La colonie italienne privée de ses structures traditionnelles d’encadrement
Une recomposition des structures traditionnelles d’encadrement
La disparition des cadres traditionnels
Ainsi que nous l’avons déjà évoqué, le fascisme a procédé à la fascisation des structures de la colonie italienne et il utilise un certain nombre d’acteurs privés pour mettre en place sa politique. Ecoles, journaux, associations participaient de l’encadrement de la colonie italienne et en constituaient les structures principales.
Organisée par les consulats et les autorités italiennes, cette forme d’encadrement employait des acteurs non étatiques pour proposer un contrôle étroit de la colonie.
Mais la guerre et le fascisme ont porté un coup à ces structures qui ont disparu pendant le conflit ou sont supprimées à la Libération. A la sortie de la guerre, les structures d’encadrement de la colonie sont bouleversées et les acteurs traditionnels en charge de son organisation ont disparu.
La guerre et l’occupation ont conduit à la disparition d’un certain nombre d’organes, interdits par l’occupant ou contraint d’exercer dans la clandestinité. Ainsi, La Ligue Italienne des Droits de l’Homme et du Citoyen a cessé toute activité durant l’occupation . Quant aux organismes qui ont continué de fonctionner durant le conflit, et surtout après l’armistice de juin 1940, ils sont soupçonnés de sympathies pour le fascisme et discrédités à la Libération. Nous pouvons penser aux écoles italiennes que nous avons mentionnées plus haut et que la convention consulaire de 1947 souhaite voir disparaître. Ainsi que nous l’avons déjà expliqué, la France souhaite voir disparaître toutes les structures à caractère fasciste qui encadraient la colonie italienne. Les organes qui ont continué à fonctionner durant le conflit sont soupçonnés d’être fascistes et le gouvernement français cherche à déterminer si leur activité ou leurs membres sont susceptibles de nuire aux ambitions française en cherchant à poursuivre l’activité qu’ils avaient durant la guerre. C’est ainsi que le journal catholique Campana Nostra, fait l’objet d’une enquête visant à attester de la bonne conduite de ses membres. Le journal remplace La Buona Parola, distribué de 1929 à 1944 et il est soupçonné d’avoir entretenu des liens avec les autorités fascistes. L’enquête révèle que le rédacteur en chef, aumônier de la colonie italienne d’Annecy, a collaboré avec les autorités consulaires et la commission d’armistice et aurait ouvertement pris position en faveur du régime mussolinien . Le journal, soupçonné de sympathie avec le fascisme, fait l’objet d’une certaine méfiance de la part de la France. Il en est de même pour les autres structures de l’encadrement fasciste, telles les Casa d’Italia, haut lieu de sociabilité fasciste et qui rassemblaient toutes les activités culturelles ou sportives de la colonie. Elles sont saisies pendant la Libération et occupées par les administrations françaises ou alliées, principalement dans le Sud de la France, car manifestations directes de la force d’occupation. A Nice par exemple, une ordonnance du Président du tribunal civil de Nice en date du 30 novembre 1944 a réquisitionné la Casa d’Italia ainsi que tous les locaux utilisés par la commission d’armistice . Les organismes qui avaient cours avant la guerre sont ainsi supprimés et les structures d’encadrement de la colonie italienne semblent avoir disparues. Dans le contexte de la Libération, c’est la confusion qui semble régner en maître.
Une recomposition du paysage associatif
A partir de 1945, le paysage associatif italien en France se recompose autour de nouveaux acteurs et de nouvelles valeurs. L’épuration que la France et l’Italie mènent contre les membres de leurs administrations s’applique aux membres des institutions et des associations italiennes en France. Le gouvernement français souhaite voir disparaitre les personnes soupçonnées d’avoir entretenu des liens avec le régime fasciste. Ainsi, la section niçoise de l’Association Nationale des Mutilés et Invalides de Guerre n’est autorisée à fonctionner qu’après l’exclusion d’un de ses membres appartenant à liste « S » antifrançais. On cherche des membres n’ayant pas été compromis par le fascisme mais également ne manifestant pas d’ambitions politiques ou de propagande sur la colonie. Ainsi, le 4 mars 1952, la direction des Affaires Administratives et Sociales se félicite que le bureau directeur de l’Association Nationale des Vétérans Garibaldiens se soit dotée d’un nouveau bureau dont les membres ont été choisis pour leur « neutralité ». Les membres des associations sont renouvelés et les associations prennent un nouveau visage. Le changement est à la fois interne aux associations et d’ampleur plus générale. La nature même des associations change et de nouveaux types d’associations apparaissent directement liés au contexte de la Libération. De nouvelles associations se créent à partir de 1945 qui participent du renouveau du paysage associatif. Nous pouvons distinguer deux types d’associations, les associations d’anciens combattants et les associations visant à la d éfense républicaine dont certaines sont nées dans la clandestinité. Sur les quarante-neuf associations qui sollicitent une autorisation entre 1950 et 1955, dix sont des associations d’anciens combattants qui ont commencé à fonctionner pendant ou après la guerre . Parmi elles, la plus emblématique est probablement la Légion Garibaldienne, formée sur le modèle des légions Garibaldiennes de l’Argonne durant la première guerre mondiale et ayant combattu au coté de la France durant le second conflit mondial et se revendiquant association d’anciens combattants une fois le conflit terminé. Parmi les associations nées pendant la guerre, on trouve également des organismes de défense des valeurs démocratiques et républicaines comme celle des « Amis de la France », née dans la clandestinité et qui peut fonctionner de manière officielle une fois le gouvernement fasciste disparu en Italie . Dans le contexte de la Libération et du retour à un régime démocratique en France comme en Italie, le paysage associatif italien se redessine autour de nouvelles associations et de nouvelles valeurs et même les associations déjà existantes subissent cette inflexion.
