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Pratiques habituelles
Dans les programmes scolaires, la place de la poésie reste encore trop marginale bien que l’on souligne de plus en plus l’importance de cet art. Elle est d’ailleurs apparue dans la liste des œuvres recommandées par l’Education Nationale. René-Louis Le Goff, Inspecteur de l’Education Nationale à Redon et poète, fait part de son observation5 : « Lourdement écrasée par la tradition scolaire, et bien que le vocable se soit progressivement imposé, depuis les années 80, dans les orientations et les programmes officiels, la Poésie a bien du mal à s’affranchir, à l’école, du ‘‘devoir de mémoire’’ auquel l’a exclusivement destinée la récitation ». En effet, deux pratiques traditionnelles persistent dans les classes : la récitation et l’explication de texte. C’est aussi le constat de Nathalie Brillant Rannou, enseignant chercheur à l’université de Grenoble, qui confie : « La tradition scolaire avait fait de la réception – compréhension des œuvres une activité “désincarnée’’6 ».
Lors de mon stage en responsabilité, il est vrai que j’ai commencé à enseigner la poésie comme je l’avais toujours vue : en faisant d’abord une lecture magistrale du poème qui ne proposait aux élèves que ma propre interprétation, puis en faisant expliquer le texte à travers différentes questions portées uniquement sur le sens. Est venu ensuite le moment de la récitation : à tour de rôle les élèves récitaient le poème, pour la plupart en reprenant exactement les intonations que j’avais proposées lors de ma lecture magistrale. C’est ainsi que j’imaginais l’apprentissage de la poésie, c’est ainsi que je l’avais connue et c’est ainsi que je la voyais faire dans les autres classes. Par ailleurs, le moment de poésie dans l’emploi du temps s’insérait souvent en fin de journée et en fin de semaine, à condition que les disciplines dites plus « sérieuses » – français et mathématiques – soient à jour. Il s’agissait d’une sorte de récompense, d’un moment certes agréable, mais qui avait plus à voir avec la copie de leçon qu’avec la poésie.
Comment expliquer ces pratiques qui se retrouvent majoritairement dans les classes ?
Evolution dans les programmes
Si l’on regarde les programmes scolaires des quinze dernières années, la poésie a effectivement eu du mal à s’imposer comme entité, bien que son approche se renouvelle dernièrement. De manière générale, dans les programmes 2002, 2008 puis 2015, la poésie reste davantage un moyen qu’un apprentissage à part entière.
Dans les programmes 2002, la poésie en maternelle est présente dans la « compétence 4 concernant le langage écrit ». Elle est notamment utile pour faire travailler les élèves sur les syllabes semblables, grâce au repérage des rimes. On comprend mieux pourquoi quelques années plus tard les élèves associent majoritairement rimes et poésie.
Dans les programmes 2008, il est recommandé dès la maternelle de lire aux enfants des textes de différents genres littéraires, dont la poésie, afin qu’ils « s’en imprègnent et deviennent plus sensibles à des manières de dire peu habituelles »7. La familiarisation avec le genre poétique devient donc plus importante et doit commencer dès le premier cycle. En effet, comme nous l’avons mentionné plus haut, la poésie utilise parfois le langage d’une manière peu conventionnelle. Afin de réduire la distance entre ce genre et les élèves, une fréquentation régulière doit avoir lieu et ce dès les plus petites classes. Contrairement à certaines idées reçues, il est tout à fait possible de faire de la poésie avec des enfants de maternelle. De nombreux ateliers sont proposés pour tous les cycle, y compris le cycle 1, et l’on trouve plusieurs documents à ce sujet notamment sur Eduscol8. Le poète Georges Jean le souligne : « le langage poétique forme la personnalité du jeune enfant ». Concernant le cycle 2, les programmes indiquent : « La pratique de la récitation sert d’abord la maîtrise du langage oral, puis elle favorise l’acquisition du langage écrit et la formation d’une culture et d’une sensibilité littéraires. Les élèves s’exercent à dire de mémoire, sans erreur, sur un rythme ou avec une intonation appropriée, des comptines, des textes en prose et des poèmes. » On note ici que la pratique traditionnelle de la récitation est encore clairement présente dans les programmes à travers cet exercice du par cœur. En effet, qu’est-ce que signifie exactement une « intonation appropriée ? » Le cycle des approfondissements n’est pas en reste car il est mentionné qu’un « travail régulier de récitation (mémorisation et diction) est conduit sur des textes en prose et des poèmes » au sein de la compétence « Langage oral ». Et la compétence 5 du socle commun de connaissances et de compétences ajoute : « L’élève est capable de dire de mémoire, de façon expressive une dizaine de poèmes et de textes en prose ». La poésie est là encore utilisée comme un moyen d’exercer sa mémoire et d’améliorer le langage oral, au détriment d’une véritable rencontre : elle ne se lie pas pour elle-même mais pour apprendre à lire. « La façon expressive » dont parlent les programmes implique sans doute d’adopter une posture droite et un regard franc, de varier le volume de sa voix pour se faire entendre, bien articuler… autant de critères qui répondent à une vision classique de la pratique. Mais cela permet-il réellement de faire l’expérience de la poésie, de la rencontrer ?
