LโAfrique est une terre de contrastes, quโils soient spatiaux, sociaux, ou รฉconomiques. Cโest une terre dโinjustice et dโabondance, de vides et de pleins, oรน la rรฉalitรฉ et le domaine des possibles oscillent et se recomposent sans cesse. Lโagriculture y a une place particuliรจrement importante. Dans les deux pays oรน nous avons menรฉ notre recherche, le Ghana et le Burkina Faso, elle reprรฉsente une part substantielle du produit intรฉrieur brut (PIB), atteignant respectivement 21 % et 33 % en 2015 (World Bank 2017). Et la population active agricole reste trรจs importante puisquโelle reprรฉsentait en 2006 57 % des actifs ghanรฉens et 78 % des actifs burkinabรจ.
Si lโemploi et lโรฉconomie du Burkina Faso et du Ghana reposent de fait largement sur lโagriculture, les dรฉfis de la sรฉcuritรฉ alimentaire sont loin dโรชtre atteints. Au Burkina Faso, par exemple, la proportion de malnutris sโรฉlรจve ร 20 % de la population totale (Silva, Cousin, et Nwanze 2015). Et ces dรฉfis sont difficiles ร atteindre du fait, entre autres causes, dโun systรจme de transports des produits vivriers peu performant (B. Y. Kouassi, Sirpe, et Goguรฉ 2005). De nombreuses entraves administratives, licites ou illicites, ralentissent les circuits commerciaux de ces produits et freinent lโexploitation de fortes complรฉmentaritรฉs รฉconomiques et รฉcologiques entre les deux pays. Les รฉchanges commerciaux entre le Burkina Faso et le Ghana sont dโailleurs fortement asymรฉtriques. Depuis le Ghana et ses ports, ce sont principalement des biens manufacturรฉs ร haute valeur ajoutรฉe (dont de nombreuses importations) qui sont transportรฉes vers le Burkina Faso, pays sahรฉlien et enclavรฉ. En sens inverse les marchandises acheminรฉes sont essentiellement des produits agricoles et des matiรจres premiรจres, hors produits pรฉtroliers. De fait, le corridor Ouagadougou โ Accra, tout comme les grands corridors de transport ouest-africains, constitue un enjeu รฉconomique et de sรฉcuritรฉ alimentaire. Il connecte les marchรฉs entre eux en sโappuyant sur de larges rรฉseaux commerciaux, et il rรฉรฉquilibre les excรฉdents et les dรฉficits de produits alimentaires entre les territoires. Par le biais de ces corridors, le dรฉveloppement du commerce et lโarticulation des รฉchelles auxquelles sโรฉchangent les diffรฉrents types de produits favorise le marchรฉ intรฉrieur. Cโest dโailleurs la raison pour laquelle ces corridors font lโobjet de dรฉmarches entre les communautรฉs รฉconomiques rรฉgionales, les รtats et le secteur privรฉ pour amรฉliorer les rรฉseaux routiers et faciliter lโintรฉgration rรฉgionale. Cependant, la libre circulation peine ร se mettre en place et les entraves sont multiples. De fait, la Banque mondiale estime que la performance logistique de lโAfrique subsaharienne reste la plus faible en comparaison des autres grandes rรฉgions du monde.
Toutefois, si le corridor Ouagadougou โ Accra nโest pas exploitรฉ ร la hauteur de son potentiel, de nombreux flux de natures et dโรฉchelles diffรฉrentes sโy croisent. Aussi avons-nous choisi de traiter lโarticulation de ces รฉchanges et des rรฉseaux marchands ร diffรฉrentes รฉchelles spatiales. La complรฉmentaritรฉ de ces รฉchelles et lโinterconnexion des lieux dans les รฉchanges nous incite ร aborder lโorganisation de ces circuits particuliรจrement complexes par une approche gรฉographique. Dรฉcrire le fonctionnement de ces circuits vivriers entre les bassins de production et de consommation nous permet de caractรฉriser et de localiser des mรฉcanismes dรฉterminants pour le dรฉveloppement du commerce vivrier, lโintรฉgration rรฉgionale et la sรฉcuritรฉ alimentaire. En permettant lโรฉchange de produits alimentaires, le fonctionnement des circuits vivriers influe sur les pรฉnuries comme sur lโengorgement des marchรฉs alimentaires. Mais ces circuits sont eux-mรชmes fortement impactรฉs par des politiques publiques parfois contradictoires, entre restrictions dโexportation ร des fins de souverainetรฉ nationale et libreรฉchange promu ร lโรฉchelle des communautรฉs รฉconomiques rรฉgionales. En rรฉalitรฉ, la diversitรฉ des configurations gรฉographiques et des pratiques transactionnelles entre les acteurs concernรฉs contribue ร tisser un rรฉseau de circulations vivriรจres parfois en dรฉcalage avec les besoins des populations et les orientations des politiques publiques. Ce nโest pas seulement parce que les denrรฉes manquent que les crises alimentaires surviennent.