Les associations autorisées par la France à poursuivre leur activité doivent donner des garanties qu’elles ne viseront pas des objectifs politiques. Les associations à l’œuvre avant la guerre doivent s’engager à ne pas poursuivre leurs activités de propagande culturelle en faveur de l’italianité et à ne pas empêcher l’assimilation des italiens en France. Ainsi, une des principales associations italiennes en France, la Dante Alighieri, association culturelle chargée de la diffusion de la langue et de la culture italienne dans les pays d’émigration voit son autorisation de réouverture soumise à condition. Elle n’est autorisée à ouvrir une section, à Nice ou à Marseille, qu’en 1951 et seulement dans la mesure où son président certifie que l’association n’exercera plus d’activité politique à destination des immigrés italiens en France. Il s’engage à ne conférer à l’association que des buts culturels comme le souligne l’ambassadeur français à Rome, Jacques Fouques Duparc dans une lettre au ministre des Affaires Etrangères.
L’encadrement de la colonie aux mains de pouvoirs issus de la Libération
Face à la suppression des cadres de la colonie italienne, on pourrait croire que les émigrés italiens sont livrés à eux même et que toutes les structures d’encadrement de la colonie ont disparu. Mais le vide laissé par les instances officielles est vite comblé par des organes issus de la Libération qui agissent au nom de la protection des ressortissants italiens et pallient l’absence de représentants officiels. Mais très vite, ils apparaissent comme des contre-pouvoirs face aux autorités italiennes qui tentent de se réimplanter sur le territoire français.
Pallier l’absence de cadres
Une fois les relations diplomatiques rompues entre la France et l’Italie et les représentants du gouvernement italiens privés de leurs fonctions, il ne reste plus aux communautés italiennes en France que des forces issues de leurs rangs pour défendre leurs intérêts. Ces forces qui se constituent à partir de 1944 sont issues de la résistance et elles sont légitimées par leur participation à la Libération. A l’image de ce qui se passe en Italie, ces forces de résistance se regroupent autour de Comités de Libération Nationale, dont le rôle dépasse très vite celui du groupe de partisans.
Créé en 1944, les CILN sont composés d’un représentant de chacun des partis antifascistes italiens, sur le modèle du gouvernement italien nommé en juin de la même année, après la démission du maréchal Badoglio . Il est reconnu conjointement par les gouvernements d’Ivanoe Bonomi et du Général De Gaulle pour sa contribution à la Libération et à l’épuration des ressortissants italiens fascistes. Il fonctionne à travers un réseau de sections présentes dans tout le pays et une fois le territoire libéré, il s’installe dans chaque grande ville de France. De sa création en 1944 à la réouverture des consulats, il s’impose comme le seul organisme en charge de la colonie italienne et pallie l’absence de cadres officiels. Ainsi que l’affirme le consul de Paris à son ministre le 30 janvier 1946 : « [Il CILN] è stato il solo centro sul quale l’emigrazione ha potuto appoggiarsi nell’assenza totale di rappresentanti ». Face à la disparition des associations et des organismes d’assistance ainsi qu’à l’absence d’activité consulaire et diplomatique, le CILN se propose de protéger les intérêts des italiens. Son rôle est d’abord d’assistance. Il est en charge du règlement des questions liées à l’Etat de guerre entre la France et l’Italie, libération des prisonniers, payement des pensions militaires et civiles, déblocage des biens italiens séquestrés ainsi que de l’assistance aux plus démunis et aux chômeurs . Mais son action ne se limite pas à l’assistance et progressivement, le CILN remplit des fonctions consulaires et diplomatiques. Il devient l’intermédiaire entre la communauté italienne et le gouvernement français et participe de la reprise des relations diplomatiques entre les deux Etats en revendiquant la réouverture des consulats et la fin des séquestres apposés à ces derniers . Très vite, il assume des fonctions habituellement réservées aux offices diplomatiques et consulaires et remplace les consulats fermés à la fin de la guerre. C’est d’abord la Suisse qui lui délègue le soin de s’occuper des affaires consulaires concernant les italiens dont elle a la charge et l’autorise à s’installer dans les bâtiments du Fascio autrefois symbole de l’autorité fasciste en France . Mais c’est bientôt le gouvernement italien, qui, profitant de son assise sur le territoire français, va lui confier des responsabilités