mondiaux s’appliquant à l’agriculture). En s’adaptant – ou non – à ces demandes, l’agriculture évolue et ses liens au territoire se recomposent. Les recompositions agricoles s’inscrivent ainsi dans des territoires qui en définissent certains termes et qu’elles contribuent en retour à construire (Bonin, 2003 ; Esposito-Fava et Lajarge, 2009 ; Lescureux, 2007). Les territoires constituent des « entités médiatrices » qui « donne[nt] forme à une multifonctionnalité de l’agriculture, définie en partie localement » (Duvernoy et al., 2010).

C’est dans ce contexte de recompositions en cours des liens entre agriculture et territoire, sous l’influence de la prise en compte accrue d’enjeux environnementaux, que s’inscrit notre démarche de recherche. Nous nous interrogeons dans ce cadre sur l’opportunité que peut représenter cette demande croissante d’une agriculture plus « verte » pour des productions agricoles « marginales » (leur marginalité étant ici définie par leur distance vis-à-vis des préceptes du modèle de modernisation agricole – mécanisation, intensification, homogénéisation des conditions de production). La prise en compte des fonctions environnementales peut-elle constituer une nouvelle ressource pour ces filières, leur permettant de reconstruire ou de recomposer leurs liens aux territoires ? D’autres fonctions interviennent-elles dans ces recompositions, comment s’articulent-elle avec les précédentes ? Nous nous intéresserons pour répondre à ces questions à de petites filières ultramarines, la vanille et le café. Héritières d’une histoire économique florissante au sein de leurs territoires respectifs, la Réunion et la Guadeloupe, elles sont aujourd’hui la marge des mondes agricoles de ces deux régions, structurés autour de grandes filières d’exportation, la canne à sucre et la banane.

Parmi les enjeux à l’interface entre agriculture et environnement, la gestion de la biodiversité est une préoccupation récente et un champ de recherche encore peu parcouru. Elle reste l’un des plus difficiles à appréhender, en raison notamment de repères scientifiques et politiques encore peu stabilisés (Le Roux et al., 2008 ; Mermet et Poux, 1999). Néanmoins, elle pose tout particulièrement la question des recompositions des systèmes agricoles et du rôle de l’agriculture dans les territoires. D’une part, après avoir par tous les moyens cherché à homogénéiser les systèmes agricoles et à les affranchir des conditions du milieu, chassant la diversité biologique des agro systèmes, voir des écosystèmes alentours, la recherche agronomique en revient à la conception de systèmes plus complexes, inspirés des écosystèmes naturels et dont la biodiversité serait une composante fonctionnelle (Larrère, 2002 ; Lescourret, 2012 ; Malézieux, 2012). D’autre part, l’agriculture est de plus en plus sollicitée pour prendre part à la gestion de la biodiversité d’espaces naturels ou cultivés (Boiffin, 2011 ; Deverre et al., 2007). Se dessine ainsi la possibilité de créer des synergies entre production agricole et gestion de la biodiversité (Le Roux et al., 2008). Ces évolutions conduisent à réhabiliter certains savoirs locaux – ou savoirs paysans – (Alphandéry et Fortier, 2005), ainsi que certains systèmes agricoles (Dufumier, 2006 ; Poux et Ramain, 2009) considérées comme archaïques au regard des préceptes de l’agronomie moderne (systèmes d’élevages extensifs, cultures associées type « jardin créole », etc.). Les systèmes de production de vanille et de café sur lesquels nous avons choisis de nous pencher soulèvent ce type de questions. Extensifs, ils se fondent sur des savoirs et des pratiques hérités d’une transmission familiale ou informelle plus que de la recherche agronomique et de l’encadrement technique agricole. Ils sont en outre en grande partie situés sur des espaces « frontières » entre l’agricole et le naturel, ce qui pose tout particulièrement la question de leur impact en termes de biodiversité.