Enjeux des corridors de transport ouest-africainsย
Le terme de corridor que nous allons utiliser tout au long de la thรจse est largement polysรฉmique et nรฉcessite dโรชtre prรฉcisรฉ. Son usage est dโabord militaire et lโรฉtymologie renvoie au ยซ corridore ยป italien qui dรฉcrit un ยซ passage couvert รฉtabli derriรจre les murailles d’un ouvrage de fortification ยป (Cotgrave, Howell, et Sherwood 1659; Rey 2016). Les biologistes sโapproprient ensuite le terme dรจs les annรฉes 1980, le dรฉfinissant comme un รฉlรฉment linรฉaire connectant des habitats fragmentรฉs (Baudry et Merriam 1988; Clergeau et Dรฉsirรฉ 1999) : on parle alors de corridor biologique. Son rรดle est considรฉrรฉ comme essentiel et structurant pour la biodiversitรฉ car il assure la connectivitรฉ et la stabilitรฉ des habitats en favorisant la circulation des espรจces (Ramade 1993). Chez les gรฉographes francophones, le corridor est considรฉrรฉ comme un axe, une galerie, un lieu de passage (Brunet, Ferras, et Thรฉry 2009); ou un linรฉaire de circulation, de liaison ou de dรฉsenclavement (Bavoux et Chapelon 2014). Ils introduisent alors le terme de ยซ corridor de dรฉveloppement ยป : un ยซ alignement dโentreprises le long dโun grand axe de communication ยป. Quoiquโil en soit, la notion de corridor est liรฉe ร celle dโaxe que Brunet et al. (2009) considรจrent comme structurant et transformateur de lโespace qui lโenvironne. Bavoux et Chapelon (2014) ajoutent que lโaxe est un principe spatial qui organise lโespace alentour en bandes ยซ concentriques ยป parallรจles, ou en appendices pรฉnรฉtrants perpendiculaires, et ils introduisent la notion de gradient dโintensitรฉ dans la structuration de lโespace.
Chez les anglophones, la distinction entre le corridor et lโaxe de communication nโexiste pas. Le corridor des anglophones recouvre les fonctions de circulation et de liaison du corridor et les fonctions structurantes et organisationnelles de lโaxe (Hesse et Rodrigue 2004; H.-P. Brunner 2013). Le corridor de transport lui-mรชme est considรฉrรฉ ร la fois comme un rรฉseau dโinfrastructures de transport, un espace de circulation facilitรฉe pour les biens et les personnes, et un environnement incitatif ร lโinvestissement et ร lโentreprise ร travers lโouverture de lโรฉconomie. Il structure lโespace et facilite les circulations et activitรฉs รฉconomiques diverses parce quโil garantit un niveau dโaccessibilitรฉ ร lโespace quโil traverse et ร ses pรฉriphรฉries proches.
