Lorsque je passais le concours du Capes externe, je venais dโachever une seconde annรฉe dโexpรฉrience en tant que professeur contractuel de philosophie. Ayant essentiellement enseignรฉ ร des terminales gรฉnรฉrales, pour cette annรฉe de stage je me fixais lโobjectif de rรฉflรฉchir ร de nouveaux dispositifs didactiques pour enseigner la philosophie aux sรฉries technologiques. Sโil convient de prendre garde ร toute observation trop gรฉnรฉrale ou caricaturale, nous nous risquons toutefois ร admettre que le public des sรฉries technologiques prรฉsente des complexes vis-ร vis de cet outil et de ce matรฉriau de la philosophie quโest le langage. Leurs difficultรฉs se manifestent autant dans lโ ยซ expression รฉcrite ยป que dans la lecture des textes qui les fait sโexclamer : ยซ je nโai RIEN compris ยป. Elle apparaรฎt aussi dans la ยซ comprรฉhension orale ยป, par lโexpรฉrimentation dโune distance entre leur langage usuel et celui de leur professeur. Ce dernier peut lui-mรชme avoir oubliรฉ quโil fut un temps oรน quand on lui parlait dโ ยซ essence ยป il pensait au carburant. Lโune des difficultรฉs les plus importantes mais qui fait รฉgalement lโexigence de la philosophie, demeure dans la capacitรฉ ร mener une rรฉflexion abstraite ร partir de ce signe terne quโest le ยซ mot ยป et que nous nommons ยซ concept ยป. Si Platon รฉcrivait en grandes lettres ร lโentrรฉe de son acadรฉmie : ยซ Nul nโentre ici sโil nโest gรฉomรจtre ยป, les รฉlรจves qui entrent dans nos classes ont pour la plupart un esprit intuitif qui navigue dans un univers empirique et affectif fait dโimages, dโรฉmotions et dโexemples. Cโest un mal ordinaire que dans leur bouche ou ร la pointe de leur stylo lโexemple devient une preuve suffisante. Lโeffort dโabstraction ou de conceptualisation que requiert le raisonnement philosophique leur paraรฎt difficile, ou du moins si รฉtrange quโil leur parait inutile. Des mots au tableau ou dans le cahier ne reprรฉsentent rien : ยซ ce ne sont que des mots ยป, peut-on les entendre dire. Le professeur de philosophie pense dans un univers langagier. Le monde cognitif de lโรฉlรจve de terminale se nourrit encore beaucoup dโaffects. Aussi, une part importante et stimulante de lโenseignement de la philosophie consiste ร rendre concret ce qui par nature est abstrait. Lโimage apparaรฎt comme un moyen de rรฉaliser ce passage.
Pourquoi lโ ยซ image fixe ยป ?
Pour en donner une premiรจre approche gรฉnรฉrale, lโimage dรฉsigne une ยซreprรฉsentation visuelle dโun objet rรฉel ยป, ร la maniรจre dโun dessin ou dโun tableau qui ยซ imite ยป une chose prรฉsente. Dans notre cas, lโimage consiste plutรดt ร donner une reprรฉsentation concrรจte et sensible dโune idรฉe gรฉnรฉrale et abstraite, ร rendre intuitif le discursif. A la diffรฉrence du signe linguistique (le mot) dont le signifiant est arbitraire et nโentretien aucune relation de ressemblance avec la rรฉalitรฉ dรฉsignรฉe (le signifiรฉ), le symbole iconographique a pour vertu dโoffrir une relation de ressemblance, dโimitation ou dโanalogie entre le signifiant et le signifiรฉ. Autrement dit, lโimage peut montrer en mรชme temps quโelle signifie. Elle peut ainsi permettre de trouver un juste milieu entre le monde conceptuel du philosophe et lโimaginaire de lโรฉlรจve. Dans le cadre de lโenseignement, nous pouvons distinguer trois types dโimages : 1/ le rรฉcit imagรฉ comme lโallรฉgorie, le conte ou le mythe ; 2/ la reprรฉsentation audiovisuelle telle que la projection dโun film ou dโun documentaire ; 3/ la reprรฉsentation visuelle fixe telle que la photo, le dessin ou la peinture. Nous nous proposons de rรฉflรฉchir sur lโusage pรฉdagogique de cette derniรจre. Les deux premiรจres partagent ce dรฉfaut de parler ร la place de lโรฉlรจve. En plus dโรชtre chronophages, une forme de passivitรฉ sโinstalle quand on projette un film ou quโon raconte une histoire. Lโรฉlรจve