Entre contrôle et liberté, la dialectique du metal
Le heavy metal ; une sous-culture ?
Le terme de « sous-culture » a été abondamment utilisé dans le champ d’étude des cultural studies depuis les recherches de l’École de Chicago – notamment Albert Cohen [1955] –, focalisées sur les premières « bandes de jeunes » occupant l’espace urbain. Invoquer le terme de sous-culture n’est pourtant pas anodin, car cela suppose d’emblée non seulement l’existence de deux cultures distinctes, mais qui plus est, d’un rapport asymétrique entre elles. Deux problèmes au moins se posent : quelles sont ces cultures ? Et quelle est la nature de leur rapport ? Avant de rendre compte à proprement parler du « monde du metal », je tiens à m’arrêter un instant sur ces questions, afin de mieux délimiter mon terrain d’étude. Ce flou dans la détermination des termes est l’héritage du mot fourre-tout qui est son parent, la culture, à la fois mot du quotidien et véritable épine dans le pied de toute personne impliquée dans la recherche en sciences sociales.
De fait, il s’agit d’un terme polysémique, changeant de sens au gré des langues et des époques, si bien que par culture, on peut penser à la formation de l’esprit aussi bien qu’à une opposition au concept de nature, ou encore faire référence à un corpus d’oeuvres spécifiques constituant « la culture ». La première tentative de définition ethnologique nous vient, elle, de Tylor, qui en 1871 écrit : « culture ou civilisation, pris dans son sens ethnologique le plus étendu, est ce tout complexe qui comprend la connaissance, les croyances, l’art, la morale, le droit, les coutumes et les autres capacités ou habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société » [TYLOR, 1871 :11, cité par Cuche 2004 :16]. Les premières définitions de la « sous-culture » se sont donc appuyées sur cette vision dite « classique » de la culture, bien qu’elle soit désormais battue en brèche par les anthropologues, qui ont abandonné le modèle depuis une trentaine d’années. De 1940 à 1950, c’est l’École de Chicago qui fait oeuvre de précurseur dans l’étude des sous-cultures. Pour Cohen par exemple, ces dernières sont provoquées par un sentiment d’inadéquation, souvent ressenti chez les jeunes, vis-à-vis de ce qu’il désigne comme « le cadre de référence de la culture établie » [COHEN 1955 : 48]. De manière générale, les chercheurs de l’École de Chicago perçoivent les sous-cultures comme une réaction, une réponse face à une frustration. Les sous-cultures seraient donc le résultat d’individus qui, face aux mêmes problèmes, se rassemblent pour créer de nouvelles normes de vie, en opposition à une « culture dominante ».
À la suite de l’École de Chicago, les auteurs du Centre for Contemporary Cultural Studies (CCCS), fondé à Birmingham en 1964 par Richard Hoggart, se demandent dans quelle mesure ces sous-cultures sont de véritables moyens de contestation. Ils proposent dès lors une approche plus politique, teintée de néo-marxisme ; pour eux, l’émergence de sous-cultures est au coeur de la lutte des classes, mais la forme de résistance que ces collectifs proposent face à une culture hégémonique ne peut être que symbolique [GORDON 1947]. Ce qui est commun dans ces conceptions de la sous-culture, c’est l’idée qu’il existe au sein d’un ensemble plus large une plus petite unité, née de la confrontation directe avec cet « autre », tantôt décrit comme la culture nationale [GORDON, 1947 : 32], dominante, générale, hégémonique, etc. Cette dernière, en tous les cas, reste peu définie et les risques d’essentialisme et de simplification sont bien réels, tant ces approches sont basées sur une segmentation de la société, que ce soit sur les catégories de classes, de générations ou encore de genres.
À titre d’exemple, la particule « youth » est régulièrement convoquée pour définir les sous-cultures comme une rébellion de la jeunesse à l’encontre d’une voix autoritaire comprise à la fois comme celle des parents et de la culture dominante. Souvent, la portée et l’impact de ces mouvements sont ainsi réduits à n’être qu’une « phase », qu’un « passage » temporairement rebelle dans le développement « normal » des jeunes. Il serait pourtant réducteur d’y voir là qu’un phénomène éphémère et superficiel. On manquerait alors les trajectoires des membres sur le temps long, qui souvent aiment à penser qu’ils s’engagent « pour la vie ». Pour prendre l’exemple qui va nous occuper tout au long de cette étude, si le metal a certes bénéficié de l’énergie de la jeunesse, force est de constater que la démographie des fans est aujourd’hui relativement hétérogène.
Dans ce cas, la particule « youth », si elle est invoquée, l’est plus à caractère symbolique qu’autre chose, car comme le souligne Weinstein « in the process of becoming a floating signifier, available for appropriation and manipulation, « youth » became detached from young people. « Youth » in the sense of young people in a special biological and social predicament became marginal to youth as a cultural code of beliefs, values, sentiments, and practices » [WEINSTEIN, 1991 :109]. À ces approches de la sous-culture peuvent donc être adressées les mêmes critiques qu’au modèle classique de la notion de culture, à savoir que les cultures sont perçues comme des ensembles homogènes, autonomes, délimités par des frontières fixes et identifiables. En envisageant ces systèmes fermés et cohérents, on ignore au passage le caractère non-monolithique des registres identitaires et la mobilité des agent∙e∙s sociaux. Les liens entre certaines catégories, comme la classe ou l’âge et styles relatifs à une sous-culture ont été exagérés au détriment d’approches alternatives [BENNETT & KAHN-HARRIS, 2004 : 8], que je propose désormais d’explorer.
