Emergere et chimie: recherche d’une mise en relation possible
Le dauphin : discontinuité apparente et continuité réelle
Le mot émergence est issu du latin emergere qui signifie sortir de. Un dauphin, un rocher à marée basse, émergent de l’eau dans laquelle ils étaient immergés. La discontinuité apparente pour un observateur extérieur laisse place à une continuité non immédiatement perceptible mais bien réelle, selon l’analyse d’Anne Fagot Largeault. Le dauphin et le rocher existaient bel et bien dans l’eau, ils en sont simplement sortis temporairement ; une variation de contexte, de l’eau à l’air, a permis de révéler cette sortie, cette émergence.
Les étourneaux : asymétrie et émergence
Prenons un deuxième exemple classique afin de glisser progressivement vers ce qui nous intéresse, à savoir la caractérisation d’un type d’émergence en chimie d’abord, en chimie quantique ensuite.
Je suis assis dans ma chambre et contemple le Canigou, superbe montagne située non loin de Perpignan en terres catalanes. Tout d’un coup, quelque chose change, une variation de forme, une modification liée à un mouvement font que je deviens conscient qu’un groupe d’oiseaux, probablement des étourneaux à cette époque, s’interpose entre la montagne et moi, bref, sort du cadre de vue précédent. Là encore, une variation liée au mouvement du groupe d’oiseaux que j’observe comme un tout, c’est-à-dire un changement soudain de forme, bref, une discontinuité dans mon champ de vision, est à l’origine de cette émergence d’un vol d’oiseaux dans mon acte d’observation. Avant même de pouvoir distinguer différents oiseaux à l’intérieur du groupe, j’observe des formes et des structures collectives qui me paraissent ordonnées à l’échelle du groupe et qui se détachent du fond montagneux. La philosophe Sandra Mitchell nous apporte quelques éclairages sur ces comportements collectifs en précisant que chaque oiseau utilise ses propres «capteurs » de lumière, de son, de pression et d’odeurs pour s’adapter au mouvement de ses plus proches congénères, le groupe formant alors un « réseau d’interactions non linéaires » dans lequel circule une « information topologique » qui permet au collectif de « s’auto-organiser » en fonction de l’environnement qu’il traverse. Bref, selon cette analyse, le milieu ambiant influencerait le groupe qui influencerait l’individu qui, à son tour, influencerait le groupe par un effet en retour. Le groupe sort d’un précédent cadre de vision duquel il était absent pour un observateur extérieur, mais des formes inédites, non prévisibles à partir d’une connaissance exhaustive des oiseaux considérés individuellement, émergent, sortent elles aussi du groupe qui maintenant occupe mon champ de vision. Le groupe contraint les évolutions possibles de chaque oiseau. Mitchell utilise le terme de nouveauté pour désigner ces formes et structures qui sortent du collectif, elle fait référence à des modes de description issus de la physique comme l’auto-organisation et la non-linéarité ainsi qu’à la topologie. Elle fait un acte de modélisation d’un collectif en reliant l’évolution de sa forme globale aux connaissances que nous avons des modalités de repérage dont disposerait chaque oiseau à l’intérieur de ce même collectif. εitchell structure son explication en utilisant les concepts fédérateurs d’information et de transfert. Son approche de l’émergence est ainsi une tentative d’articulation qu’elle qualifie bien volontiers de « pluralisme intégratif » et qui consiste à faire « tenir ensemble » des théories physiques, des connaissances et des savoir faire liés aux fonctionnements de capteurs, la description biologique et physiologique des organes d’un oiseau qui elle-même reflète des présuppositions sur la nature des liens entre un organisme et ses parties, une approche systémique d’un collectif, la théorie de l’information, et l’atmosphère, bref, le milieu environnant.