sโassoit confortablement dans sa chaise et il se laisse aller ร voyager dans le rรฉcit quโon lui propose. Certes, leurs qualitรฉs et possibilitรฉs pรฉdagogiques sont nombreuses. Le support audiovisuel conquiert de plus en plus les salles de classes. Toutefois, nous avons pu personnellement รชtre confrontรฉs ร leurs limites. Aprรจs la projection dโun film, la participation est timide et superficielle. Lโรฉlรจve se contentera souvent de rรฉpรฉter ce quโil a entendu, sans รชtre capable de dรฉpasser la signification premiรจre. On a lโimpression que tout a รฉtรฉ dit dans le film. Lโexpรฉrience audiovisuelle offre une รฉvidence empirique quโil semble inutile dโextraire ou de formuler. Aussi, le professeur se trouve presque seul ร leur faire la dรฉmonstration de lโintรฉrรชt philosophique de lโextrait abordรฉ. La mรชme observation a รฉtรฉ faite relativement ร lโusage du rรฉcit imagรฉ. Lors de lโouverture de notre chapitre sur la Nature et la Technique, nous leur avons proposรฉ le mythe de Promรฉthรฉe dans le Protagoras de Platon. De nouveau, lโobjectif รฉtait de partir dโune illustration pour aborder tout un ensemble dโidรฉes abstraites. Si le mythe a suscitรฉ de lโintรฉrรชt, leur participation et leur usage du mythe ont manifestรฉ ce dรฉfaut de rester collรฉ ร la surface de lโhistoire sans รชtre capable dโen tirer des idรฉes, desย arguments ou des problรจmes gรฉnรฉraux. Aussi, malgrรฉ un effort dโexplication de la diffรฉrence entre mythos et logos, quelques รฉlรจves sont allรฉs jusquโร prรฉsenter le mythe comme un fait historique. Par exemple, sur le sujet ยซ lโHomme est-il violent par nature ? ยป, un รฉlรจve a proposรฉ lโargument suivant pour dรฉfendre une rรฉponse nรฉgative : ยซ dans le mythe il nโest pas รฉcrit quโEpimรฉthรฉe a donnรฉ la violence aux hommes, donc lโHomme nโest pas violent par nature ยป.
La reprรฉsentation visuelle fixe a pour avantage de ne rien dire : elle ne parle pas, mais montre seulement. Si le film projette lโimage dans les yeux fascinรฉs de lโรฉlรจve, lโimage contraint ce dernier ร y projeter son regard pour la mettre en lumiรจre et en dรฉceler un sens. Si les deux premiรจres formes de reprรฉsentation imagรฉe permettent lโinterprรฉtation, la seconde force ร interprรฉter par son silence. Une image seule est dรฉjร une premiรจre forme dโabstraction car elle รฉchappe au flux du rรฉel qui peut emporter lโesprit.
Rappelons que de nos jours lโรฉlรจve est immergรฉ dans un monde dโimages qui inonde son rapport au rรฉel. Tรฉlรฉvision, cinรฉma, plateformes de vidรฉo ร la demande, rรฉseaux sociaux, jeux-vidรฉo, โฆ communiquent une multiplicitรฉ dโinformations visuelles qui dรฉfinissent son apprรฉhension du monde et occupent son attention au dรฉtriment de la lecture. Cette forte sollicitation audiovisuelle emporte lโรฉlรจve sans lui laisser le temps de digรฉrer lโinformation reรงue. Lโusage scolaire de lโimage, notamment sous sa forme fixe, permet justement de faire un ยซ arrรชt sur image ยป pour lโanalyser ou la critiquer, pour en tirer un sens qui dรฉpasse la spontanรฉitรฉ dโune impression ou lโรฉvidence dโune perception. Sโil faut apprendre ร penser par soi-mรชme, il faut aussi apprendre ร penser une image ou du moins ร ne pas laisser une image penser pour nous.
Dans cette rรฉflexion relative ร lโusage de lโimage fixe dans lโenseignement de la philosophie, nous nous proposons de diviser notre rรฉflexion en deux temps. Tout dโabord, nous ferons une exรฉgรจse de la mรฉfiance que peut avoir la philosophie envers lโimage et les reproches majeurs qui lui sont adressรฉs. Ensuite, face ร ces objections, nous tenterons de dรฉfendre les vertus didactiques de lโimage fixe en philosophie et les conditions dโun bon usage de celles-ci. Notre rรฉflexion sโaccompagnera dโexemples dโutilisation de lโimage en cours, lesquels pourront รชtre dรฉveloppรฉs en annexe.