De petites productions agricoles ultra-marines en aire d’adhésion de parcs nationaux 

Nous avons donc choisi de nous pencher sur la production de vanille et de café dans deux départements d’outre-mer (DOM). La Réunion et la Guadeloupe sont deux régions françaises ultramarines (Figure 1), dont les agricultures présentent de nombreuses caractéristiques communes. L’économie agricole, et plus largement l’économie générale, de ces deux DOM a été historiquement dominée par la production cannière et sucrière, et cela a structuré profondément les mondes agricoles de ces deux régions (Deverre, 1997). Cela se traduit aujourd’hui par une sole cannière qui occupe l’essentiel des bonnes terres agricoles, et par le poids économique, financier et politique des grands groupes sucriers dans la vie économique et sociale de ces territoires (ibid.). En Guadeloupe, cette hégémonie est aujourd’hui partagée avec la banane, qui s’est développée après la seconde guerre mondiale dans le sud Basse-Terre. A la Réunion, les cultures vivrières et l’élevage se sont développés dans les Hauts, où la culture de la canne est impossible.

Les réformes foncières conduites à partir des années 1960 ont permis de faire évoluer les structures agricoles, d’un modèle hérité des grands domaines de plantation vers un plus grand nombre de petites exploitations familiales. Les politiques agricoles et de développement rural ont par la suite progressivement encouragé la diversification et le développement de filières à destination du marché local (élevage et maraîchage principalement). Ainsi, si les agricultures réunionnaises et guadeloupéennes restent marquées par leur spécialisation et leur dépendance extérieure, celles-ci se réduisent progressivement avec une diversification croissante des exploitations, et le progrès de l’approvisionnement alimentaire local. La question de la multifonctionnalité de l’agriculture se pose ainsi à la Réunion et en Guadeloupe dans un cadre légèrement différent de celui de la métropole, entre la protection des cultures d’exportation, pivots des exploitations, et le développement de l’approvisionnement local (Chia et Dulcire, 2008), entre de grandes exploitations professionnelles et une agriculture informelle qui conserve un rôle d’amortisseur social (Justine, 2010), entre le développement difficile de filières ou de modèles agricoles alternatifs (agriculture biologique notamment) et des opérateurs des grandes filières d’exportation qui pèsent économiquement, socialement, et politiquement dans la vie locale (Laudié-Lecompte, 2003). La déclinaison locale des politiques agricoles prend en comte ces spécificités, et les soutiens restent plus largement orientés vers l’amélioration de la productivité des exploitations qu’en métropole, tandis que le soutien à l’agroenvironnement y reste plus marginal (Programme de Développement Rural Guadeloupe 2007-2013 ; Programme de Développement Rural Hexagonal 2007-2013 ; Programme de Développement Rural Réunion 2007-2013).

La production de vanille à la Réunion et de café en Guadeloupe sont aujourd’hui à la marge de ces deux mondes agricoles, sur les plans fonciers, économiques, et humains. Elles ont en commun d’avoir été des productions emblématiques de leurs territoires respectifs, et la réputation de la « vanille bourbon » et du « café bonifieur de Guadeloupe » a perduré jusqu’à aujourd’hui, malgré la chute des surfaces et des volumes de production. Elles se maintiennent aujourd’hui sur des systèmes de production majoritairement extensifs, et très exigeants en main d’œuvre, particulièrement à certains stades (fécondation de la vanille, récolte du café). En partie cultivées par des producteurs informels, elles sont fréquemment classées dans l’ « agriculture sociale », opposée à l’ « agriculture professionnelle » dans la représentation d’un modèle agricole dual encore prégnant au sein des institutions agricoles réunionnaises et guadeloupéennes (Bonnal et al., 2003 ; Chia et Dulcire, 2008). Par ailleurs, leurs systèmes de culture posent tout particulièrement la question de leur impact environnemental. Extensifs et praticables sur des parcelles «difficiles» (sols accidentés, de faible épaisseur, empierrés), ils sont parfois présentés comme facteurs de l’entretien de milieux dégradés ou de lutte contre l’enfrichement. Situés sur des espaces frontières entre l’agricole et le naturel, se pose néanmoins également la question de leur impact sur la biodiversité des espaces naturels environnants. La biodiversité des écosystèmes réunionnais et guadeloupéens fait par ailleurs l’objet d’une attention toute particulière (Gargomini, 2003 ; Myers et al., 2000), et les principaux espaces de production des filières étudiées sont situées sur le territoire (en aire optimale d’adhésion) des deux parcs nationaux qui ont été créés pour leur conservation.