en matière consulaire. Le 23 mai 1946, l’ambassade d’Italie à Paris informe le ministre des Affaires Etrangères que Giuseppe Saragat, chef de la délégation italienne en France, a autorisé les Comités de Libération à procéder au renouvellement des passeports des émigrés italiens . Ils se voient alors confier des tâches consulaires et sont en charge de la délivrance d’actes d’Etats civils comme les certificats de naissance et de mariage ainsi que les certificats de législation et de coutume . Il remplit les fonctions d’office consulaire en l’absence d’une véritable autorité italienne sur le territoire français. Cependant, il ne peut bénéficier du statu t officiel de consulat, dont l’Italie ne peut se prévaloir avant la mise en place d’une convention consulaire, et ne dispose pas de toutes les prérogatives traditionnelles d’un consulat. Il lui est en théorie impossible de recevoir les actes de naissance o u de décès, de célébrer les mariages ou encore de procéder au rapatriement des italiens, actes qui ne peuvent émaner que d’une autorité officiellement reconnue par les gouvernements français et italiens et dotée d’une investiture gouvernementale.
Reconstruire les cadres de la politique d’émigration
Une fois la constitution de la nouvelle République italienne adoptée le 27 décembre 1947, le gouvernement italien se voit dans l’obligation de repenser ses structures politiques. L’émigration n’échappe pas à la règle et l’Etat nouvellement constitué doit poser des fondements nouveaux sur lesquels bâtir sa politique d’émigration. L’enjeu pour lui est d’abord de se distinguer des pratiques du passé et de rompre avec la politique d’émigration mise en place par le fascisme afin de proposer de nouveaux cadres à sa politique d’émigration.
Nouveaux cadres, nouvelles institutions ?
Une volonté affichée de rompre avec le passé fasciste
La reprise de l’émigration de masse mais surtout le rôle dont elle est investie pour résoudre les problèmes de surpopulation et de chômage qui entravent le développement économique de la péninsule conduisent les hommes politiques italiens à envisager la nécessité d’une émigration contrôlée, inscrite à l’intérieur de cadres étatiques et permettant la protection et l’accompagnement des migrants durant leur périple. L’émigration participant du relèvement économique de l’Italie, l’Etat se doit d’encourager une émigration organisée sur laquelle il est possible d’exercer un contrôle social et économique . Comme dans les autres secteurs de la vie sociale et économique, l’Etat joue un rôle plus important après 1945 et il est naturel de voir l’émigration s’inscrire à l’intérieur de normes étatiques. La politique d’émigration est à reconstruire et l’enjeu pour les premiers gouvernements italien s de l’après guerre est d’en définir le contenu. La politique d’émigration est un lieu de débat entre les différentes forces en présence et notamment entre les ministères intéressés à l’émigration. La question à laquelle il leur faut d’abord répondre est de savoir si la nouvelle politique d’émigration doit s’appuyer sur des structures existantes ou se fonder sur un système entièrement nouveau.
Dans les faits, une persistance des pratiques du passé
Alors que les hommes politiques en charge de définir l’orientation de la politique d’émigration envisageaient de la construire sur des bases nouvelles, les premières réalisations en la matière témoignent de la persistance de structures et d’acteurs du passé.
Dans un premier temps, la rupture avec le fascisme n’est pas complète. S’il est vrai, et nous le verrons par la suite, que la politique d’émigration italienne prend une nouvelle direction après 1945, la prise de distance avec les pratiques fascistes n’est pas aussi nette que celle envisagée par les hommes d’Etat italien. On assiste dans la colonie italienne, à la reprise de leurs fonctions d’un certains nombre d e cadres fascistes. Les hommes qui encadraient la colonie avant la guerre n’ont pas tous disparus et pour des raisons pratiques évidentes ils ne peuvent pas tous être écartés de l’administration. Comme le rappelle Frédéric Attal, les gouvernements de Badoglio et de Bonomi ont mené une épuration incomplète sur le territoire italien. Selon lui, l’épuration des cadres administratifs a touché 50% du personnel fasciste et s’est manifestée essentiellement par des départs à la retraite forcés . Devant le nombre de personnes impliqués dans le système politique, social ou culturel fasciste, la tâche n’est pas aisée et il ne faut pas priver l’Italie de cadres nécessaires à la politique économique et pouvant participer à l’effort de guerre.