Quelle que soit la dรฉfinition utilisรฉe par les gรฉographes, la notion dโaccessibilitรฉ est fortement liรฉe au corridor. Lโaccessibilitรฉ est dรฉfinie par Lรฉvy et Lussault (2013) comme lโensemble des possibilitรฉs effectives pour relier des lieux par un dรฉplacement. Le dรฉplacement ne dรฉpend pas uniquement des dรฉcisions de ce qui est mobile ou qui dรฉcide de la mobilitรฉ, mais aussi des autres composantes du systรจme de dรฉplacements quโil utilise. Brunet et al. (2009) la conรงoivent pour leur part comme la capacitรฉ dโun lieu ร รชtre atteint par un dรฉplacement. Ainsi la thรฉorie des graphes (Tinkler 1977; Mathis 2003) permet de connaฤฑtre depuis un sommet donnรฉ du rรฉseau quels autres sommets sont accessibles et quel est le plus court chemin pour sโy rendre. Lโaccessibilitรฉ peut alors รชtre reprรฉsentรฉe par une carte de potentiels qui lie le rรฉel (le rรฉseau de transport) et tous les dรฉplacements possibles, et elle se mesure en coรปt, en distance ou en temps.
Toutefois, lโaccessibilitรฉ alimentaire est une notion diffรฉrente, qui renvoie ร la fois ร lโaccรจs physique et ร lโaccรจs รฉconomique ร une nourriture suffisante (Silva, Cousin, et Nwanze 2015). Elle aborde les รฉchelles dโinteraction locales ou mรฉso-locales dans la mesure oรน un stock donnรฉ nโest pas disponible pour les mรฉnages de faรงon homogรจne sur un territoire. De faรงon gรฉnรฉrale, lโaccessibilitรฉ alimentaire dรฉpend de deux types de facteurs : dโune part, les revenus des mรฉnages, leurs dรฉpenses, le marchรฉ et les prix ; et dโautre part les modes de dรฉplacements des mรฉnages en fonction des distances, des temps et des coรปts.
Gรฉohistoire des corridors de transport : la rรฉsilience de rรฉseaux commerciaux anciensย
Depuis lโรฉtablissement des royaumes et empires prรฉcoloniaux et l’implantation des grandes citรฉs commerciales, jusquโau dรฉveloppement des voies de transport terrestre et au tracรฉ des frontiรจres, le commerce de la zone a รฉtรฉ influencรฉ par des structures territoriales anciennes, puis des processus de colonisation et de dรฉcolonisation parfois trรจs diffรฉrenciรฉs. Il n’est pas question ici de relater l’histoire dรฉtaillรฉe de la rรฉgion mais dโen percevoir les รฉlรฉments structurants en termes de peuplements, de rรฉseaux et dโรฉchanges commerciaux. Si lโรฉtablissement des populations ouest-africaines dans cet espace rรฉgional prรฉsente encore de vastes zones dโombre avant la colonisation, certains groupes ethniques se sont distinguรฉs par une organisation politique structurรฉe et hiรฉrarchisรฉe autour dโun pouvoir centralisรฉ fort. Cโest le cas en particulier des ethnies $NDQ et 0ROH’DJERQ qui occupent depuis des siรจcles une grande partie du Burkina Faso et du Ghana et qui sont considรฉrรฉs comme des รtats prรฉcoloniaux.
Recomposition des รtats et des rรฉseaux marchands de lโรฉpoque prรฉcoloniale ร nos joursย
Lโespace contigu constituรฉ par le Burkina Faso et le Ghana ne fait pas exception ร la mosaรฏque ethnique et linguistique ouest-africaine. Le Burkina Faso dรฉnombre plus de 80 langues africaines diffรฉrentes et le Ghana plus de 90. Une quinzaine de langues sont communes aux deux pays (Chiarcos, Nordhoff, et Hellmann 2012). Les grands groupes ethnolinguistiques se rรฉpartissent du nord au sud, suivant les domaines bioclimatiques : saharien, sahรฉlien, de transition savane โ forรชt, et forestier humide (Carte 1). Les domaines saharien et sahรฉlien rassemblent les foyers traditionnels des groupes ethniques les plus enclins au nomadisme : 3HXO, 0DXUHV et 7RXDUHJ. Ces groupes ont su, depuis des siรจcles, calquer leur mode de vie et leurs activitรฉs ร un milieu aride et hostile. Dans la zone de transition savane โ forรชt, certaines ethnies ont รฉgalement eu historiquement une mobilitรฉ supรฉrieure aux autres. Ce sont les ‘LRXOD, les +DRXVVD et les <RUXED qui, avec les 3HXO, ont dominรฉ lโorganisation du commerce de lโAfrique de lโOuest.
