Qu’est-ce qu’une valeur ?
« Qu’est-ce qu’une valeur ? » Cette question s’est très vite imposée à moi en tentant de décrypter le programme d’EMC. J’ai tenté d’y répondre grâce aux différentes lectures que j’ai réalisées, à commencer par le dictionnaire en ligne du Larousse2, qui nous donne la définition suivante : « ce qui est posé comme vrai, beau, bien, d’un point de vue personnel ou selon les critères d’une société et qui est donné comme un idéal à atteindre, comme quelque chose à défendre ». La valeur semble être une idée, un principe moral, définit subjectivement par un individu ou une société, qui est déjà acquise ou serait un but à atteindre, une finalité. Mais une valeur peut-elle être uniquement une finalité, un but en soi ? D’ores et déjà, le concept de valeur apparaît intrinsèquement lié au domaine de la morale. En effet, pour définir un idéal à atteindre il faut conscientiser le concept même d’idéal et distinguer ce qui fait idéal. De plus, l’idéal est subjectif, il dépend de l’individu et donc nécessairement différent, voire divergent, selon les individus (ou les sociétés). Enfin, en lien avec la différence liée à la subjectivité de la valeur, comment distingue-t-on ce qui fait idéal de ce qui ne le fait pas ? Fort de ces interrogations, je me suis tourné vers les philosophes de l’éducation pour tenter d’approfondir le concept de valeur. Tommy Terraz dans L’idée de valeur en éducation3, rappelle que « [la valeur] est une notion complexe voire polysémique », confortant la difficulté qu’il y a à définir ce concept mais aussi la pluralité d’interprétation que l’on peut en faire. Pour lui, la valeur est un but mais aussi une possibilité, un cadre dans lequel inscrire ses actions. Il reconnaît, à partir des travaux d’Eirick Prairat, trois sens à la valeur : « la valeur comme « réalité » (ce qui est désirable), comme « référence » (critère de jugement permettant d’évaluer une situation) et comme « idéal » (finalité reconnue à poursuivre). » Ainsi, il dépasse la conception de la valeur comme simple finalité pour en faire à la fois un cadre de référence utile à l’interprétation de ce qui nous entoure mais également une réalité désirable, motivant nos choix. Les valeurs morales semblent expliquer l’intégralité des agissements d’un individu, sa conception du monde qui l’entoure ainsi que ses motivations. Mais pour qu’il y est valeur, il faut qu’il y est conceptualisation de cette valeur. Tommy Terraz précise que la valeur est liée d’une part à la culture, dépendant d’une société, et d’autre part à l’individu. La construction d’une valeur se fait à la fois par l’héritage sociétal extérieur à l’individu mais également par l’intégration et l’interprétation qu’il en fait. Enfin, Terraz précise qu’il ne peut y avoir de valeur que si elle est recherchée, désirée en soi par un individu. Il s’interroge : « peut-il même y avoir valeur morale sans un agent qui choisit de la poursuivre et tente de se l’approprier ? » Une valeur est une construction sociale et une interprétation individuelle qui n’existe que si elle est recherchée, utilisée, désirée. La valeur fait sens et répond à nos questions existentielles. Elle s’inscrit dans les conceptions morales de l’individu et de sa société et diffère d’un individu à l’autre. Mais dans le cadre d’une transmission de valeurs, se pose alors une question : comment déterminer les valeurs à transmettre ? Comment les définir ? Dans quel but et peut-on même désirer transmettre des valeurs ? C’est bien là tout l’enjeu d’un tel enseignement, en déterminer l’objectif et identifier et définir des valeurs à transmettre.