Contrairement au premier exemple, un dauphin qui émerge des flots, un récif visible à marée basse, une autre modalité d’émergence, collective et irréductible, se signale ici à travers le mouvement et la variation de forme. Dans un cas comme dans l’autre, différents observateurs observeraient un dauphin, un récif ou un collectif d’oiseaux à partir d’endroits différents au même moment. La variation concerne un individu dans un cas, un collectif dans l’autre. Une forme d’asymétrie semble se signaler cependant. D’un côté, chaque oiseau a des organes et manifeste des comportements qui lui seraient propres alors que de l’autre, un comportement collectif dépendrait du mode d’accès qui le constitue, en l’occurrence mon observation et ma prédication des formes collectives successives. Une partie de la modélisation dépendrait donc de caractéristiques propres aux éléments qui composent un tout, en l’occurrence les étourneaux, et une autre serait relative à notre vision, nos méthodes d’analyse, notre conscience. δe propre et le relatif se trouvent mêlés dans ce type de description que nous proposons à propos d’une nouveauté qui est source d’émergence. δ’irréductibilité du comportement nouveau collectif par rapport aux comportements individuels est expliquée en termes de non linéarité des interactions supposées, bref, par le biais d’un modèle qui utilise des paramètres et des fonctions mathématiques afin de décrire le comportement d’un « système ouvert ».
Le ver à soie : émergence, transformation et individuation
Considérons un ver à soie. Il grandit rapidement avant de s’enrouler dans un cocon. Après plusieurs semaines de transformation, un papillon sort du cocon, une nouvelle forme de vie émerge. Le dauphin, les étourneaux étaient déjà constitués, ils sortaient, individuellement ou collectivement, d’un champ de vision, d’un cadre d’observation en se signalant par un mouvement, une dynamique ou une forme nouvelle. δe papillon sort aussi d’un cadre d’observation mais il fait évènement dans un autre sens. δorsque j’observais, enfant, l’ « éclosion » des cocons dans ma boite à vers à soie, il y avait bien d’abord un cocon, blanc, fibreux, parfois un peu jauni, puis la percée et la sortie progressive du papillon. Le papillon n’est pas un ingrédient de départ si je puis m’exprimer ainsi, mais le résultat d’étapes nombreuses d’individuation, bref, la création d’un nouvel organisme vivant qui résulte d’une transformation sélective et spécifique. δ’émergence est, dans ce cadre, liée à la notion de changement, de transition d’une forme de vie à une autre. Où veux-je en venir et que peut bien signifier « sortir de » en chimie d’abord et en chimie quantique ensuite ? S’agit-il d’une pratique liée à un problème d’articulation comme je l’ai affirmé dès les premières lignes de cette thèse ?
La s-tétrazine et ses dérivés : émergence, intervention et relations
Prenons un dernier exemple issu de la chimie cette fois, avant de proposer un premier bilan et d’envisager ensuite comment certains philosophes ont défini l’émergence en lien avec la chimie. Je considère l’exemple de la synthèse et de la caractérisation de la s-tétrazine et de certains de ces dérivés. Ces molécules ont été synthétisées en 2009 par mes anciens étudiants de BTS chimiste en stage à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan au laboratoire de Photophysique et Photochimie Supramoléculaires et Macromoléculaires (UMR 8531).
