ENJEUX ET LIMITES DE LA RADIO FILMÉE
L’apparition de la caméra et, plus généralement, de dispositifs permettant des prises de vues, dans les studios des radios généralistes en France est antérieure au XXIe siècle. Dès les années 1980 des partenariats entre stations de radio et chaînes de télévision voient le jour au sein du paysage audiovisuel français. Ainsi l’émission « Les Roucasseries » d’après le nom de l’humoriste Jean Roucasse est diffusée sur les antennes d’Europe 1 ainsi que sur TF1. De même l’émission de radio culte de RTL « Les Grosses Tête » est diffusée pour la première fois à la télévision en 1985 sur Antenne 2, elle est ensuite adaptée au format télévision pour TF1 entre 1992 et 1997.
Néanmoins c’est bien au cours de la décennie 2010 que la question de filmer la radio devient un enjeu primordial pour les principales stations de radio. Europe 1 se présente en pionnière en la matière en proposant la majeure partie de sa grille de programme en format vidéo depuis 2012, avec un nouveau slogan publicitaire à la clé : « Avec Europe 1, vous allez voir ce que vous allez entendre ! ». La concurrence ne se fait pas attendre, RTL filme ses studios près de douze heures par jour dès 2013, tandis que France Inter – qui capturait certaines chroniques, notamment humoristiques, tel que les billets d’humeur de Stéphane Guillon, dès 2008 – propose à partir de septembre 2014 l’intégralité de sa matinale en images . Depuis filmer la radio semble être devenu un usage généralisé et intégré par l’ensemble des professionnels du secteur, comme l’affirme Frédéric Wittner, rédacteur en chef bi média à France Info : « Une radio nationale sans offre visuelle est désormais un non-sens. Nous ne faisons que nous adapter aux usages : les gens délaissent le transistor pour des appareils à écran. La demande de vidéos est donc une réalité. » .
Pourtant, traditionnellement, la radio, en tant que média, est associé à l’ouïe, elle est bien souvent représentée dans la culture populaire par le transistor permettant de capter les fréquences hertziennes, ou encore par le micro servant à enregistrer le son. Dès lors, l’association entre la adio et la caméra peut paraître singulière, si ce n’est antinomique, la définition même de l’outil renvoie au cinéma et à la télévision , des médias auxquels la radio a pu être comparée, si ce n’est opposée, mais qu’il a toujours été question de séparer. Parce que le terme radio filmée constitue avant tout un oxymore, il est nécessaire dans un premier temps de comprendre les motivations à l’origine de cette pratique, avant d’étudier les enjeux du débat qu’elle a pu susciter.
Adapter la radio aux pratiques des auditeurs
Pour comprendre et expliquer les raisons qui ont conduit à filmer la radio, afin de mieux appréhender les éventuelles évolutions relevant de la nature même du média radiophonique, il est nécessaire d’étudier le contexte dans lequel cette pratique s’est généralisée.
La radio à l’ère d’Internet : l’écran comme interface entre le média et l’auditeur
Dire que l’avènement d’internet a profondément bouleversé le monde de la radiophonie est un lieu commun qu’il convient de déconstruire afin de mieux cerner en quoi cela a créé un contexte favorable au développement de la pratique consistant à capturer en vidéo des programmes radiophoniques et à les publier.
La numérisation des médias radiophoniques a conduit les professionnels de la radio a prendre en compte le fait que l’écoute de la radio ne s’effectuait plus uniquement au moyen d’un transistor, mais en ligne, par l’intermédiaire d’un écran. Si l’équipement le plus utilisé pour se connecter à internet en France est le smartphone, devant l’ordinateur, et la tablette, tous ces outils ont en commun l’écran, interface entre l’utilisateur et le web. L’enjeu pour la radio, à l’origine média exclusivement sonore, est donc d’exister visuellement sur ces écrans. Comme il a été évoqué précédemment, Frédéric Wittner explique que les stations de radio généralistes n’ont fait que « s’adapter aux usages » et aux « appareils à écran » en décidant de produire des contenus vidéo. Une étude réalisée par Cisco en juin 2017 confirme son propos en soulignant l’importance du format vidéo sur la toile. Il y est notamment affirmé que le trafic vidéo représente aujourd’hui 75% des échanges de données, et en représentera près de 84% en 2020 . Ainsi la radio se doit d’exister sur le web car les usages des auditeurs évoluent, une étude Médiamétrie révèle en 2017 que 12,2% des français âgés de plus de 12 ans, soit 6,6 millions d’auditeurs, écoutent la radio via un support digital , support doté d’un écran, qu’il s’agit d’exploiter pleinement en proposant des contenus vidéo, par exemple. C’est ce que semble confirmer Laurence Bloch, directrice de France Inter, au cours de notre entretien : « l’idée c’était : il y a un iphone, sur un iphone il y a un écran, si vous n’êtes pas sur l’écran vous n’existerez pas ! » .