Dans les nouveaux programmes 2015, au cycle 2 (qui comprend désormais le CE2), il s’agit toujours de « savoir apprendre une leçon ou une poésie »9 (au sein du domaine n°2 : « Les méthodes et outils pour apprendre »). En étant souvent un texte relativement court, le poème semble bien se prêter au niveau des élèves de cycle 2 mais ne semble pas être travaillé pour son essence. Dans la même logique, le poème sert de support idéal pour « copier de manière experte ». Cependant, au cycle 3, la poésie prend sa place : « Comprendre que la poésie est une autre façon de dire le monde ; dégager quelques-uns des traits récurrents et fondamentaux du langage poétique (explication des ressources du langage, libertés envers la logique ordinaire, rôle des images, référents incertains, expression d’une sensibilité particulière et d’émotions) ». D’autre part, comme nous l’avons déjà mentionné, Eduscol propose des « Ressources pour faire la classe à l’école »10, en détaillant des pistes de travail concrètes autour de la poésie suivant les différents cycles. Preuve en est que la pratique de la poésie est en train de changer.
Par ailleurs, outre l’évolution de la pratique, c’est l’évolution des poèmes rencontrés en classe qu’il faut analyser. Il apparaît que certains poètes soient davantage étudiés que d’autres. Ainsi Desnos, Queneau, Prévert, Tardieu, mais aussi La Fontaine, Hugo, Verlaine, Rimbaud sont surreprésentés dans les écoles11. C’est également le constat de l’enseignante Martine Boncourt, auteure de plusieurs livres sur la poésie, qui précise que l’école « soumise aux lois de la rationalité » privilégie plus volontiers des poèmes « dont les auteurs s’inscrivent encore dans la tradition ancienne de la poésie descriptive ou narrative »12. La liste des œuvres recommandées par le ministère de l’Education Nationale prend pourtant en compte bien des poètes d’un genre nouveau, comme Eugène Guillevic, Michel Butor, Boris Vian, Georges Jean… Il est important ne pas hésiter à puiser dans ces ressources, et amener les enfants à fréquenter de réels recueils ou anthologies, loin de la simple poésie écrite au tableau ou de la photocopie en noire et blanc. Les enfants sont tout à fait capables d’entendre, de comprendre et d’apprécier des poèmes authentiques, sans être obligé d’étudier uniquement des poèmes élaborés spécialement pour eux.
Enfin, la poésie trouve davantage sa place dans le nouveau socle commun qui a ajouté le mot « culture », et notamment par l’existence du parcours d’éducation artistique et culturelle.
Au vu des textes officiels, la pratique poétique prend donc sa place peu à peu. Comment continuer à dynamiser la pratique ?