Les valeurs dans le programme d’EMC
Le programme d’EMC traduit l’aspiration sociale républicaine d’instruire ses valeurs. Ce programme base le fond de ses enseignements sur « les principes et les valeurs inscrits dans les grandes déclarations des Droits de l’homme, la Convention internationale des droits de l’enfant et dans la constitution de la Ve République ». On retrouve dans cette dénomination l’aspect universel et partagé de ces valeurs formalisées par et dans ces trois grands textes. Il est précisé ensuite : « cet enseignement a pour objet de transmettre les valeurs de la République acceptées par tous ». L’idée de la République comme intrinsèquement liée à ses valeurs est présentée ici comme une affirmation, un état de fait acquis qu’il faut néanmoins perpétuer au travers de l’instruction scolaire. Enfin, ces valeurs sont déterminées et présentées comme suit : « La morale enseignée à l’école est une morale civique en lien étroit avec les principes et les valeurs de la citoyenneté républicaine et démocratique. Ces valeurs sont la liberté, l’égalité, la laïcité, la solidarité, l’esprit de justice, le respect et l’absence de toutes formes de discriminations ». Les valeurs à transmettre sont affirmées comme une nécessité morale pour l’exercice de la citoyenneté. L’École sert la construction du citoyen et par là même de la République en instruisant ces valeurs. C’est donc au travers de l’École, le devoir de l’enseignant de transmettre ces valeurs et il est spécifié qu’il doit adopter « une évidente obligation de neutralité, mais celle-ci ne doit pas conduire à une réticence, voire une abstention, dans l’affirmation des valeurs transmises. Les enseignants et les personnels d’éducation sont au contraire tenus de promouvoir ces valeurs […] ». C’est ici que réside à première vue un paradoxe dans la posture enseignante, entre l’idée de transmission et de promotion des valeurs (concomitantes à l’exercice de la citoyenneté) et la neutralité de l’enseignant. J’irais également jusqu’à pointer l’idée de transmission et de promotion alors même que des valeurs comme la liberté sous-entendent une libre détermination du sujet apprenant. Jusqu’ici ma lecture et mon interprétation du programme est volontairement incomplète et je me propose d’étudier plus en détails ces contradictions apparentes en m’intéressant aux controverses qui naissent tout d’abord de la sélection et du bornage de ces valeurs au sein de l’École de la République, mais aussi de la posture de l’enseignant en général.
Éduquer à la citoyenneté dans le cadre de la laïcité
On l’a vu, l’enseignement des valeurs républicaines se fait dans le cadre de l’EMC, qui intègre pleinement la dimension civique puisque les deux domaines se superposent. C’est pour l’exercice d’une citoyenneté « éclairée »(au sens d’éclairée par la raison) qu’est souhaité l’EMC. L’atteinte (si tant est qu’il y ait un fin en soi dans l’exercice de la citoyenneté) de cette « lumière » ne peut se faire qu’au travers de l’instruction des valeurs puisqu’elles sont à la base de la construction de notre société. Ces valeurs, qui garantissent l’émancipation de l’individu, lui permettent de « participer […] à l’invention permanente de la société […] à participer à la vie politique et publique… » 23. François Audigier rappelle : « l’éducation à la citoyenneté est donc, en quelque sorte, une nouvelle manière de définir l’éducation morale, car elle regroupe les valeurs que nous venons de présenter et d’analyser : conviction qu’il faut bâtir une société plus juste [etc]. » Les valeurs nourrissent l’éducation à la citoyenneté et le citoyen définit et reconstruit en permanence ces valeurs. Cet apprentissage de la citoyenneté et de ses valeurs se fait dans le cadre de la laïcité, à tort présentée elle aussi comme une valeur. Pierre Kahn24 précise le rôle de la laïcité comme « un cadre juridique, une règle du jeu » qui permet l’enseignement des valeurs. L’enseignement des valeurs se fait donc pour l’exercice de la citoyenneté et par l’enseignement à la citoyenneté dans le cadre laïque. La laïcité apparaît comme la garante primordiale des valeurs de la République et de l’exercice de la citoyenneté.
L’usage de la « prudence » selon Michel Fabre
Michel Fabre (FABRE, 2016, p.17-29) défend l’usage de ce qu’il nomme la prudence pour enseigner les valeurs de manière critique et donc pertinente. « La prudence nous introduit ainsi dans un monde où rien ne peut valoir de manière absolue […] mais où peut s’effectuer malgré tout la recherche d’une décision la plus sensée possible », cette prudence est l’expression d’une mise en réflexion critique de ce qui nous entoure. Il faut « prendre le temps de réfléchir, de faire le tour d’un problème, de se distancier des évidences et des préjugés ». Il termine : « l’éducation est inséparable d’une inculcation des valeurs, la spécificité de l’école pourrait être de former à la prudence dans un monde où les valeurs sont, non seulement plurielles, mais souvent en conflit. » En restant prudent justement sur les valeurs à enseigner, il rappelle que la prudence, qui prend nécessairement en compte ces valeurs, permet de les discuter, de mieux les envisager, et ainsi permettre un enseignement sans inculcation. La prudence doit permettre de choisir ce qui est bon pour soi et pour les autres. Elle tient à « la faculté de délibérer ».
