Enseignements sur le rôle des outils d’évaluation environnementale dans la transition soutenable des entreprises

Critique de la vision rationnelle de la décision et émergence des approches par les instruments de gestion

Selon Lorino, deux paradigmes de l’organisation et de la décision se sont historiquement opposé : l’organisation comme processeur d’information, et l’organisation comme système d’action collective (Lorino, 2018). Le premier – paradigme dominant – est basé sur le concept de décision rationnelle. Il s’agit d’une vision cartésienne de l’organisation qui « sépare radicalement le corps et l’esprit, l’action (du corps) et la pensée (de l’esprit), l’idée vraie (de l’esprit) et les circonstances contingentes (qui s’imposent aux corps et aux sens) » (Ibid). Dans ce paradigme, l’action est donc le produit d’un traitement logique de l’information, l’exécution d’une pensée rationnelle qui la précède. C’est ce qui est notamment suggéré dans la pensée de Taylor à travers les principes de l’organisation scientifique du travail. Même à la suite des travaux de Herbert Simon sur la rationalité limitée, les instruments technologiques tels que les algorithmes sont vus comme des moyens de dépasser les limites cognitives de l’être humain.
De ce point de vue, il est nécessaire de modéliser de manière assez fidèle l’action complexe afin de la contrôler et d’aboutir à des actions efficaces. Ces modèles, ou outils de gestion, sont censés refléter une vérité scientifique universelle et de ce fait, être complètement neutres. En effet, selon cette vision rationnelle, les instruments de gestion seraient de fidèles auxiliaires au service d’un pouvoir, d’une volonté.
Or, la prolifération d’instruments de gestion et d’instruments technologiques dans les organisations qui s’est intensifiée à partir des années 60 – mais qui remonte au XIXe siècle − a été accompagnée par toutes sortes d’effets inattendus, remettant en question le paradigme de la rationalité instrumentale (Aggeri & Labatut, 2010; Chandler, 1997; Grimand, 2016). Des instruments censés optimiser la performance (parfois produits et poussés par des acteurs externes tels que des cabinets de conseil) sont détournés, des outils efficaces en théorie ne permettent pas d’atteindre l’optimalité recherchée ; en somme un décalage est observé entre intention (conception) et action (usage). Ceci soulève des questionnements sur le devenir de ces outils dans les organisations et leur appropriation par les acteurs sur le terrain. De ce fait, les sciences de gestion, centrées à l’origine sur une vision « représentationniste » des outils de gestion (en ligne avec la vision de l’organisation comme processeur d’information), évoluent depuis quelques années vers une vision plus pragmatique (Vaujany,2006). Cette rupture paradigmatique a donné lieu à différents courants de recherche en sciences de gestion qui considèrent l’instrumentation mise en place pour conduire l’action organisée comme un point d’entrée pertinent dans l’étude de cette dernière (Aggeri & Labatut, 2010).

Rôles et modes d’existence des outils de gestion dans les organisations

Comme mentionné précédemment, les outils de gestion ont d’abord été envisagés comme un moyen de dépasser les limites cognitives de l’être humain. Bien que cette vision ait fait l’objet de nombreuses critiques et de difficultés pratiques − concernant l’insertion des outils dans les organisations notamment −, l’outillage gestionnaire continue son ascension dans les organisations modernes. Cela étant dit, du fait de la diversification des usages des outils de gestion dans les organisations, leur signification et la manière dont ils sont analysés ont évolué (Moisdon, 1997).
En effet, du point de vue du cadre d’étude initial de la rationalité instrumentale, les outils de gestion servent de prescripteurs dont le but est de normer les comportements afin d’augmenter la rationalité de l’organisation, et jouent ainsi un rôle de conformation (David, 1998). Les premières études sur les outils de gestion visaient à analyser la stabilité des comportements organisationnels, en expliquant leur résistance au changement notamment (Aggeri & Labatut, 2010). Mais les instruments de gestion ont de plus en plus joué un rôle de repérage, d’incitation, d’apprentissage et d’exploration du réel, contribuant ainsi à l’investigation du fonctionnement organisationnel. En effet, la confrontation entre l’outil et l’organisation permet de mettre en évidence des lois qui régissent cette dernière, dans la mesure où « on ne peut réellement reconstituer le champ de forces en cause qu’en essayant de le modifier » (Moisdon, 1997).
Par la suite, les transformations vécues par les organisations (notamment en lien avec le développement des NTIC ) ont induit l’émergence d’outils de gestion dont la visée est d’accompagner le changement. En effet, ces derniers servent notamment de supports de dialogue, permettent de confronter différents schémas d’interprétation. En outre, face aux évolutions des besoins en matière d’innovation et de renouvellement dans les organisations, les outils de gestion ont de plus en plus contribué à la création des savoirs et leur propagation, et ont donc de plus en plus joué un rôle d’exploration du nouveau .