Place à l’émotion, vive la subjectivité
J’ai souvent remarqué que les élèves attendent ou cherchent toujours la bonne réponse, persuadés qu’il y en a toujours qu’une seule. Lorsque j’ai recueilli leurs perceptions initiales sur la poésie, il a fallu un temps d’explication assez long pour faire comprendre que personne ne pouvait se tromper puisque il s’agissait d’une question subjective : qu’est-ce que la poésie pour moi. J’ai senti une légère déstabilisation face à une question aussi ouverte. Devant toutes les compétences et les connaissances à acquérir, la subjectivité des élèves n’est peut-être pas assez sollicitée. Or chaque élève arrive face à un texte avec son bagage culturel et émotionnel : c’est à travers ce prisme qu’il va lire et comprendre et il me semble important de valoriser cet apport personnel. Surtout, il y a là une des clefs pour tenter de renouveler et redynamiser l’approche de la poésie à l’école.
Ce lecteur influencé et pétri par son expérience se retrouve sous le nom de « sujet-lecteur ». Il s’agit de s’éloigner, dans un premier temps, des questions objectives de compréhension qui façonnent l’explication de texte traditionnel pour laisser davantage place au ressenti. Aux habituelles questions « qui sont les personnages », « que font-ils » etc. se substituent des questions qui sollicitent la subjectivité, le ressenti, l’émotion de chacun : « certains personnages vous ont-ils touchés, aimez-vous le thème de l’histoire… ». Eduscol a élaboré un document13 qui recense plusieurs questions en ce sens. Ce document a été fait pour le cycle 4 et concerne davantage des textes narratifs, mais on peut tout à fait l’adapter pour les trois premiers cycles et la poésie. Le rapport conclue : « Les échanges qui ont lieu ensuite pour confronter les réponses à ces questions mettent en évidence le caractère subjectif de chaque lecture ». Pourquoi ne pas le faire après la lecture d’un poème ? Chaque lecteur comble les manques et les interstices de l’histoire ou du poème qu’il est en train de lire avec sa matière intime, et lors d’un échange collectif chacun pourra apporter sa contribution et sa richesse. Le lecteur réalise ainsi une lecture impliquée de l’œuvre et la fait vivre. Eduscol propose une autre ressource pour travailler cette notion, il s’agit du « carnet de lecteur »14, qui sollicite tout à fait le point de vue de l’élève. Adaptée au cycle 3, cette fiche apporte des propositions concrètes pour s’émanciper d’une lecture distanciée et chirurgicale comme l’explication de texte traditionnelle. Sont présents dans ce document plusieurs exemples à mettre en place en classe: « copier des passages, des phrases ou des mots qui plaisent ou déplaisent, copier les sentiments relatifs à un personnage, un événement, indiquer ce qu’évoque tel ou tel passage, réécrire des passages… » .
On a vu que la poésie est un genre très ouvert qui laisse beaucoup d’espace au lecteur. Aussi mettre en avant cette lecture impliquée semble être une piste cohérente pour renouveler l’apprentissage de la poésie. Par exemple le poème d’André Rochedy « Il avait si peur de la nuit » ne laissera pas la même impression selon l’âge et les sensibilités du lecteur : Il avait si peur de la nuit qu’il courut s’abriter dans le verger et la nuit le suivait. Il sauta le ruisseau, traversa la forêt et la nuit le touchait. {…}.
Alors il ferma les yeux à demi et la nuit fut en lui.
Certains y verront la simple peur du noir quand d’autres y décèleront le thème de la mort. Ainsi la classe n’est plus appréhendée comme un tout uniforme, mais comme un groupe constitué d’individualités qu’il faut mettre en valeur. Martine Boncourt résume ainsi : « Prendre en compte la dimension affective de l’élève, son imaginaire, son rapport à l’autre, au groupe, à soi, c’est entrer dans sa singularité. {…}. C’est rompre avec un enseignement unique, une démarche unidirectionnelle qui s’adresse à tous, sans respect des différences »15.
