« Nous voulons souligner la prégnance d’une conception de l’histoire enseignée qui remonte aux débuts de notre école républicaine : penser et conjuguer l’histoire au masculin pour former des citoyens et des grands hommes qui agiraient seuls sur l’espace public. » .
C’est ainsi que les historiennes du collectif Mnémosyne définissent l’histoire scolaire telle qu’elle est enseignée en France depuis les débuts de la République. Ces historiennes établissent un rôle concret à l’enseignement de l’histoire : celui de la formation du citoyen, et y identifient une limite : celle de n’enseigner qu’une histoire au masculin, contribuant à maintenir invisibles les rôles, les places et les expériences des femmes au cours de l’histoire. Si les expériences féminines sont absentes de l’histoire enseignée, comment former les futures citoyennes ? Les jeunes filles peuvent-elles s’identifier dans une histoire enseignée qui ne prend en compte que les récits masculins à qui l’on octroie une dimension universelle ou cela contribue-t-il à constituer une forme d’exclusion non pas légale mais tacite, dans la pratique concrète, de toutes les sphères de la citoyenneté ? Autrement dit, l’absence de l’enseignement d’une véritable histoire scolaire mixte participe-t-elle des difficultés pour les jeunes filles à investir pleinement leur citoyenneté et au maintien d’une conception de l’inégalité entre les sexes chez l’ensemble des élèves ?
Ecrire, raconter et transmettre l’histoire des femmes, et notamment l’histoire de leur participation aux évènements politiques constitutifs de la naissance d’un Etat est porteur de conséquences très concrètes pour la reconnaissance et la pratique de la citoyenneté des femmes d’aujourd’hui. Dans les pays où la constitution de l’Etat passa par la proclamation d’une indépendance, la recherche scientifique, le récit historique puis l’enseignement scolaire de l’histoire tenant compte des participations concrètes des femmes jouent un rôle dans la reconnaissance de leurs droits à exercer leur citoyenneté et à s’engager politiquement. La discipline historique et la classe ne sont pas des espaces imperméables aux questions qui agitent l’époque dans laquelle nous vivons. Si l’objectif de l’enseignement de l’histoire scolaire dépasse le simple aspect de la transmission de connaissances scientifiques par l’idée d’une formation culturelle du futur citoyen d’une république démocratique, comment le professeur enseignant l’histoire peut-il porter ces enjeux en matière de mixité ?
Enseigner une histoire mixte à l’école
De l’histoire des femmes et du genre à la pratique d’une histoire mixte
Après quelques travaux isolés au XXe siècle, l’histoire des femmes se développe comme champ de recherche universitaire à partir des années 1970. L’impulsion naît en France de la deuxième vague féministe menée par le Mouvement de Libération des Femmes qui affirme que les femmes sont « sans passé ». L’enjeu de cette première histoire des femmes est mémoriel : il faut « comprendre les origines et les fondements théoriques et historiques des engagements pour la cause des femmes ». Michelle Perrot est ainsi la première historienne à organiser un cours sur ce sujet à l’université Paris 7 en 1973, intitulé « Les femmes ont-elles une histoire ? », suivie à Aix par Yvonne Knibielher qui organise un cours de formation continue. Ces premiers travaux se centrent sur des portraits de figures féministes marquantes. Les années 1980 sont celles d’une première institutionnalisation des études sur l’histoire des femmes à l’université avec la création de postes d’études. La table ronde Une histoire des femmes estelle possible tenue en 1984 donne lieu à l’édition d’un livre qui questionne lesdifficultés et les enjeux autour de l’écriture d’une histoire des femmes. Les thèses sur le sujet se multiplient, preuve de l’institutionnalisation croissante de ce champ de recherche. L’ampleur des productions permet l’écriture de synthèses d’histoire dans les années 1990 tels que les cinq volumes d’Histoire des femmes en Occident, dirigée par Michelle Perrot et Georges Duby.
Parallèlement apparaît un nouveau concept : le genre. D’abord développées aux États-Unis, les études sur le genre se multiplient en France après la traduction en 1988 par les Cahiers du GRIF d’un article de Joan Scott paru en 1986 en langue anglaise : « Genre : une catégorie utile de l’analyse historique ». Le genre introduit une nouveauté de nature épistémologique puisqu’il ne s’agit plus seulement de prendre en compte une histoire des femmes mais d’étudier la construction du féminin et du masculin dans l’histoire et les relations entre hommes et femmes . L’introduction de ce concept fait débat dans la discipline avec un colloque interdisciplinaire intitulé Sexe et genre en 1989, certains historiens et historiennes préférant employer l’expression de « sexe social ». Le genre finit par s’imposer à partir des années 2000 dans la recherche et l’édition .
Le principe d’une histoire mixte se développe en lien avec la pratique de l’histoire des femmes et de l’histoire du genre. Les autrices de l’ouvrage La place des femmes dans l’histoire. Une histoire mixte la définissent ainsi comme une histoire qui donnerait toute sa place aux femmes et s’attacherait à révéler leur présence dans l’espace public. Elle permettrait de mettre en lumière de nouveaux sujets d’histoire à travers l’étude de la sphère privée (l’intime, les émotions, le corps…) et de réfléchir à de nouvelles chronologies pour interroger celles que nous utilisons et leur sens en ce qui concerne les femmes et leurs expériences historiques. Il ne s’agit plus seulement d’étudier les femmes comme une catégorie historique à part mais bien de les prendre en compte dans une histoire qui réfléchirait à ce que cela implique comme nouvelle lecture et compréhension du passé.