La performation par les outils de gestion

Du point de vue du cadre théorique de la performativité, les outils de gestion incorporent une philosophie managériale et sont associés à des projets stratégiques dont ils constituent des instruments médiateurs. Ils participent ainsi à des processus de performation managériaux (Aggeri, 2017b). Les outils de gestion sont de plus à l’origine conçus dans le but de transformer une réalité et de provoquer une action.
Cela dit, comme nous l’avons vu, la littérature sur les outils de gestion met en évidence le caractère souvent inattendu des actions induites par ces derniers et le fait qu’ils renferment une certaine vision du monde . Or, il n’y a performativité que lorsque la réalité est modifiée dans le sens de l’énoncé initial. Ainsi, il paraît intéressant d’analyser la performativité des outils de gestion en étudiant dans quelle mesure la réalité est transformée conformément au modèle que renferme l’outil en question. Si, comme mentionné précédemment, nous distinguons entre les concepts de performativité et performation, alors il serait plus pertinent de parler de processus de performation par les outils de gestion, étant donné que leur capacité à changer la réalité qu’ils désignent dépend moins de leurs caractéristiques propres que des dispositifs de gestion plus larges dans lesquels ils s’inscrivent. En effet, Callon souligne que les processus de performation se fondent sur le déploiement d’agencements sociotechniques qui incorporent des «équipements». Transposé dans l’entreprise, on pourrait dire que les processus de performation se fondent, en particulier, sur des outils de gestion qui sont insérés dans des dispositifs de gestion plus larges. À cet égard, la perspective de la performation diffère de celle de l’appropriation des outils de gestion par le fait que l’accent est moins mis sur l’usage effectif des outils que sur l’ampleur des transformations effectives des pratiques et des comportements qui sont induits par la mobilisation de ces instrumentations. Afin de mettre en perspective la littérature classique sur l’analyse de la performativité – principalement orientée vers l’étude des actes oraux − avec les approches par les outils de gestion dans l’étude des organisations, Aggeri propose d’élargir le cadre des processus de performation afin d’y inclure l’analyse d’actes de calcul et d’écriture instrumentés (Aggeri,2017b).
En effet, les situations de gestion mobilisent le plus souvent une variété d’instruments médiateurs (P. Miller & O’Leary, 2007). Que ce soit des feuilles de route, des supports de présentation, ou des indicateurs de performance, les outils sont les supports d’actes de langage, d’actes de calcul et d’actes d’écriture (Aggeri, 2017). Par conséquent, l’étude de ces actes élémentaires − dans une situation de gestion donnée − permet de mettre en évidence comment une stratégie de gestion peut réussir ou échouer. Ceci présuppose un lien non automatique entre l’intervention managériale (un discours ou une intention stratégique par exemple) et sa performation. Dans l’œuvre d’Austin, les conditions de la performativité ne sont pas à construire, mais sont plutôt considérées comme données. Or, c’est précisément la production des conditions de réussite des processus de performation par des instruments de gestion dans les organisations qui intéresse les sciences de gestion.
Selon Aggeri, il est possible de mettre en lumière la production de ces « conditions de félicité » en mettant en évidence la combinaison des actes de langage, d’écriture et de calcul dans des situations de gestion (Aggeri, 2017b). Ceci passe par une analyse précise et située des pratiques, afin de mettre en lumière la manière dont les acteurs mobilisent des ressources pour faire réussir ou échouer les processus de performation en question (Ibid). En outre, le potentiel performatif des instruments de gestion dépendrait de la manière dont ils s’insèrent et sont agencés au sein de dispositifs de gestion qui cristallisent l’intention stratégique des managers.