Ressentir pour comprendre, comprendre pour ressentir
Comme nous venons de le dire, mettre en avant le sujet-lecteur va de pair avec la mise en valeur des émotions, des perceptions, des sensations. Nathalie Brillant Rannou, que nous avons mentionné plus haut, est à l’origine d’un colloque sur la poésie qui « analyse les phénomènes de réception de la poésie, les protocoles et les conditions créatives qui en construisent l’accès aujourd’hui »16. Elle « plaide pour un enseignement qui ferait de la 132).
sensorialité, de l’émotion et du plaisir de lire un des leviers majeurs de la compréhension »17. En s’inspirant des propos de l’anthropologue Ameisen, Nathalie Brillant Rannou part du postulat que « l’émotion artistique est au cœur de ce qui nous fait humain ». Elle souligne les liens puissants « entre compréhension (cognition) et émotion », et reprend les termes d’Ameisen : « ressentir pour mieux comprendre et mieux comprendre pour ressentir ». Ainsi, sans émotion, la rencontre avec poésie semble difficile.
Enseigner la poésie comme une discipline artistique ?
Laisser plus de place à l’émotion, c’est aussi laisser plus de place à la créativité. Nous avons vu que les programmes développent de plus en plus de pratiques encourageant cela, bien que la poésie reste encore trop ancrée dans un carcan. Pourtant, n’aurait-t-elle pas tout autant de liens avec les disciplines artistiques qui mettent la créativité au centre, qu’avec l’étude de la langue ? Dès lors, pourquoi ne pas enseigner la poésie comme une discipline artistique à part entière ? Les activités proposées par Bernard Friot dans son « Agenda du (presque) poète »18 vont dans ce sens. L’auteur propose chaque jour de l’année une activité d’écriture poétique stimulant la créativité. Par exemple, la proposition du 1er février indique: « Poème moche : Fais une liste de mots que tu trouves laids, agaçants, mal sonnants… Ecris un texte en utilisant le maximum de ces mots. N’oublie pas : ton poème doit être moche ! ». Ou encore cette suggestion du 2 juin : « Fais parler une miette de pain, une bouteille vide, un lacet, une pomme de terre ».
Ce type d’atelier d’écriture nécessite une mécanique qui consiste à guider l’élève pour mieux l’emmener vers une pratique créative. D’une part il est nécessaire de donner un cadre commun. Il ne s’agit pas de donner de consignes trop restrictives, mais de faire une proposition. Il s’agit de trouver un équilibre entre une demande bornée et rassurante, et un espace de liberté suffisant. Cela permet d’observer des divergences dans les réponses, caractéristiques d’une discipline qui met la création au centre. Dans ce cadre commun se trouvent également les contraintes liées au matériel, aux outils utilisés (utilisation du dictionnaire, d’un livre, etc.), à la durée de la séance… D’autre part, il est important de ne pas entrer dans l’activité de façon théorique mais au contraire, de mettre rapidement les élèves dans une réelle situation de pratique afin qu’ils expérimentent le moyen de créer et découvrir ce qu’il est possible de faire. C’est en étant devant une feuille blanche, un pinceau ou une brosse à la main qu’un élève aura l’idée d’utiliser l’outil de façon non conventionnelle. De même, c’est par un jeu d’écriture poétique qu’un élève utilisera, peut-être, les mots de façon nouvelle. Il est également important de se poser la question de l’imagination. A partir de quoi les élèves nourrissent et enrichissent-ils leur imagination ? Quels sont leurs modèles, leurs représentations mentales ? C’est là qu’il est important de donner aux élèves une impulsion grâce à une discussion en classe, une affiche, un tableau, la lecture d’un poème.
Enfin, une activité artistique et créative ne signifie pas être expert dans le domaine. Ayant une classe de CE2, j’ai remarqué que les élèves de huit ou neuf ans ne se posent pas vraiment la question de savoir s’ils sont capables de dessiner correctement pour réaliser un dessin. Le « savoir-dessiner » n’est pas encore assez conscient pour les intimider. Il n’est donc pas question de demander aux élèves d’être artiste poète pour faire de la poésie. Ce qui compte avant tout est le processus de création, apprendre à regarder, à observer, à essayer et manipuler.
