EMMA B. VEDOVA GIOCASTA, LA GRANDE DILETTANTE

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 Une œuvre totale

La naissance de ce nouvel artiste fait entrevoir aussi une nouvelle façon de percevoir la musique. Cet éloignement avec la musique pure ne signifie pas, rupture. Cet espacement, siège de l’entre-deux, élabore plutôt une nouvelle forme de drame musical qu’Alberto Savinio théorise dans Le Drame et la musique en 1914 : La question est toute nouvelle, et j’ai la conception d’une œuvre constituée à la fois d’éléments dramatiques et musicaux, mais où ces éléments — contrairement aux méthodes usées — ne se soutiendraient par aucune dépendance mutuelle2. Pour définir cette « musique dramatique », Savinio utilise le même vocabulaire que celui employé par Guillaume Apollinaire pour défendre « l’Esprit nouveau » des peintres cubistes et la « Musique nouvelle3 » de ce jeune artiste. Cette citation souligne aussi l’originalité de mélanger la musique au drame. Un mélange qui appelle non pas à l’union, mais à une participation à parts égales, de ces deux éléments, au cœur de l’œuvre : Il s’agirait, somme toute, de faire participer dans le drame l’élément musical indépendant avec la même valeur et la même liberté que cet élément possède quand il apparaît accidentellement parmi les drames continus de la vie. En voici, du reste, des exemples typiques et grossiers : en considérant le mouvement d’une rue comme une action dramatique, on pourrait trouver un élément musical, sinon dans les cris et les voix de cette même rue, dans le son d’un piano provenant de la maison proche ; ou bien encore en voulant placer l’élément dramatique dans l’intérieur d’une chambre, on pourrait y faire participer, comme élément musical, un son de trompe montant de la rue à travers la fenêtre ouverte ; des travailleurs qui accomplissent leurs besognes manuelles en s’accompagnant par des chansons constituent, sans s’en douter, des résumés de drames en musique1.
Cette association entre drame et musique s’explique par le fait que pour l’auteur, la musique, seule, est imparfaite :
La musique est un moyen expressif incomplet ; on l’accouplera au drame, mais d’une manière accidentelle2.
Cette alliance accidentelle entre ces deux arts doit selon Alberto Savinio refléter « les drames continus de la vie 3» et la scène théâtrale, qui met en lumière Éros et Thanatos, est l’espace idéal pour cette manifestation.
Dans la scène de rue qui ouvre l’acte II des
Chants, l’alliance fortuite de la musique et du drame est perceptible : alors que « l’homme chauve » gît sur le sol, un vacarme incessant se fait entendre. Les hommes noirs grognent et « on entend sans discontinuer un roulement de tambour ». La mort est donc audible.
Quand le spectre de « l’homme-chauve » se réveille, « le roulement de tambour cesse. Silence ». L’homme chauve fend son linceul et revient dans le monde des vivants.
La voix dans un mégaphone, le chant des marins, le chant de la délivrance occupent tout l’espace. Ainsi, « la mort ne sera plus considérée comme étant inerte, car elle est un petit mystère, et que le moindre mystère exige le mouvement
prestissimo4 ».
Dans la « Scène de la Tour », scène d’intérieur, c’est la « petite mort » qui est protagoniste puisqu’elle relate l’accouplement entre l’homme-jaune et Daisyssina. À la vue de cette prostituée, ce dernier pousse un cri terrible, des cris de douleur. C’est l’amour interdit qui se joue ici et le vacarme de la rue, au-dehors, nous l’annonce : des voix s’exclament, une musique militaire bruyante monte aux fenêtres et, derrière le rideau qui
cache le lit, la mère entend cette scène atroce. Elle s’acharne alors sur sa guitare, en hurlant de rage et en jouant une musique tragique. Ces éléments musicaux indépendants accentuent la tension dramatique qui se joue sur scène et fait de la musique un élément dramaturgique incontournable.
Cet usage de la musique peut nous faire penser à un musicien du passé : Modeste Moussorgski qui, à travers l’usage de « scènes détachées
1 » et de l’action fondée sur des faits historiques, faisait du geste, de la parole et du sentiment humain, une mélodie.
Apollinaire évoque cette inspiration pour l’écriture des
Chants de la mi-mort : [M. Savinio] veut rendre [à la musique] cette chasteté de sentiment, cette poésie naturelle et ces accents héroïques et touchants que l’on trouve parfois dans les vieux mélodrames de Giuseppe Verdi — ceux-là mêmes que certains musicographes d’aujourd’hui méprisent parce qu’ils y découvrent je ne sais quelle banalité — et lui rendre cet esprit de fatalité et d’éternité qui soulève l’œuvre de Modeste Moussorgsky2.