La justice comme institution et le sentiment de justice
Le débat sur la justice fait lui aussi la démonstration de tension au sujet des valeurs (cf. annexe 5). Ici, l’élève souligne le point essentiel qui n’a pas été approfondi lors de ce débat. Il montre l’importance de l’empathie que l’on éprouve à l’égard de l’individu qui a souffert, la compréhension du geste, l’identification (« à la place de ») à l’individu et le jugement des autorités comme non proportionné au regard de la souffrance endurée. Cette dimension affective est très forte chez les élèves, on peut le voir tout au long du débat, et elle est centrale dans leur conception de la justice. Pour eux il est normal de payer sa faute, d’autant plus si la sanction leur paraît proportionnelle. Cette identification à l’autre ne se fait par contre que pour la victime qui se mue en meurtrier, mais quasiment pas pour le braqueur ou le mari. Une seule intervention prend en considération le braqueur comme un individu :
Élève n°4 Mais là en l’occurrence dans le cas de Stéphane Tûrk, il s’est vengé directement en tuant son agresseur mais ce voleur avait une famille. En prison il aurait pu continuer à les voir.
Voilà l’unique considération du voleur dans une part de son humanité. Les élèves nous prouvent par cette forte empathie envers celui qui a souffert que leur conception de la justice est très absolue et morale mais finalement très peu concrète. La remise en cause du système judiciaire et policier ne se fait qu’à l’aune de considérations émotionnelles. Il est encourageant de voir les élèves se décentrer, mais malheureusement ils ne le font que dans le sens de la victime. Ils n’accèdent finalement qu’à conceptualiser et décentrer leur regard que pour une partie du problème. Je fais également la supposition qu’ils n’ont pas eu assez de matière pour préparer ce débat, pour en concevoir tous les tenants et aboutissants. L’objectif était de soulevé la tension entre désir de justice et respect de la loi, de montrer que l’on peut s’identifier et comprendre le geste mais aucun cas le considérer légitime. Mais par mon intervention autoritaire lors de ce débat, je n’ai pas réussi à pousser la réflexion des élèves jusque là, je leur ai imposé ma conception morale. Cet échec souligne la tension entre valeurs morales individuelles et normes sociétales collectives.
|
Table des matières
Introduction
1. Transmettre les valeurs de la République
1.1. Le concept de valeur
1.1.1. Qu’est-ce qu’une valeur ?
1.1.2. Quelles valeurs enseignées ?
1.1.3. Les valeurs dans le programme d’EMC
1.1.4. Controverses sur l’enseignement des valeurs
1.2. Pourquoi enseigner les valeurs de la République ?
1.2.1 Vers une marchandisation de l’école ?
1.2.2. La réalisation de soi
1.2.3. Éduquer à la citoyenneté dans le cadre de la laïcité
1.3. Comment transmettre ces valeurs ?
1.3.1. Le savoir, objet extérieur à l’élève
1.3.2. Des valeurs multiples dans un cadre contradictoire
1.3.3. L’usage de la prudence selon Michel Fabre
1.3.4. Le débat, pour transmettre les valeurs républicaines
2. Le débat, une pratique pédagogique au service de l’enseignement des valeurs républicaines
2.1. Le débat ou l’expression des valeurs démocratiques
2.1.1. Liberté d’expression
2.1.2. Égalité et respect
2.1.3.Le cadre normatif
2.1.4. Définir des rôles
2.2. Des compétences au service des valeurs républicaines et démocratiques
2.2.1. De la pratique de l’oral
2.2.2. Des compétences civiques
2.3. Mise en place et structure des débats effectués
2.3.1. présentation des séances
2.3.2. Structure des débats
2.3.3. Considération des élèves sur la pratique du débat
3. Des valeurs en tension à travers la pratique du débat
3.1. Des contradictions entre normes et valeurs
3.1.1. Un cadre contraignant ?
3.1.2. Remettre en question les principes de la République
3.2. Une mise en évidence de tensions par la réflexion sur les valeurs
3.2.1. Interroger la liberté
3.2.2. La justice comme institution et le sentiment de justice
3.3. Essai d’identification d’une didactique du débat en EMC
3.3.1. Réflexion sur la structure du débat
3.3.2. De la préparation du contenu
3.3.3. Améliorer l’évaluation et les compétences travaillées
Conclusion
Bibliographie
Télécharger le rapport complet