Etre créatif à l’oral
L’apprentissage de la poésie ne signifie pas seulement lecture et écriture de poèmes, mais aussi mise en voix et réception de celui-ci. Renouveler la pratique de la poésie signifie donc également réfléchir à une nouvelle approche de ces deux dernières composantes. Nous l’évoquions dans la partie consacrée à la place de la poésie dans les programmes : la mise en voix passe encore trop par l’exercice classique de la récitation. Pourtant elle est essentielle quant à l’émotion qu’elle suscite chez l’auditeur. Lors d’une journée d’observation dans la classe de ma maître – formatrice, j’ai assisté à la récitation d’une poésie par cinq élèves de CE2. Après le passage de l’un d’entre eux, j’entends une élève dire : « C’est encore plus beau lorsque c’est dit ». Effectivement, la mise en bouche apporte beaucoup, et c’est parfois seulement à cette étape que le poème se révèle. Le filtre de celui qui récite, dit ou déclame emprunte le poème de sa sensibilité, de sa subjectivité. Comme si le sujet – lecteur devenait « sujet – diseur ». Là aussi de nouvelles approches peuvent être imaginées en s’inspirant des pratiques créatives propres aux disciplines artistiques. Il est nécessaire de se poser les questions : pourquoi et comment dire un poème ? Qui va m’entendre ? En effet, est-il moins légitime de chuchoter un poème que de le clamer haut et fort ? L’important est que l’élève se sente concerné, qu’il puisse faire une récitation impliquée tout comme il fait une lecture impliquée. Le « ton approprié » mentionné dans les programmes prend alors son sens puisque ce qui est approprié peut être entendu comme ce qui reflète la sensibilité et l’émotion du sujet qui parle.
Entrer dans la poésie en manipulant les mots
Après avoir mis en place les premières bases – posture d’écoute et annonce de la tâche finale – nous avons commencé notre (re)découverte de la poésie. Comme je le disais en première partie, il m’a paru essentiel de ne travailler que sur des poèmes authentiques. Ainsi, entre autres, nous avons entendu Jean Cocteau, Eugène Guillevic, André Chedid, Guillaume Apollinaire, André Rochedy, Boris Vian.
Le premier objectif était que les élèves prennent conscience que la poésie peut être un jeu qui offre une grande liberté quant à l’utilisation des mots. On peut jouer avec le sens des mots comme avec leur sonorité, la façon de les agencer, où tout en même temps. Jouer avec les mots est une façon de se les approprier. La difficulté de cet objectif étant que cette liberté ne s’approprie pas n’importe comment : les enfants ne sont pas poètes par essence, contrairement à certaines idées reçues, il faut éviter des consignes trop larges qui auraient pu bloquer la créativité au lieu de la stimuler. En effet, quoi de plus effrayant que d’être devant une immense feuille avec pour seule consigne : « peindre » ? Il en va de même avec la poésie, il n’était pas question que je dise aux élèves « écrivez un poème », sans les guider davantage. C’est donc en reprenant la mécanique des disciplines artistiques mentionnée plus haut, sur le processus de création, que j’ai proposé des activités qui me semblaient appropriées : des jeux d’écriture.
des jeux d’écriture
Les jeux d’écriture permettent de travailler différents aspects de la poésie avant de se lancer dans l’écriture même d’un poème. J’ai choisi de me concentrer sur quelques notions qui me paraissaient être les plus pertinentes au vu des représentations initiales des élèves.
D’une part éloigner l’idée que la poésie n’utilise que des « beaux » mots bien agencés entre eux. Pour cela une séance a été consacrée à l’invention de mots, notamment par le biais des mots-valises – concept qui consiste à prendre le début et la fin de deux mots pour n’en former plus qu’un seul – à partir d’un poème de Boris Vian cité précédemment : « Si les poètes étaient moins bêtes ». Après lecture du poème et donné quelques exemples, les élèves ont écrit leurs propres mots-valises et leur définition. Parmi les productions : « Chicanomètre : chronomètre traditionnel de Chicago », ou « Piscinonyme : piscine remplie de synonyme ». Certains élèves ont eu du mal à tronquer les mots, et se contentaient de mettre bout à bout deux mots entiers. Mais la plupart ont tout de même entr’aperçu l’idée qu’un poème pouvait s’écrire avec des mots inventés, et qu’il y avait là matière à s’amuser.