Définition et typologie des outils d’évaluation de l’empreinte environnementale

L’évaluation environnementale d’un système consiste en l’évaluation de ce dernier au regard de ses conséquences sur l’environnement. Comme mentionné précédemment, l’intérêt pour l’évaluation environnementale se développe dans les années 1970. Celle-ci a depuis été considérée comme un enjeu central à l’action environnementale. En effet, la mesure est vue comme un moyen de rationaliser cette dernière, de mettre en évidence les axes de réduction de l’empreinte environnementale ainsi que les marges d’amélioration : « Measurement per se makes visible what has previously been invisible and enables us to capture the otherwise hidden attributes of an object. As humans, measurement is one of the ways we make sense of the world around through a variety of measurement systems such as minutes, hours and seconds for time; kilometres, metres and centimetres for distance. In business, one of the major measurement systems is quantification through accounting numbers. » (Jones, 2010). C’est également une façon de communiquer sur l’action environnementale de manière plus objective avec différentes parties prenantes. En somme, les outils d’évaluation environnementale sont souvent qualifiés d’outils d’aide à la décision : « the major goal of environmental impact assessment is to encourage decision-makers to take into account significant environmental impacts of proposals during decision-making. » (Devuyst, 2000).
En outre, les outils d’évaluation de la durabilité en général et d’évaluation environnementale en particulier se présentent sous plusieurs formes. Ness et al. proposent un cadre de classification des outils d’évaluation de la durabilité (sustainability assessment) selon les critères suivants (Ness et al., 2007):
L’orientation temporelle : selon que l’outil soit à visée rétrospective, c’est-à-dire basé sur des données passées, ou à visée prospective, dans le but d’établir des prévisions. Certains outils peuvent être mobilisés pour ces deux usages.
Le périmètre : le système étudié et l’échelle d’analyse adoptée, par exemple à l’échelle d’un pays ou d’un produit.
L’intégration nature-société : c’est-à-dire dans quelle mesure l’outil fusionne les aspects environnementaux, sociaux et/ou économiques.
Ainsi, les auteurs proposent un inventaire d’outils d’évaluation de la durabilité qui s’articule autour de trois axes : les indices/indicateurs : par exemple l’Empreinte Écologique ou le HDI. Ces derniers peuvent être intégrés ou non intégrés les évaluations orientées produits : par exemple l’Analyse du Cycle de vie ou le Coût du Cycle de Vie, et les évaluations intégrées : par exemple les analyses coût-bénéfice (Ness et al., 2007). Ils soulignent également la possibilité de coupler ces différents outils avec des méthodes d’évaluation monétaire des externalités . Ceci permet par exemple d’obtenir un Coût du Cycle de Vie à partir d’une Analyse du Cycle de Vie. Par conséquent, les résultats des évaluations peuvent se présenter dans différentes unités de mesure (par exemple physicochimiques ou monétaires) ou sans unités.

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Table des matières

Partie I : Introduction générale 
L’enjeu de l’évaluation environnementale dans le projet de transition soutenable 
1. Entreprises et développement durable : la managérialisation de l’environnement
2. Évaluer pour transformer ? le mythe de la rationalité instrumentale
3. Des micro-pratiques médiatisées par les outils de gestion aux transitions soutenables à l’échelle de l’entreprise
4. Projet de thèse et problématique de recherche
5. Plan du document
Partie II : Cadrage théorique et méthodologique
Chapitre I : Performation par les outils d’évaluation environnementale en vue d’une transition soutenable dans l’entreprise, chaînons manquants dans la littérature 
1. Les outils de gestion : un invariant de l’action organisée
2. La place des outils de gestion dans les processus de performation
3. Une théorie de l’action environnementale basée sur l’évaluation
4. Les transitions soutenables des systèmes sociotechniques au cœur des transition studies
5. Conclusion sur la revue de littérature et proposition d’un cadre d’analyse
Chapitre II : Recherche-intervention au sein d’un grand constructeur automobile, enjeux et méthodes
1. Présentation du terrain et son intérêt au regard des questions de recherche formulées
2. La recherche compréhensive en sciences de gestion
3. Un parcours de recherche basé sur le modèle de la recherche ingénierique
Partie III : Résultats empiriques
Chapitre III : Déterminants de l’usage de la matière dans les véhicules
1. L’usage de la matière, un enjeu central, mais peu visible de la transition soutenable
2. Une problématique majoritairement analysée sous l’angle technico-économique
3. Méthodologie du chapitre
4. Analyse des processus de décisions liés aux matériaux et à leur empreinte environnementale
5. Des enjeux technico-économiques, sociotechniques et organisationnels
6. Conclusion du chapitre
Chapitre IV : Conception d’un outil d’ACV simplifiée pour les choix de conception des ingénieurs
1. Introduction : l’Analyse du Cycle de Vie, un outil scientifique mondialement reconnu
2. Définition et caractéristiques de l’Analyse du Cycle de Vie
3. L’ACV dans la littérature : orientation des efforts de recherche et points aveugles
4. Développement d’une méthodologie d’ACV simplifiée pour les choix technologiques chez Renault
5. Discussion et conclusion sur l’ACV et l’ACV simplifiée
Chapitre V : Enquête auprès d’entreprises du secteur privé sur les outils d’évaluation monétaire des impacts environnementaux
1. La promesse de l’accélération de l’action environnementale grâce au langage monétaire
2. Méthodologie de l’enquête
3. Panorama des outils d’évaluation monétaire des externalités environnementales et leurs usages par les entreprises
4. Discussion et conclusion sur la monétarisation des externalités par les entreprises
Chapitre VI : Conception d’un prix interne du carbone dans une entreprise : étonnements et enseignements
1. Le pricing interne du carbone, une pratique protéiforme très promue, mais peu analysée
2. Construction d’un prix interne du carbone pour les décisions d’approvisionnement de Renault
3. Discussion et conclusion sur la tarification interne du carbone
Partie IV : Discussion et conclusion 
Enseignements sur le rôle des outils d’évaluation environnementale dans la transition soutenable des entreprises
1. Synthèse des résultats
2. Retour sur les contributions théoriques et pratiques
3. Limites méthodologiques et théoriques
4. Perspectives de recherche
5. Conclusion générale
Références bibliographiques

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