L’inutile strage

Avec la guerre, nous l’avons déjà dit, le projet de mettre en scène les Chants de la mi-mort s’évanouit. Après le décès de Savinio, de nombreux concerts ou réenregistrements des musiques qui composent cette œuvre ont vu le jour, mais personne n’a osé mettre en scène ce texte. Il faut attendre Luca Valentino qui, en 2014, relève le défi. Ce spectacle a été créé pour le projet L’inutile Strage ? C’era una volta la Grande Guerra à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale. Le premier spectacle a lieu le 25 septembre 2014 à Alessandria3 puis à Turin le 8 octobre 2014. Luca Valentino, spécialiste d’Alberto Savinio4 et metteur en scène, crée ce spectacle pour faire connaître davantage l’artiste. Alberto Savinio n’a laissé aucune trace ou note d’intention pour une possible représentation, le metteur en scène a donc toute liberté de représentation. C’est ainsi que les costumes imaginés pour ce spectacle se rapprochent de l’imaginaire d’Alfred Jarry : les hommes-cibles rappellent en effet le père Ubu avec pour corps, une énorme cible. Cette idée est loin d’être absurde, car Savinio vouait une certaine affection pour ce théâtre, mais ce costume grossier endossé par les jeunes élèves du conservatoire d’Alessandria met à mal tout l’imaginaire savinien. La figure polyédrique est peu mise en valeur dans ce spectacle : les lumières sont fades, les personnages stéréotypés et le jeu théâtral inexistant, comme le note aussi le journaliste Francesco Roma : Il manquait cependant à tout ceci, le jeu théâtral. Chaque interprète exécute parfaitement sa tâche sans pour autant entrer en contact avec les autres éléments du spectacle, sans se laisser trop contaminer1.
La critique souligne aussi l’aspect un peu trop sérieux de cette représentation qui oublie l’humour et l’ironie savinienne :
En s’immergeant dans la toile mystérieuse des Chants, Valentino aurait pu laisser affleurer avec davantage d’audace l’humour, qui chez Savinio n’est pas une plaisanterie irrévérencieuse, mais un accès au réel et une prise de conscience du mystère. De cette manière, le jeu anarchique entre la musique, la parole et les images aurait atteint son effet espéré par Savinio, celui de déconcerter et divertir le spectateur. Il aurait aussi permis au metteur en scène de trouver peut-être la clef pour intégrer le préambule au spectacle, en le transformant en une greffe hallucinée. Cela aurait évité l’impression d’une restitution par moments sérieuse et un peu didactique, du génie savinien2.
Par conséquent, l’accueil du public est alors mitigé : Le public des grandes occasions turinoises a répondu froidement et les tièdes applaudissements s’acheminent davantage à la reconnaissance de l’abondant travail effectué et au talent des interprètes qu’au résultat final3. 