D’autre part, aborder la relation étroite entre le son et le sens et se rendre compte que cela peut provoquer de l’effet. Cette notion a été approchée en jouant sur les assonances et les allitérations. Après avoir écouté un poème d’André Chédid, « Les bécasses », une lettre avait été tirée au sort et nous avions listé au tableau tous les mots commençant par cette lettre en les triant selon leur classe grammaticale. Les élèves devaient ensuite faire des tautogrammes : des phrases dont tous les mots commencent par la même lettre, et qui aient un sens. Cette dernière indication est importante car comme nous l’avons dit plus haut, la poésie n’existe pas si elle n’a pas de sens. Voici un résultat très parlant : « Les tortues trottent toutes trois sur le trottoir ». N’entendez-vous pas le claquement des pas sur le pavé ?
Enfin, découvrir les différentes dispositions typographiques possibles et s’émanciper du traditionnel sonnet. Pour ce faire, nous avons travaillé sur le calligramme. En distribuant à chacun une feuille avec différents calligrammes, je me suis rendu compte que la plupart des élèves semblaient voir ce type de poème pour la première fois. J’ai donc laissé un temps de découverte pour qu’ils comprennent le principe : écrire un poème sur un objet en agençant les mots selon la forme de cet objet. Là encore, j’ai essayé de donner un cadre qui soit assez claire pour permettre la création : cet atelier ayant eu lieu pendant Noël, j’ai proposé de prendre des objets en lien avec cette période : sapin, boule de neige… L’objectif n’étant pas tant de créer un poème que de découvrir de nouvelles formes de poèmes. Les élèves qui le souhaitaient pouvaient se contenter de décrire l’objet. Quelques productions de ces calligrammes de Noël sont en annexes20.
Le premier poème
Il était important que les premières séances s’étendent dans le temps, et continuent d’être ponctuées de moments d’écoute : ainsi la poésie entrait peu à peu dans le quotidien de notre classe, elle faisait partie de nos habitudes, et qui sait, peut-être était-elle parfois attendue.
Les jeux d’écriture ont donc fait l’objet de séances assez courtes mais récurrentes, avant de se ponctuer par un atelier du type « écrire à la manière de ». Cette dernière séance permettait aux élèves de reprendre à leur guise, et s’ils le souhaitaient, toutes les notions abordées auparavant. Là encore, il n’était pas question de les laisser seuls face à leur cahier. Le poème « Recette » d’Eugène Guillevic nous a servi de point de départ. Avant tout, et pour un meilleur ressenti, j’ai demandé aux élèves de fermer les yeux et de visualiser au fur et à mesure le paysage décrit par le poème :
Prenez un toit de vieilles tuiles.
Un peu avant midi.
Placez tout à côté.
Un tilleul déjà grand.
Remué par le vent.
Mettez au-dessus d’eux.
Un ciel bleu, lavé.
Par des nuages blancs. {…}.
Au fur et à mesure du poème, les élèves se faisaient leurs représentations mentales du paysage. Nous avons mis en valeur la composition du poème, avec les trois injonctions : « prenez, placez, mettez ». Puis, à l’aide d’une carte postale ou d’une image de paysage que chacun avait apportée, les élèves ont tenté d’écrire leur propre recette en reprenant la structure de Guillevic. Travailler à partir d’un paysage existant permettait de se concentrer sur le réel, le sensible, le concret. En ce sens, aller à l’encontre de la principale idée reçue : la poésie n’est que rêve.
Avoir une structure a permis à tous les élèves de la classe de produire un écrit : aucun d’entre eux n’a laissé page blanche. Même si certains n’ont écrit que quelques mots, d’autres avec plus de facilité se sont vite émancipés de la structure modèle, ont utilisé des mots valises, d’autres encore des allitérations. Pour donner plus de sens à cet exercice, et pour souligner le fait que la poésie est accessible, chacun a recopié son poème dans son cahier de poésie et l’a illustré,21 à l’égal des autres auteurs.
