Le Liban, terrain fertile aux questionnements sociolinguistiques
Nous ne choisissons pas vraiment nos langues. La première que nous acquérons, notre langue « maternelle » ou « première » nous est transmise par nos parents. Le contexte sociolinguistique nous oriente ensuite, selon les situations, les projets de vie, la profession et les mobilités, vers une langue de voisinage, ou vers une langue véhiculaire régionale, ou encore vers une langue de pouvoir, la langue de l’État par exemple, ou enfin vers une langue internationale. En effet, qui sommesnous quand on choisit de parler ou d’apprendre telle ou telle langue dans telle ou telle situation ? Notre identité change-t-elle quand on change de langue ? Et quand il est question des langues au Liban, de leur apprentissage et de leur pratique, sur quels critères les Libanais se fondent-ils pour parler « libanais » dans la rue, pour apprendre le français à l’école, pour se servir de l’anglais au travail et pour revendiquer l’arabe comme langue d’appartenance identitaire et nationale ?
Représentations et apprentissages des langues au Liban
Le Liban est marqué par son hétérogénéité sociolinguistique et socioculturelle : enseignes, presses, médias, publicité, littérature s’expriment en quatre langues principales : l’arabe, le français, l’anglais et l’arménien, alors que l’arabe dialectal (le libanais) est la langue principalement parlée dans la rue. Le français et l’anglais demeurent les deux principales langues étrangères relativement pratiquées dans le pays. Ce qui caractérise leur situation est le fait que toutes les deux puissent occuper les mêmes fonctions, que toutes les deux soient utilisées comme langues supports dans l’enseignement, langues de communication scientifique et économique.
Les Libanais ont toujours été des commerçants. Le Liban est une société de consommation par excellence. Ces mots empruntés à Zahida Darwiche-Jabbour illustrent bien le caractère à la fois composite et cosmopolite de ce pays : « il me suffit de me réveiller le matin, de regarder l’heure à mon réveil chinois, de prendre une cigarette française, de l’allumer avec un briquet américain, un nescafé suisse mélangé à un peu de lait que je veux bien croire provenant d’une vache libanaise… Et j’en passe. Je n’ai pas quitté ma chambre que j’ai déjà fait le tour d’horizon du globe. » En effet, dans un tel contexte, la connaissance des langues étrangères notamment du français et de l’anglais est une pratique courante, et loin de provoquer régulièrement chez les locuteurs des tensions identitaires, la concurrence entre ces deux langues est surtout vécue en termes de distribution fonctionnelle. Cette répartition des usages respectifs des langues en présence entraîne une hiérarchisation aux yeux des usagers, et réciproquement. Ces langues devraient répondre dans un premier lieu à leurs besoins professionnels, c’est-à-dire à ce que leur impose la loi du marché et, dans un second lieu, leur assurer une promotion sociale puisque le fait de parler une langue autre que l’arabe est vécu au Liban comme un avantage inestimable pour celui qui apprend cette autre langue.
De par sa configuration socioculturelle et sa situation géographique, le Liban « […] paraît spécialement concerné par la rencontre des multiples courants qui s’entremêlent sur son sol, imprimant chacun une direction à son devenir. » En effet, sur une surface plus petite que celle d’un département français, coexistent depuis plusieurs siècles des cultures d’expressions différentes. La société libanaise se présente comme une mosaïque où s’abritent dix-sept confessions religieuses reconnues par la Constitution. En quelque sorte, l’individu n’a d’identité qu’en fonction de sa famille et de sa communauté mais, un Libanais reste toujours perçu selon sa confession. L’usage et l’apprentissage des langues sont également restés jusqu’à une époque récente, directement liés à ce phénomène : le confessionnalisme social. Le français était plutôt pratiqué par les chrétiens (maronites) et l’anglais par les musulmans notamment sunnites.
Depuis plus d’un siècle, au Liban, l’éducation des enfants est source de tensions portant sur le choix de la langue la plus appropriée à leur développement socioculturel et à leur avenir professionnel. Les thèmes de conflit sont représentés dans le choix de la première langue étrangère à apprendre à l’école. Quelles langues choisir pour ses enfants afin qu’ils puissent s’insérer dans le tissu social et ainsi trouver leur place dans le monde du travail ? Dans quelle(s) langue(s) faut-il qu’ils grandissent ? Celle des parents ou une autre ? Celle dite « langue de culture » ou bien celle dite « langue des affaires » ?