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Table des matières

Introduction générale
Première partie Etudier l’inscription territoriale de petites filières agricoles dans un contexte a fort enjeu biodiversité : une démarche de recherche en géographie sociale
Chapitre 1 Pourquoi le territoire comme prisme d’observation des interactions entre agriculture et société
1.1. Des demandes sociales qui renouvellent le statut de l’agriculture au sein des espaces ruraux
1.2. Multifonctionnalité et services environnementaux : des concepts qui accompagnent cette évolution
1.3. Services et fonctions de l’activité agricole : à l’interface entre agriculture et territoire
Chapitre 2. L’essor de l’enjeu biodiversité : facteur de recomposition des interactions agriculture – territoire
2.1. Politiques agricoles : une focale environnementale renforcée ?
2.2. Interaction entre agriculture et biodiversité : place à la complexité
2.3. Des évolutions qui invitent à repenser la place des systèmes agricoles « marginaux »
2.4. Une opportunité pour les parcs nationaux de s’impliquer sur les questions agricoles ?
Chapitre 3. Une posture en géographie sociale pour étudier l’inscription de petites filières « patrimoniales »
3.1. Démarche générale
3.2. Les représentations des fonctions de l’agriculture, facteurs de recompositions agricoles
3.3. La filière, objet géographique analysé à travers la grille des formations socio-spatiales
Chapitre 4. Dispositif d’étude : les discours des acteurs collectés sur deux territoires ultra-marins, la Réunion et la Guadeloupe
4.1. Mise en perspective de deux terrains d’étude ultra-marins
4.2. Une approche qualitative fondée sur les discours des acteurs
Deuxième partie Des inscriptions territoriales complexes, entre marginalité économique, controverses environnementales et importance socio-culturelle
Chapitre 5. Des filières à la marge des secteurs agricoles réunionnais et guadeloupéens
5.1. Ce que nous disent les statistiques agricoles : des filières marginales
5.2. Ce que nous dit l’histoire : des produits renommés hérités d’un passé florissant
5.3. Des filières contrastées, entre notoriété et fragilité
5.4. Les stratégies des producteurs, reflets de ce contexte complexe
Chapitre 6. Fonctions environnementales : des représentations plurielles et des controverses nourries par l’essor de l’enjeu biodiversité
6.1. Les termes du débat : de multiples objectifs de gestion au sein des sous-bois vanilliers
6.2. Un enjeu biodiversité qui fait évoluer les compromis entre gestion forestière et production de vanille
6.3. Une approche à nuancer : des configurations multiples à la parcelle
Chapitre 7. Fonctions sociales : une composante essentielle du lien entre ces filières et leurs territoires
7.1. Des représentations partagées sur une fonction de cohésion sociale
7.2. Une fonction culturelle déclinée à différentes échelles
7.3. Des fonctions sociales qui s’articulent avec les fonctions environnementales dans les représentations
Chapitre 8. Une inscription territoriale recomposée par l’intégration des dimensions environnementales, sociales et culturelles de l’activité agricole
8.1. Des soutiens politiques à l’«aménagement» de la place de l’agriculture
8.2. Des dispositifs de soutien économique valorisant les fonctions sociales et environnementales
8.3. Des fonctions mobilisées à différents degrés dans les stratégies de spécification
8.4. Une « consistance territoriale » recomposée
8.5. Les parcs nationaux, des atouts pour ces filières ?
Troisième partie Retisser des liens entre agriculture et territoire : quels outils, quels acteurs ? Discussion sur le concept de service environnemental et retour sur le rôle d’un Parc national
Chapitre 9. Le service environnemental, un outil pour retisser les liens entre agriculture et territoire ?
9.1. Le service environnemental, des fondements qui ouvrent de nouvelles perspectives ?
9.2. Un champ d’opérationnalisation trop étroit pour refonder les interactions entre agriculture et territoire
9.3. La requalification des produits, un autre scénario pour valoriser les services environnementaux ?
Chapitre 10. Les parcs nationaux, acteurs des recompositions territoriales de l’activité agricole, « tisseurs de liens » entre le « naturel » et le « culturel » ?
10.1. L’agriculture, un « objet territorial » que les parcs nationaux ne peuvent ignorer
10.2. Le territoire, la clé d’une collaboration à construire entre acteurs agricoles et parcs nationaux ?
10.3. Les territoires, des objets singuliers, des compromis à construire au cas par cas
Conclusion générale
Références bibliographiques
Annexes

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