Entrer dans la poésie avec la mise en voix
Après avoir pensé la poésie par des jeux sur la manipulation des mots, nous avons abordé la question de l’oralité, autre composante essentielle. Comme nous l’avons défini dans la première partie, la poésie porte une attention toute particulière aux émotions puisqu’elle peut en être le reflet. Lors de la classique récitation, les élèves semblaient davantage concentrés sur l’exercice de mémoire que sur l’émotion portée à leurs propos. Or, l’objectif de l’émission de radio a porté à vif la question de la récitation : comment dire sa poésie ? Avec quelle émotion ? Quel rythme ? Doit-on forcément parler fort ?
Travailler l’articulation
Pour préparer cette émission que nous allions enregistrer à Radio Clype22, nous nous sommes attachés à deux points particuliers : d’une part, comment introduire de l’émotion au moment de dire le poème, et d’autre part s’entraîner à parler à l’oral à travers différents exercices de prononciation et de diction. Le but ici n’était pas de savoir par cœur, mais bien de travailler « les compétences nécessaires à la diction du poème »23. Le problème du par cœur était ainsi évacué pour laisser purement place à un travail sur la voix. D’autant plus que les élèves auraient le jour de l’enregistrement leur poème sous les yeux.
Afin de rendre ludique l’exercice sur la diction, je me suis appuyée sur différents jeux de virelangues. Après avoir prononcé une phrase composée majoritairement d’assonances et d’allitérations, les élèves devaient tenter de la répéter sans fourcher la langue. Nous avons travaillé par exemple cette phrase : « En Sicile Cécile a les cils plus lisses que les lys d’Alice ». Inconsciemment, plus les élèves répétaient la phrase, plus ils parlaient fort et accéléraient le rythme. Mais chacun a compris vite et facilement qu’il était essentiel de bien articuler pour ne pas se tromper. L’objectif était de leur montrer qu’une fois cette compétence atteinte, il était possible de s’amuser : en modulant sa voix, sa vitesse de diction, en parlant seul ou à plusieurs, en adoptant un registre émotionnel particulier.
Toutes ces possibilités étant accentuées si l’on faisait usage de certains outils, comme un micro, ce qui était le cas pour la radio. Pour éprouver cela et se préparer au mieux à notre tâche finale, je les ai enregistrés en classe afin qu’ils puissent s’écouter et se rendre compte au mieux de l’effet produit. Ils pouvaient ainsi se corriger en conséquence. Ainsi ils ont remarqué qu’il était possible de murmurer ou chuchoter son poème : alors que les élèves au fond de la classe n’avaient pas bien entendu au moment de la prise de son, l’écoute de l’enregistrement a révélé que le poème était tout à fait audible et compréhensible car articulé correctement.
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Table des matières
1. Etats des lieux: la poésie à l’école
A Définition et perceptions initiales
1.Définition
2.Perceptions initiales des élèves
3.La poésie et l’école
3.1 Pratiques habituelles
3.2 Evolution dans les programmes
B Une autre façon d’enseigner la poésie
1. Place à l’émotion, vive la subjectivité
1.1 Le sujet-lecteur
1.2 Ressentir pour comprendre, comprendre pour ressentir
2. Enseigner la poésie comme une discipline artistique
2.1 Etre créatif à l’écrit
2.2 Etre créatif à l’oral
2. Proposition de séquence
A Construction de la séquence
1. Conditions nécessaires
1.1 Point de départ
1.2 Pré-requis: instaurer un climat de classe propice à la poésie
2. Définition des objectifs principaux
B Présentation de la séquence et notions abordées
1. Entrer dans la poésie en manipulant les mots
1.1 Un cadre commun
1.2 Des jeux d’écriture
1.3 Le premier poème
2. Entrer dans la poésie avec la mise en voix
2.1 Travailler l’articulation
2.2 Travailler les émotions
3. Etats des lieux finaux
A Analyse de la séquence
1. Acquis et perceptions finales des élèves
2. Critiques et améliorations possibles
2. La question de l’évaluation
B Apport des disciplines artistiques
1. Un apport au-delà d’une méthode
2. Continuités possibles
Conclusion
Bibliographie
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