A l’image de ce qui survient dans la péninsule, l’épuration des cadres de la communauté italienne en France est incomplète et ce sont les mêmes hommes qui occupent les postes de direction dans les consulats ou les associations. Malgré l’effort mené par l’Italia Libera en faveur de l’épuration, l’association déplore la présence de membres connus du parti fasciste dans un grand nombre d’organes de la colonie. Dans une lettre au ministère des Affaires Etrangères, le marquis Benzoni, conseiller auprès du Chef de la délégation italienne en France, Giuseppe Saragat, expose les critiques adressées par l’Italia Libera au gouvernement italien concernant l’épuration.
L’association exprime le trouble de la colonie italienne devant la présence de fonctionnaires fascistes qui continuent d’exercer leur rôle administratif comme ils le faisaient sous Mussolini.
Une nouvelle orientation de la politique d’émigration ?
Encadrer des travailleurs ou des citoyens ?
Entre volonté de renouveler les structures de la politique d’émigration et persistance d’héritages d’un passé proche et lointain, c’est la réapparition d’un acteur gouvernemental qui donne une inflexion nouvelle à l’encadrement des migrants.
Organiser l’émigration, une compétence du ministère du travail ?
Créé par décret le 10 août 1945, le ministère du Travail et de la Prévoyance Sociale, supprimé par Mussolini en 1923, fait figure de nouveau venu au sein de la République. Dès sa création, il est prévu de lui confier la tâche d’encadrer les migrants qui quittent le territoire, au détriment du ministère des affaires étrangères dont le Commissariat Général pour l’Emigration puis la Direction Générale des italiens à l’Etranger avaient la charge depuis 1901. Déjà en 1945, lors d’une séance du conseil des ministres, le ministre de l’Industrie et du commerce, Giovanni Gronchi affirmait que l’assistance des émigrés devait être la compétence spécifique du ministère du travail . Il s’agit évidemment d’une volonté de rompre avec les pratiques fascistes qui , comme le rappelle Stefano Jacini, ministre de la guerre, lors cette même séance, la Direction Générale des Italiens à l’Etranger considérait le citoyen italien seulement comme un élément de prestige pour la politique italienne . Limiter les prérogatives du ministère des Affaires Etrangères en matière d’émigration en les confiant au ministère du Travail est un moyen de se démarquer de la politique fasciste de prestige national.
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Table des matières
Introduction
Partie 1. Reconstruire les cadres d’une politique d’émigration 1945-1947
Chapitre 1. L’émigration italienne privée de ses cadres
I. L’Etat de guerre et la suppression des structures traditionnelles d’encadrement
II. Une reprise progressive des relations diplomatiques
Chapitre 2. La colonie italienne privée de ses structures traditionnelles d’encadrement
I. Une recomposition des structures traditionnelles d’encadrement
II. L’encadrement de la colonie aux mains de pouvoirs issus de la Libération
Partie 2. Renouveler les structures d’encadrement. Mettre en place une politique de protection sociale à destination des travailleurs émigrés. 1947-1951
Chapitre 3. Reconstruire les cadres de la politique d’émigration
I. Nouveaux cadres, nouvelles institutions ?
II. Une nouvelle orientation de la politique d’émigration ?
Chapitre 4. Protéger les travailleurs à l’étranger
I. Protéger les migrants, négocier des avantages sociaux
II. Un encadrement non coercitif ?
Partie 3. La Politique italienne à l’œuvre sur le territoire français. 1951-1957
Chapitre 5. Emigration assistée, émigration dirigée, émigration encadrée
I. Tutelle et protection, deux versants d’une même politique
II. Inscrire l’émigration à l’intérieur d’une stratégie économique
Chapitre 6. Agir en territoire étranger
I. Agir à distance
II. Agir face aux réticences françaises
III. Une difficile évaluation des réalisations de la politique d’émigration
Chapitre 7. Un monopole étatique en matière d’émigration ?
I. Multiplicité d’acteurs et intermédiaires de la politique d’émigration
II. Associations et missions catholiques acteurs parallèles ou intermédiaires de l’Etat ?
Epilogue : 1957, La fin des prérogatives italiennes ?
I. Vers une gestion multilatérale des échanges de main-d’œuvre
II. Le traité de Rome, héritier de la politique d’émigration italienne ?
III. Quelle politique d’encadrement italienne après 1957 ?
Conclusion
Annexes
Sources et Bibliographie
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