Dans notre zone dโรฉtude, le Burkina Faso et le Ghana, deux groupes de locuteurs principaux sont prรฉsents. Le premier est constituรฉ des locuteurs morรฉs et dagbanis, qui sont apparentรฉs lโun ร lโautre parce quโissus de lโinstallation des 0ROH’DJERQ dans la partie sud du bassin de la Volta au XIIรจme siรจcle (Lipschutz et Rasmussen 1989). Ils forment aujourdโhui respectivement les ethnies 0RVVL au Burkina Faso et ‘DJRPED au Ghana. Le second groupe est celui des $NDQ, englobant les ethnies $EURQ et $VKDQWL aprรจs leur รฉtablissement au sud du Ghana actuel entre le XIรจme et le XIIIรจme siรจcle (Rouch 1956). Ces groupes sont dominants en termes dโeffectifs dans le corridor Ouagadougou โ Accra .
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Table des matiรจres
Introduction
1 Enjeux des corridors de transport ouest-africains
1.1 Gรฉohistoire des corridors de transport : la rรฉsilience de rรฉseaux commerciaux anciens
1.1.1 Recomposition des รtats et des rรฉseaux marchands de lโรฉpoque prรฉcoloniale ร nos jours
1.1.2 Le dรฉveloppement des rรฉseaux de transport
1.1.3 Des espaces transfrontaliers ยซ effervescents ยป
1.2 Les enjeux et les politiques des corridors de transport ouest-africains sont dรฉconnectรฉs
1.2.1 Une intรฉgration institutionnelle inachevรฉe
1.2.2 Le dynamisme dโune intรฉgration par le bas
1.2.3 Enjeux de la gouvernance du transport routier
1.2.4 Ouagadougou โ Accra : un corridor outsider de lโUEMOA
1.3 Les circuits vivriers dans le corridor Ouagadougou โ Accra
1.3.1 Inclusion spatiale et croissance inclusive dans le corridor
1.3.2 Les circuits vivriers au travers des rรฉseaux routiers et des rรฉseaux dโacteurs
1.3.3 Les flux vivriers : une vision agrรฉgรฉe des รฉchanges
2 Des flux multi-รฉchelles aux circuits vivriers dans le corridor Ouagadougou โ Accra
2.1 Structures et contraintes des รฉchanges
2.1.1 Un commerce extรฉrieur dรฉsรฉquilibrรฉ
2.1.2 La structure du commerce extรฉrieur
2.1.3 Les รฉchanges entre Burkina Faso et Ghana
2.1.4 Les entraves ร la circulation dans le corridor
2.2 Trois produits caractรฉristiques des รฉchanges vivriers dans le corridor
2.2.1 Igname, maรฏs, niรฉbรฉ : pourquoi ces trois produits
2.2.2 Bassins de production
2.2.3 Bassins de consommation
3 Enquรชtes sur lโorganisation spatiale des circuits vivriers dans le corridor
3.1 Mรฉthodologie dโenquรชtes
3.1.1 Lโรฉchantillonnage des marchรฉs
3.1.2 La rรฉpartition gรฉographique des entretiens et questionnaires
3.1.3 Entretiens avec les acteurs institutionnels
3.1.4 Entretiens avec les commerรงants
3.1.5 Questionnaires avec les commerรงants
3.2 Les marchรฉs et les pratiques des commerรงants
3.2.1 Les fonctions des marchรฉs dans lโorganisation des circuits vivriers
3.2.2 Les acteurs des circuits vivriers
3.2.3 Comprendre les circuits par les pratiques des commerรงants
3.3 Cartographie et organisation spatiale des circuits vivriers enquรชtรฉs
3.3.1 Cartographie des transactions : des reprรฉsentations radiales dรฉsagrรฉgรฉes
3.3.2 Localisation et agrรฉgation des flux sur le rรฉseau routier
3.3.3 Des cartes de flux pour comprendre lโorganisation des circuits
Conclusion
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