|
Table des matières
Introduction
I. Position du cadre d’étude
1.1 Emergence et chimie
1.2 Emergence et chimie quantique
1.3 Progression et enjeux de ce travail
II. Essai préliminaire : Des pratiques chimiques vers un concept d’émergence
2.1 Emergere et chimie: recherche d’une mise en relation possible
2.1.1 Le dauphin : discontinuité apparente et continuité réelle
2.1.2 Les étourneaux : asymétrie et émergence
2.1.3 Le ver à soie : émergence, transformation et individuation
2.1.4 La s-tétrazine et ses dérivés : émergence, intervention et relations
2.2 Emergence et chimie : Approfondissements
2.2.1 Le rôle du milieu associé et du procédé
β.β.β Structure d’un corps chimique et procédés μ l’interne et le contextuel
β.β.γ δa prolifération de l’hétérogène et la question de la dynamique de la matière
2.β.ζ δ’émergence comme problème et reconfigurations
β.β.η δ’émergence, les chimistes et la matière : le rôle des représentations
2.2.6 Négocier le multiple au quotidien
2.3 Premier bilan de notre enquête : emergere et chimie
III. Les philosophes, l’émergence et la chimie
3.1 La chimie dans le cadre du débat philosophique à propos de l’émergence
3.2 Contexte d’apparition des premiers travaux émergentistes
3.3 A la recherche d’un lien entre la chimie et le vivant
3.3.1 Le vitalisme et la chimie : réfutation et mythe
3.3.2 La causalité comme transfert de mouvement : « dynamique » et vie
3.4 Composition des causes et rejet de l’essence
3.4.1 Mill et Lewes : De la collocation à la coopération
γ.ζ.β δ’émergence resituéeμ De l’essence aux relations
3.5 Nouveauté, relationnalité et l’imprédictibilité
3.5.1 Alexander : chimie, « être-ensemble » et processus
3.5.2 Morgan : émergence, chimie et relationnalité
3.6 Broad, le pragmatisme et la non-déducibilité
3.6.1 Contexte et problèmes en jeu dans le travail de Broad
γ.θ.β Broad, la chimie et l’émergence μ étude d’une mise en relation
3.7 Deuxième bilan de notre enquête : emergere et chimie
IV. Approches formelles de l’émergence et clause ceteris paribus en chimie
4.1 L’ornithorynque et l’individu chimique
4.2 Contextes, émergence et types de bouclage
4.3 Clause ceteris paribus, approche formelle de l’émergence et chimie
4.4 Clause ceteris paribus du point de vue des pratiques chimiques : médiation
4.5 Troisième bilan de notre enquête : emergere et chimie
V. Chimie quantique et émergence
5.1 Les philosophes, la chimie quantique et l’émergence
5.1.1 Emergence, chimie quantique et complémentarité
﹣ Les cantons quantiques et la pluralité de conditions
﹣ Conjoindre sans réduire : Affordances et contextes
5.1.2 Emergence contextuelle
5.1.3 Emergence et réduction : Dissolution du débat par glissement sémantique ?
5.1.4 Emergence ontologique, agnosticisme et causalité descendante
5.1.5 Emergence, fusion et chimie quantique : un nouveau mixte ?
5.1.6 Discussion μ De l’affrontement à la problématisation
5.2 Les formalismes et la question de l’émergence
5.2.1 Etude d’une traduction des formalismes : Orbites et orbitales moléculaires
﹣ Fondements empiriques
﹣ Le rôle du modèle quantique de Hund dans le scénario entre atomes et molécules
﹣ Molécules et atome unitaire
﹣ Molécules et atomes séparés : rejet de la notion agrégative de valence
﹣ Vers la notion d’un « Aufbauprinzip » moléculaire μ naissance d’un mixte ?
﹣ La molécule et le labeur de corrélation
﹣ δa notion d’orbitale moléculaire : la version probabiliste du mixte
﹣ La relation entre la molécule et ses parties est-elle arbitraire ?
﹣ Le raisonnement à trois niveaux et réquisit commun
5.2.2 De la neutralité à l’inscription : émergence et approches chimiques quantiques
5.3 Retour au laboratoire : La pratique d’un calcul et la question de l’émergence
5.3.1 Le travail de tissage et le perspectivisme chimique quantique
﹣ Les fonctionnelles de la densité
﹣ Les bases de calcul
﹣ Les niveaux de calcul et la question du perspectivisme
5.3.2 Suivi d’un calcul μ Enquête d’épistémologie expérimentale
﹣ Le problème à résoudre
﹣ δa pratique d’individuation μ Stratégies et procédures
﹣ Penser et modéliser l’irruption du milieu associé
5.4 Quatrième bilan de notre enquête : emergere et chimie
VI. Chimie, chimie quantique et concept d’émergence : mise en relation
6.1 Mettre en relation : Epistémologie expérimentale et pragmatique
6.2 Dispositions, émergence et métachimie
6.3 Emergence et chimie : une voie non ontologique
6.4 La dimension politique du concept d’émergence et la chimie
Conclusion
Annexes
Télécharger le rapport complet