ALBERTO SAVINIO ET LE TEATRO D’ARTE

Le fascisme et le théâtre1

Le paysage culturel et politique en Italie, au début des années 20, est tempétueux.
De nombreux théâtres (comme le
Teatro d’Arte ou le Piccolo Teatro) naissent et disparaissent aussi vite. À l’exception du Teatro degli indipendenti de Bragaglia, qui, créé en janvier 1923, résiste pendant trois ans. Cette instabilité des liens culturels s’explique par le fait que le pays est en retard du point de vue des institutions culturelles. Alors qu’en Europe, et notamment en France, les théâtres jouissent d’une popularité et d’un certain rayonnement, défendus par de grandes figures d’intellectuels (Jacques Copeau, Charles Dullin, Georges Pitoëff etc.), les théâtres italiens cherchent encore leur place.
Mais cette instabilité culturelle s’explique surtout par une instabilité politique.
L’Italie d’après-guerre est en crise : des tensions entre les classes sociales agitent le pays, le sentiment d’une victoire mutilée est perceptible et l’État libéral mis en place a peu de pouvoir. C’est dans ce contexte que Benito Mussolini « marche sur Rome » le 28 octobre 1922 et devient, par la suite, Président du conseil
2.
Durant ses premières années de gouvernance, Benito Mussolini nourrit un certain intérêt pour le théâtre : en janvier
1924, Luigi Chiarelli et Umberto Fracchia envoient à la présidence du Conseil National du Théâtre une proposition de réforme pour la scène nationale : « Pour une réforme radicale du Théâtre en prose ». Ce projet prévoit de créer des théâtres d’État et de reconnaître les compagnies, tout comme le métier d’acteur ou de chef de compagnie. Le 4 juin 1924, L’Idea Nazionale publie un article intitulé « Lo Stato e il Teatro Drammatico. Il nostro Referendum » qui invite intellectuels et artistes à s’interroger sur des actions de l’État en faveur du théâtre dramatique. Le 7 juin, Luigi Pirandello3 y répond en proposant notamment la création d’un Théâtre d’État. Son Teatro d’Arte se dessine.

La salle Odescalchi : lieu d’innovation et de création

En septembre 1924, ce théâtre situé au numéro 19 de la via Santi Apostoi, à Rome est inoccupé puisque Vittorio Podrecca qui le dirige depuis 1914 quitte l’Italie pour s’installer à l’étranger. Orio Vergani obtient la location de ce théâtre par le propriétaire, Romano Fidora, et contacte le jeune architecte Virgilio Marchi2 pour rénover la salle et restructurer la scène.
Luigi Pirandello souhaite une salle fonctionnelle, accueillante et bien équipée.
Virgilio Marchi lui suggère un style noble avec des réminiscences baroques : les lustres et le bois verni des balustrades illuminent le gris et le violet des murs et des fauteuils où le spectateur pourra confortablement s’asseoir.
Les travaux qui commencent le 6 octobre 1924 doivent durer deux mois afin d’inaugurer la salle avant Noël. Mais l’ambition de créer un théâtre moderne provoque des retards : afin d’accueillir 350 spectateurs, Virgilio Marchi crée une galerie en béton armé et en gradin. La salle, elle aussi en gradin et sur trois rangées de fauteuils, a été abaissée de 2,50 m pour faciliter l’inclinaison vers la scène. Ainsi, chaque spectateur peut voir parfaitement la scène sans bouger la tête. Cette initiative permet surtout à la scène de gagner en profondeur et en hauteur puisque le plateau n’est que de 53 m
2. Ce dispositif permet aussi à la rampe d’être à un mètre de hauteur, une première en Italie, et résout les inconvénients d’avoir une avant-scène trop élevée.