La critique philosophique de lโimage
Il nโest pas dans lโhabitude du philosophe de recourir ร lโimage. Les รฉtudes de philosophie se caractรฉrisent par lโรฉcriture et par la lecture dโouvrages au langage soutenu, conceptuel et rarement accompagnรฉ dโimages. Cโest une matiรจre littรฉraire, dont lโenseignement repose traditionnellement sur des ยซ textes ยป ou sur le ยซ dialogue ยป (du grec dia-logos, ยซ au travers du langage / de la raison ยป). A premiรจre vue, lโimage semble incompatible voire opposรฉe ร la philosophie. Elle reprรฉsente la spontanรฉitรฉ contre la rรฉflexion ; lโapparence et les illusions perceptives contre le raisonnement ; la doxa (opinion) contre le savoir ; le divertissement contre lโinstruction.
De Platon ร nos jours, nous pouvons trouver une certaine mรฉfiance, voire un mรฉpris, du philosophe pour lโimage. Le fondateur de lโacadรฉmie รฉcrivait au IVรจme siรจcle av. JC. : ยซ quโil est ancien le conflit entre la philosophie et lโart de la poรฉsie (imitative) ยป. Franรงois Dagognet fait toujours le mรชme constat en 1999 : ยซ nous ne voyons pas son rรดle (ร lโimage) dans certaines disciplines (les lettres en gรฉnรฉral, voire la philosophie โ les philosophes, en gรฉnรฉral, ayant dรฉclarรฉ la guerre ร lโimage) ยป . Comment expliquer cette guerre du philosophe contre lโimage et sa rรฉticence ร lโutiliser dans lโenseignement ? Nous avons retenu trois critiques philosophiques majeures ร lโรฉgard de lโimage :
Lโimage dรฉgrade la connaissance et รฉloigne de la vรฉritรฉ
Par dรฉfinition lโ ยซ image ยป est un objet fabriquรฉ dans lโintention dโ ยซ imiter ยป ou de ยซreprรฉsenter ยป une chose rรฉelle. Ainsi, au mieux, lโimage parvient ร redoubler ou ร recopier plus ou moins fidรจlement le rรฉel. Au pire, elle nโoffre quโune version dรฉgradรฉe ou dรฉformรฉe de celui-ci. Toute image, en tant quโelle re-prรฉsente ce qui se prรฉsente dans la rรฉalitรฉ, est nรฉcessairement moins rรฉelle ou moins conforme ร la rรฉalitรฉ. Aussi, si le concept ou le texte permettent dโatteindre avec plus de justesse un savoir philosophique, pourquoi lui prรฉfรฉrerions-nous lโimage qui lui est infรฉrieure en vรฉritรฉ et en prรฉcision ?
Nous connaissons le combat de Platon contre lโimage. Aussi bien dans le diagramme de la ligne que dans lโallรฉgorie de la caverne , Platon insiste sur lโinfรฉrioritรฉ ontologique de lโimage qui constitue le plus bas degrรฉ de connaissance et de vรฉritรฉ.ย Par essence, dans sa fonction de ยซ reprรฉsentation ยป (eikasia) ou dโยซimitation ยป (mimรฉtikฤ), lโimage nโoffre quโune apparence (phainomena) visuelle de ce qui existe (onta). Platon la compare rรฉguliรจrement ร une ยซ ombre ยป ou ร un ยซ reflet ยป . Toutes deux sont des illusions (phantasma) qui imitent lโapparence des choses, mais qui les travestissent et ne sโidentifient pas ร celles-ci. Cโest ainsi quโune chose inoffensive peut projeter une ombre menaรงante et, quโร en croire le mythe, Narcisse se noya en tentant de sauver son reflet dans lโeau.
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Table des matiรจres
Introduction
a) Projet initial
b) Une premiรจre tentative encourageante
c) Pourquoi lโ ยซ image fixe ยป ?
I โ La critique philosophique de lโimage
1. Lโimage dรฉgrade la connaissance et รฉloigne de la vรฉritรฉ
2. Lโimage constitue un obstacle รฉpistรฉmologique
3. Lโimage est un divertissement
Synthรจse
II โ Les vertus de lโimage
1. Lโimage opรจre un lien affectif
2. Lโimage offre un matรฉriau sensible qui nourrit la pensรฉe et accompagne lโeffort dโabstraction
3. Lโimage nโimite pas le rรฉel, mais le dรฉvoile
4. Lโimage comme support ร une critique de la doxa et des expรฉriences premiรจres
Conclusion
Bibliographie
Annexes