Quel cadre officiel pour l’histoire des femmes et du genre et la pratique d’une histoire mixte à l’école ?
Pour enseigner l’histoire, le professeur se réfère à plusieurs outils. Le programme inscrit au Bulletin Officiel vient d’abord déterminer les thèmes qu’il aura à traiter. Il peut ensuite s’aider des fiches Eduscol et des ressources établies par les sites académiques pour construire ses séquences, tout en s’appuyant sur le manuel qui rassemble les sources historiques utiles à son enseignement et que ses élèves ont également à disposition pour travailler en classe. Quelle place est faite à l’histoire des femmes et du genre dans l’ensemble de cette documentation : formation et sensibilisation des enseignants aux enjeux, programme, ressources, manuels ? Nombre d’historiens et d’historiennes, parfois ayant aussi une expérience concrète de l’enseignement scolaire, ont fait le constat d’un manque de prise en compte de l’histoire des femmes et du genre et d’une difficulté à pratiquer une histoire mixte à l’école. En 2005, l’historienne Nicole Cadène s’interroge ainsi sur l’importance d’enseigner l’histoire des femmes et les outils ou difficultés qui peuvent se poser à l’enseignant qui souhaite la pratiquer en exposant son expérience . Elle indique en premier lieu sa propre ignorance, soulignant les difficultés qu’il peut y avoir à se former à de nouvelles pratiques de l’histoire quand celles-ci n’ont pas fait partie du bagage reçu par l’enseignant à l’école et lors des études universitaires. Outre la limite en matière de formation, elle pointe également la limite des programmes où l’histoire des femmes est largement absente des repères que les élèves ont à retenir, hormis le droit de vote obtenu en 1944, et le problème des manuels présentant peu de documentation centrée sur les femmes .
L’institution scolaire elle-même a constaté à plusieurs reprises ces lacunes, organisant des instances de réflexions. En 2002, le colloque Apprendre l’histoire et la géographie à l’école, organisé par l’Inspection générale d’histoire géographie et incluant un atelier intitulé « le masculin et le féminin dans l’enseignement de l’histoire et de la géographie », a conclu à une faible visibilité des femmes dans les programmes et les manuels . C’est aussi ce que souligne et explique Annette Wieviorka en introduction d’un rapport de 2003 réalisé pour le Conseil Économique et Social :
« Cette occultation des femmes dans l’histoire se trouve confortée par le fait que l’école de la République est fondée sur un Universel qui tend à ignorer les différences, y compris celles des sexes. Mais cet Universel n’est, en l’espèce, qu’un demi universel : comme l’écrivent Georges Duby et Michelle Perrot dans leur Histoire des femmes en Occident, l’histoire a été un “métier d’hommes qui écrivent l’histoire des hommes présentée comme universelle… ” . » .
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Table des matières
Introduction
1. Cadre théorique
1.1. Enseigner une histoire mixte à l’école
1.1.1. De l’histoire des femmes et du genre à la pratique d’une histoire mixte
1.1.2. Quel cadre officiel pour l’histoire des femmes et du genre et la pratique d’une histoire mixte à l’école ?
1.1.3. Quels enjeux contemporains pour la pratique d’une histoire scolaire intégrant l’histoire des femmes et du genre et l’histoire mixte ?
1.1.4. L’égalité, une question socialement vive à l’école ?
1.2. Enseigner la méthode de l’historien : l’analyse de documents et la problématisation
1.2.1. La place des sources et des questionnements dans le travail de l’historien
1.2.2. Quel cadre officiel pour la pratique historienne en classe d’histoire ?
1.2.3. Initier les élèves à la pratique historienne, quels enjeux pour les apprentissages des élèves ?
2. Méthodologie
2.1. Choix de la séquence
2.1.1. Connaissances à établir
2.1.2. Compétences à travailler
2.2. Le travail de préparation de l’enseignant
2.3. Dispositif des séances
2.4. Les limites
2.4.1. L’absence de questionnements autour des représentations initiales des élèves
2.4.2. Une activité trop longue, réadaptée lors des séances
3. Analyses
3.1. Pratiquer une histoire mixte dans un cadre scolaire : retour sur expérience
3.1.1. Dans les coulisses de l’enseignant : préparer la séance
3.1.2. Retour d’expérience sur les séances en classe : quels points positifs ? Quels obstacles ? Quelles limites ?
3.1.3. Bilan : une compréhension plus fine de l’égalité adoptée à la Révolution par les élèves ?
3.2. La pratique historienne des élèves
3.2.1. La méthodologie des élèves : entre acquisition de réflexes analytiques et fragilités méthodologiques persistantes
3.2.2. Le tableau, une efficacité à nuancer
3.2.3. L’appui de ressources extérieurs : connaissances initiales et représentations sociales des élèves et recours à l’enseignante
3.3. La pratique historienne chez l’enseignant
Conclusion
Bibliographie
Annexes