Alberto Savinio au Teatro d’Arte

Peu de jours après l’inauguration de la salle Odescalchi, Luigi Pirandello lance une nouvelle initiative : chaque jeudi, le théâtre présentera des spectacles variés. Cohabitent un bref travail dramatique, un extrait musical et une lecture de vers ou de prose. La salle Odescalchi en a connu trois : le 16 avril, le 29 (qui était un mercredi), et le 14 mai 1925.
C’est lors de ces trois séances que l’on remarque la présence et la collaboration d’Alberto Savinio. À cette époque, il fait partie de la
Corporazione delle Nuove Musiche qui organise ces « jeudis » et connaît déjà Luigi Pirandello. Dans Narrate, uomini, la vostra storia, il relate, en effet, sa rencontre avec le dramaturge sicilien à l’époque où le théâtre Odescalchi était encore en travaux : Un jour, en 1924, je me trouvai au Théâtre Odescalchi qui était alors en construction à Rome. Entre un petit journaliste qui crie : « Salut Luigi ! ». Je me retourne : « Luigi » était Luigi Pirandello1.
Pendant ces trois « jeudis », Alberto Savinio déploie ses talents et s’empresse de montrer au public romain toute sa palette artistique.
Sa présence confirme le fait que Luigi Pirandello souhaite soutenir de jeunes et nouveaux artistes, comme le souligne le commentaire ironique du journaliste Marco Ramperti dans
L’Ambrosiano, le 14 avril 1926 à l’occasion d’une représentation d’un texte de Marinetti par Luigi Pirandello sur la scène de l’Odescalchi : À la première du Teatro d’Arte, les médisants habituels avaient laissé entendre que celui-ci n’aurait servi qu’à représenter les comédies de son fondateur. Il n’en était rien. On le vit rassembler autour de lui un groupe de jeunes talents — Vergani, Savinio, Stefani […]. Il s’agissait avant tout de forces nouvelles, mais intactes, et Pirandello, en assumant leur protection, n’était pas moins saint que cette sainte Ursule […] qui abrita toutes ces vierges sous son manteau2.

Le retour de Capitano Ulisse

Le 8 janvier 1938, et jusqu’au 11 janvier, le Teatro delle Arti de Anton Giulio Bragaglia à Rome accueille enfin la première représentation de Capitano Ulisse. La mise en scène est de Nando Tamberlani, la scénographie de Vinicio Paladini, les costumes de Maria Signorelli. La distribution est la suivante :
Ennio Cerlesi (Capitano Ulisse)
Giovanni Dal Cortivo (Euriloco)
Renato Ferrari (Telemaco)
Giovanni Giacchetti (Eumeo)
Adelmo Cocco (Alcinoo)
Carlo Duse (Mercurio)
Marcello Giacchetti (Margalone)
Salvo Libassi (Pàndaro e Ufficiale alla corte di Alcinoo)
Enzo Farulli (Filalète)
Enzo Donadoni (Senòdulo)
Giovanni Pezzinga (Primo Ministro alla corte di Alcinoo)
Armando Farnelli (Ministro della Marina alla corte di Alcinoo
Romolo Costa (Primo spettatore)
Cesare Fantoni (Secondo spettatore)
Tina Lattanzi (Circe, Calipso e Peneloppe)
Delizia Pezzinga (Minerva)
Bianca Bonivento (Euriclea)
Emma Baron (Mademoiselle Porcher e Prima Ancella di Circe)
Pina Borrione (Cameriera di Calipso e Seconda Ancella di Circe)
Maria Polese (Regina dei Feaci)
1
La critique n’accueille pas chaleureusement la pièce. Il est vrai que la figure de l’anti-héros Ulysse n’est guère dans l’idéologie du temps. De plus, les critiques jugent cette pièce comme dépassée, appartenant au théâtre d’avant-garde des années vingt. Le critique Osvaldo Gibertini ne mâche pas ses mots dans La Tribuna, le 11 janvier 1938 : Savinio ne s’est pas rendu compte qu’il a cédé aujourd’hui à une simple mode, dont la bizarrerie extérieure ne se trouvant pas soutenue par un fondement intime d’une authentique originalité spirituelle, était fatalement destinée à une rapide décadence, si bien que de la voir représenter aujourd’hui produit la gêne mélancolique des choses obsolètes, vieillies, décrépites, qui tentent en vain de brandir d’audaces galanteries juvéniles1. Luigi Antonella, dans « Il Giornale d’Italia », toujours le 11 janvier 1938, nuance, quant à lui, son propos : Même si le baroquisme de ces incrustations a perdu le sens de la mesure par l’excessive ostentation scénique, l’élément dérisoire, entre la revue et la farce, reste et garde sa fonction profane et polémique2.
La représentation reportée de cette pièce écrite en 1925 fait donc débat. Mais ce décalage entre l’auteur et le public n’est pas sans déplaire à l’artiste qui retrouve ici la provocation d’un Alfred Jarry ou l’anticonformisme des futuristes, comme le constate Stefano Lanuzza :
En vrai artiste d’avant-garde, il ne souhaite pas les applaudissements du public, mais la rupture, presque l’inimitié. C’est en pensant à la jarryenne « volonté d’être sifflé » que l’on peut reconnaître à la dramaturgie de Savinio, une empreinte chaudement polémique, provocatrice et anticonformiste, vive et active, dont les modèles les plus immédiats sont le théâtre du défoulement théorisé par Marinetti et la recherche surréaliste d’un langage qui ait une fonction heuristique et soit un moyen de connaissance3.
Il faut attendre le 15 mai 1938 et le commentaire de Anton Giulio Bragaglia dans Dramma pour qu’une certaine reconnaissance voie le jour :
Le Capitaine Ulysse d’Alberto Savinio a été une nouveauté à caractère expérimental et d’avant-garde (fut-ce d’une avant-garde un peu vieillie) : comédie qui a suscité de très vives discussions, mais qui à tous a semblé à la hauteur du théâtre expérimental4.