La radio à l’ère des réseaux sociaux : un contexte favorable aux contenus vidéo
En parallèle de l’apparition de l’écran comme nouveau support de réception de leurs programmes, les média radiophoniques se confrontent au Web 2.0 caractérisé par l’avènement des réseaux sociaux qui bouleversent profondément les modes d’accès à l’information. Rémy Rieffel, dans son ouvrage Révolution numérique, révolution culturelle ?, relève ce rôle primordial joué par les réseaux sociaux, et particulièrement Facebook, dans la redéfinition de la manière de s’informer :
« Facebook s’est peu à peu imposé, en particulier chez les jeunes, comme l’un des modes d’accès privilégiés aux sites d’information en ligne. Une partie non négligeable des internautes découvrent les nouvelles sur le Web, non pas en allant directement sur la page d’accueil d’un journal en ligne ou bien en se servant d’un portail ou d’un agrégateur, mais en discutant avec des amis sur le Web social. Cet accès indirect à l’information pousse les médias en ligne à attirer et conserver par tous les moyens leurs groupes de “fans” afin de maintenir ou d’accroître leur audience » .
Or ces réseaux sociaux, avec en premier lieu Youtube et Facebook, qui sont les deux sites les plus visités en France après Google selon le classement établi par Alexa, accordent une importance toute particulière au format vidéo. Si concernant Youtube cette affirmation relève de l’évidence, elle ne l’est pas moins s’agissant de Facebook. En effet, dès 2014 le réseau social annonçait le lancement d’une stratégie « vidéo first », destinée à favoriser la publication de contenus vidéo. La plateforme introduisait notamment une fonctionnalité permettant aux vidéos de se déclencher automatiquement dans le fil d’actualité et de poursuivre leur lecture en « capsule » à mesure que l’utilisateur continue de faire défiler les contenus proposés par l’algorithme de la plateforme. Il est à préciser que seule l’image est automatiquement lue, le son de la vidéo est quant à lui désactivé par défaut. Il n’existe aucun équivalent permettant une lecture automatique des contenus audio. D’ailleurs il n’existe sur la plateforme aucun lecteur de contenu uniquement audio, un encadré avec image (figée ou animée) étant par défaut associé au son, au même titre que sur Youtube. Sur ces réseaux sociaux un contenu uniquement audio est de fait considéré comme une vidéo dépourvue d’image, comme pour souligner un manque, une absence. La primauté de l’image sur le son accordée aux contenus vidéo sur cette plateforme se trouve renforcée par la possibilité d’effectuer un sous-titrage automatique des contenus vidéo de manière à ce que le son ne soit plus nécessaire à la compréhension du message véhiculé. Toujours dans cette stratégie de valorisation des contenus vidéo sur sa plateforme, Facebook donne aux utilisateurs, à partir de 2016, la possibilité de diffuser et de regarder des vidéos en direct avec les Facebook Live . C’est cet environnement favorable à l’image animée, cet internet de la vidéo, qui conforte les radios dans leur production des contenus visuels. En s’adaptant aux modes d’accès à l’information de ses auditeurs, la radio est contrainte de s’adapter aux réseaux sociaux, à leurs codes de communication, eux-mêmes déterminés par des interfaces résultant de décisions stratégiques sélective qui, dans le cas de la radio notamment, peuvent aller à l’encontre de la nature même du média. Si Frédéric Wittner et Laurence Bloch insistent sur la nécessité pour les radios d’être présents en format vidéo et sur les appareils à écrans, ils gardent à l’esprit que les réseaux sociaux y jouent un rôle primordial.
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Table des matières
Introduction
PARTIE I. ENJEUX ET LIMITES DE LA RADIO FILMÉE
Chapitre I – Adapter la radio aux pratiques des auditeurs
Chapitre II – La radio filmée, un dénaturement du média ?
PARTIE II. DÉPASSER LA RADIO FILMÉE : VERS UNE CONVERGENCE DES MÉDIAS ?
Chapitre I – RMC de la radio télévisée ?
Chapitre II : France Info, plus qu’une station de radio, un « média global »
Chapitre III : France Inter : conserver une identité de média radiophonique
Conclusion