Le modèle post-subculturel Afin d’éviter cette lecture essentialisante, qui tend à enfermer les agent∙e∙s dans des espaces figés, j’opte dans mon travail pour une approche plus sensible au modèle post-moderne, car à mettre le concept de sous-culture à l’épreuve du terrain, force est de constater qu’il s’agit bien plutôt d’un phénomène hétérogène, diffus, fragmentaire et fluide. Pour éviter de faire de ces phénomènes sociaux une simple « culture de la réaction », il est crucial de s’immerger dans ce milieu et de s’approprier ses propres termes. Concernant le metal, si le discours du « nous contre eux » est effectivement fort, ce n’est pas pour autant que cette « sous-culture » se construit uniquement selon une logique négative et il convient, pour en rendre compte, de dialoguer directement avec ses membres. Le modèle postmoderne, engagé à partir des années 90, déconstruit l’approche classique de la culture pour privilégier les notions de fluidité et d’échanges ; il n’y a plus que des fragments, des rencontres passagères.
Bennett résume : « those groupings which have traditionally been theorized as coherent subcultures are better understood as a series of temporal gatherings characterised by fluid boundaries and floating memberships » [BENNETT, 1999 : 600]. Le risque, dès lors, est de pousser la déconstruction au point où il n’existe plus de groupes ou de cultures possibles, mais que des fragments, qui rendent difficile la saisie de quoique ce soit. Le modèle post-moderne reste intéressant tant que sa logique n’est pas portée à l’extrême. Au contact de la scène, j’ai en effet pu réaliser à quel point le sentiment d’appartenance à une communauté reste fortement ressenti et partagé, comme j’ai pu le remarquer en adressant la question à mes intervenant∙e∙s : « Oui, alors ça, clairement. Un exemple bête : si t’écoutes ce style de musique et que tu t’y intéresses, quand tu vas dans une autre ville, tu vas toujours chercher et essayer de trouver le magasin de CDs de la ville ou le bar metal. Je pense, oui, c’est comme un milieu d’appartenance » [Aaron] ; « Il y a des groupes aujourd’hui, quand je les écoute, je suis quand même très fier de faire partie de cette communauté, qui produit ce type de musique » [Ben].
Le « egg-head-banger »10 à la croisée des chemins En ce qui me concerne, je suis tombée dans le chaudron du metal à l’adolescence. J’ai depuis appris à connaître ce milieu en fréquentant régulièrement des bars spécialisés, des concerts et festivals, principalement en Europe, en lisant des fanzines et magazines, en suivant des sites internet dédiés, etc. J’ai fait mes premiers pas dans le milieu sur des forums spécialisés, où j’ai commencé à tisser mon réseau dans la scène. Depuis, j’ai par moments été rédactrice pour un magazine et j’ai animé entre 2013 et 2014 une émission de radio sur le sujet dans un média amateur, qui m’a amené à rencontrer une part importante des acteurs et actrices de la scène locale. Je ne peux donc cacher ma sympathie pour le genre, étant donné que j’en écoute depuis plus de dix ans, si bien que ma recherche s’insère par nécessité dans ce que Brown désigne comme les « sympatisant∙e∙s » du heavy metal.
Or, il me paraît essentiel qu’une réflexion de fond soit menée sur la façon dont, comme l’écrit Brown, les « metal studies and metal scholarship redraw the relationship between the academy, the metal music field and fandom » [BROWN, 2016 : 9]. L’insider research, est-ce vraiment là ce piège si redouté ? Comme l’a déjà relevé Alain Müller [MULLER, 2015]11, il n’est pas sans danger pour un chercheur ou une chercheuse d’énoncer vouloir faire de son quotidien un terrain de recherche. Malgré le rapatriement des terrains d’anthropologie de l’ »exotisme » du lointain au « proche » lors de ces dernières décennies, les méthodes de recherche portent encore la marque de ce fameux « regard éloigné » hérité de Lévi-Strauss, qu’il serait nécessaire d’adopter pour mener un travail digne de ce nom. La recherche en science sociale suppose en effet la mise à distance de l’objet d’observation à travers une double construction : à la fois construction de l’autre comme objet et construction de son propre regard scientifique
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Table des matières
1. Introduction
1.1 Pratiques et discours autour des concerts de heavy metal
2. Aspects méthodologiques et théoriques
2.1 Le heavy metal ; une sous-culture
2.1.1 Le modèle post-subculturel
2.2 État de la recherche
2.3 Aux portes de l’indicible, l’ »objet » musical à l’épreuve des sciences sociales
2.4 Le « egg-head-banger » à la croisée des chemins
3. Développement
3.1. « Louder than Hell », le cas heavy metal
3.1.1 Le metal, une famille protéiforme
3.2. Le « codebook » du heavy metal
3.2.1. La salle de concert : un lieu autre ?
3.2.2. Les concerts de metal, un rituel ?
3.2.3. « A Chaos with etiquette »
3.2.4. “Being in the known”
3.2.5. Le concert comme espace de don/contre-don
3.3 Le concert, une expérience dionysiaque
3.4 Du « floor » au pogo
3.4.1 Le mode mineur de l’action
3.4.2. Le travail de la passion
4. Conclusion
4.1 Engager son goût
4.2 Entre contrôle et liberté, la dialectique du metal
5. Liste des intervenants
6. Illustrations
7. Discographie
8. Bibliographie
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