Lodovico, « l’homme-acteur »

Il suo nome est bien plus qu’une adaptation théâtrale puisque cette pièce permet à Alberto Savinio de reprendre sa réflexion sur le genre dramatique, interrompue vingt ans plus tôt avec Capitano Ulysse.
Alors qu’Ulysse, ce héros devenu capitaine, descend de scène et quitte la salle au bras d’un spectateur, Lodovico, lui, personnage au prénom à l’étymologie
ludique, entre avec fracas dans la salle de théâtre, brave l’interdiction des deux ouvreurs et monte sur scène pour reprendre le spectacle.
Lodovico pourrait être une doublure d’Ulysse. Comme lui, il n’en finit pas d’en finir ; comme lui, il souffre d’une étrange maladie. Quand l’Ouvreur I lui demande de décliner son identité, ce dernier répond :
LODOVICO : Je souffre d’une grave maladie : excès d’intelligence2
Cette réponse n’est pas sans rappeler celle donnée par Alberto Savinio dans La vérité sur le dernier voyage qui, pour évoquer Ulysse, parle d’un homme « doué d’une intelligence pure1 ». Lodovico est aussi un homme-acteur. Conceptualisé d’abord dans la postface de Capitano Ulisse et expérimenté ensuite dans Il suo nome, lhomme acteur est un homme doté d’« une biologie supérieure2 » :
Il a une perception totale et acquiert une maîtrise absolue de soi. Il se connaît et se sent comme jamais personne n’était parvenu à se connaître et à se sentir icibas. Il arrête à sa guise les battements de son cœur. D’une légère contraction de ses muscles, il réussit à changer la couleur de sa peau. Il devient à son gré un homme rouge, bleu, jaune, vert, et ainsi de suite. Il fait pousser ses poils et ses ongles à vue d’œil. Homme, il devient femme, et réciproquement. Et réunir les deux sexes en une seule personne est un jeu d’enfant pour l’homme acteur3.
Dans Il suo nome, Lodovico est un « un homme semi-liquide, retenu par un filet, que si on le presse d’un côté, se liquéfie de l’autre4 ». Il est ainsi capable « de devenir luimême Enrico5 » : LODOVICO : Tout l’art devait consister à lui faire croire que moi, plus que l’ami d’Enrico, plus que son compagnon, j’étais un autre Enrico, ou mieux la continuation d’Enrico. La convaincre qu’Enrico était mort, mais toujours vivant métaphysiquement et se perpétuant en moi6.