Enjeux identitaires de l’apprentissage des langues au Liban
En parlant des langues, Philippe Blanchet explique : « toute langue a deux fonctions essentielles, une fonction communicative qui contribue à relier les personnes et les communautés, une fonction existentielle qui contribue à les différencier. Et ces fonctions sont toutes deux indissociables. Dès que l’on communique dans une langue, on ne communique pas dans une autre, et donc on se différencie de ceux qui ne la comprennent pas en même temps qu’on crée une connivence avec ceux qui la comprennent ! Une langue constitue de la sorte l’un des éléments majeurs d’une identité culturelle spécifique […]. » En effet, la langue qui marque la volonté d’appartenance, devient signe, traçant la frontière du groupe impliqué dans une société. En choisissant telle ou telle forme, telle ou telle variante, le locuteur indique là où il se situe, derrière quelle frontière identitaire et symbolique, il s’identifie.
Les enjeux identitaires et les valeurs symboliques sont donc très présents dans la problématique de l’enseignement/apprentissage des langues, et l’idée selon laquelle la cohésion d’une société est liée à une langue unique reste très répandue. En Europe, la formule : « Une langue, Un peuple, Une nation », remonte au XIXe siècle. Elle a contribué, à la fois, à la délimitation de territoires nationaux et au déclenchement des conflits pour la défense ou l’appropriation des territoires, aidant ainsi à la création d’une « conscience nationale ». L’idée est que l’on puisse se connaître comme appartenant à une collectivité unique, grâce à l’appropriation d’une langue commune, langue censée être la même pour tous et dont l’homogénéité serait le garant d’une identité collective. Cette idée a été défendue avec plus ou moins de vigueur par les nations, selon qu’elles ont réussi à intégrer et homogénéiser avec plus ou moins de succès les différences et les spécificités linguistiques locales et régionales (comme en France), ou qu’elles se sont heurtées à une résistance, créant une situation linguistique fragmentée (comme en Espagne).
Cette symbolisation de l’identité d’une communauté à travers sa langue repose sur plusieurs raisonnements : les membres d’une communauté linguistique sont garants de l’héritage qu’ils reçoivent du passé. La langue est nécessaire à l’élaboration d’une identité collective parce qu’elle garantit la cohésion sociale d’une communauté. Elle est le lieu par excellence de l’intégration sociale où se forge la symbolique identitaire. Il est également clair que la langue nous rend comptables du passé. Elle crée une solidarité avec celui-ci, fait que notre identité est pétrie d’histoire. Mais, il n’empêche que le rapport de la langue à l’identité est complexe, car il ne s’agit pas seulement de la langue mais aussi de son usage. Les rapports entre groupes parlant une langue commune génèrent toujours des phénomènes identitaires reposant sur la conscience d’appartenir à une même communauté linguistique. Ces identités portées par la langue sont directement liées aux faits politiques et sociaux. Il suffit pour l’illustrer de songer à la situation du Liban, où la volonté d’être différents, (chrétiens ou musulmans par exemple), poussait/pousse les locuteurs de chacune de ces deux communautés à pratiquer le français ou l’anglais. Chaque communauté cherche à sauvegarder son identité religieuse et culturelle et à dispenser un enseignement perpétuant cette identité. Le besoin de distinction identitaire pousse ainsi à imposer un choix de la langue à apprendre/à pratiquer.
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Table des matières
REMERCIEMENTS
INTRODUCTION GÉNÉRALE
PRÉLIMINAIRE
INTRODUCTION
PARTIE I DIDACTIQUE CONTEXTUALISÉE DU FRANÇAIS AU LIBAN ?
CHAPITRE I : S’INTERROGER SUR L’ENSEIGNEMENT–APPRENTISSAGE DES
LANGUES AU LIBAN
CHAPITRE II : ENQUÊTES, CORPUS ET MÉTHODE
CHAPITRE III : CONTEXTE(S), PRATIQUES DIDACTIQUES ET REPRÉSENTATIONS
CHAPITRE IV : TEL CONTEXTE, TELS APPRENANTS, TELLES PRATIQUES
DISCUSSION I : REPENSER LE CONTEXTE, ENSEIGNER AUTREMENT
PARTIE II ENSEIGNEMENT – APPRENTISSAGE FRANCOPHONE DU FRANÇAIS AU LIBAN?
CHAPITRE V : REPRÉSENTATIONS ET STATUTS DE LA « CULTURE » EN
DIDACTIQUE DU FLE
CHAPITRE VI : CONCEPTION DE LA « CULTURE » DANS LES MANUELS DE
FRANÇAIS AU LIBAN
CHAPITRE VII : DIALECTIQUE ENTRE CONTEXTUALISATION / NATIONALISATION
DES MANUELS ET DES PROGRAMMES DE FRANÇAIS AU LIBAN
DISCUSSION II : CONTEXTUALISATION ET FRANCOPHONIE
PERSPECTIVES CONCLUSIVES
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ANNEXES
TABLE DES GRAPHIQUES
TABLE DES ILLUSTRATIONS
TABLE DES TABLEAUX
TABLE DES ANNEXES
TABLE DES MATIÈRES
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