La solitude de Lodovico mise en scène

Avant d’évoquer les différentes mises en scène de cette pièce, il serait judicieux de rappeler l’amer constat d’Alessando Tinterri :
Dans la pauvre production critique autour du théâtre de Savinio, Il suo nome n’est même généralement pas mentionné. Ce silence, non justifié, mais plutôt dû à la précipitation ou à la partialité des informations, n’a guère contribué au modeste succès scénique connue de ce travail2.
Peu de mises en scène (voir Annexe 4) ont, en effet, vu le jour depuis la publication du texte. La première date du 18 janvier 1948 par le Piccolo Teatro di Verona où le metteur en scène Ubaldo Parenzo interprète le rôle principal de Lodovico. Même si Alberto Savinio ne verra pas le spectacle et que les lettres envoyées au metteur en scène ont été perdues, cette mise en scène démontre l’émergence et l’effervescence du théâtre expérimental en Italie et reflète l’envie et l’enthousiasme de ces petites compagnies à s’investir dans un processus de création, même si les moyens sont pauvres.
Il faut attendre le début des années 90 pour que la critique s’intéresse de plus près à cette pièce et découvre, par la même occasion, le turinois Luca Valentino. En juillet 1989, lors du
XIXe Festival de Santarcangelo (Province de Rimini), ce jeune metteur en scène propose sa propre adaptation du texte savinien en « confrontant3 » la version narrative à celle théâtrale. Ce spectacle qui ne comporte que trois comédiens, Giovanni Moretti (Lodovico), Silvano Antonelli et Paola Roman, partira ensuite en tournée dans toute l’Italie jusqu’en 1991.

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Table des matières

PROLOGUE
ACTE I — UN THÉÂTRE ENTRE DEUX GUERRES
CHAPITRE 1. UNE ŒUVRE TOTALE QUI ÉCLATE
1.1 Chant de l’ami mort
1.2 Une œuvre totale
1.3 Une œuvre éclatée
1.4 L’inutile strage
CHAPITRE 2. ALBERTO SAVINIO ET LE TEATRO D’ARTE
2.1 Le fascisme et le théâtre
2.2 Le Teatro d’Arte
2.3 La salle Odescalchi : lieu d’innovation et de création
2.4 Alberto Savinio au Teatro d’Arte
2.5 Ma io non ho fatto niente di male !
CHAPITRE 3. L’AVENTURE COLORÉE
3.1 Ulysse, « ce frère en esprit »
3.2 Le retour de Capitano Ulisse
3.3 Deux versions pour un seul texte
3.4 Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage
Condamnation du théâtre d’avant-garde
Peintures dramatiques
Critique théâtral
Écritures intermédiales
ACTE II — LE HUIS CLOS : ESPACE DE L’ENTRE-DEUX, LIEU DU DIVERTISSEMENT
CHAPITRE 1. LE THÉÂTRE DE LA MÉMOIRE DANS UNE BOÎTE À JOUJOUX
1.1 Un récit, au cœur du récit
1.2 D’une rive à l’autre
1.3 Lodovico, « l’homme-acteur »
1.4 Illusion(s) comique(s)
1.5 La solitude de Lodovico mise en scène
CHAPITRE 2. UN DIVERTISSEMENT GROTESQUE
2.1 De la toile au tableau
2.2 La famille Mastinu en cinq tableaux
2.3 Grotesque, absurde, dérision
2.4 En compagnie de La famiglia Mastinu
CHAPITRE 3. EMMA B. VEDOVA GIOCASTA, LA GRANDE DILETTANTE
3.1 Pro-logos : Alberto Savinio, scénographe et metteur en scène de Giocasta
3.2 Une scénographie de l’attente
3.3 Faire de l’attente une action
3.4 La parole-vérité
3.5 Emma B. la grande tragédienne
3.6 Un monologue, des comédiennes
ACTE III – L’ENTRE-DEUX MIS EN ŒUVRE
CHAPITRE 1. LE THÉÂTRE DE LA LOGORRHÉE
1.1 Un spectacle dans un fauteuil ?
1.2 Entre Mythe et Histoire
1.3 La fin des modèles
1.4 Représenter l’irreprésentable
CHAPITRE 2. UN THÉÂTRE SANS PAROLES : VOYAGE VERS L’INFINI
2.1 Le théâtre d’images : entre Mémoire et Désir
2.2 Le théâtre musical : théâtre de « notre temps »
2.3 Le théâtre sonore : théâtre de l’infini
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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