LA RADIO PUBLIQUE : LA CULTURE A LA RADIO
Radio-Canada entre continuité et rupture
Le nom même de la radio publique de chez nous, qui contredit, d’une certaine façon, notre appartenance et évoque une sujétion dont nous ne sommes pas ignorants (une sujétion que l’histoire de la radio publique confirme) devra cependant d’autres choix que d’être employée dans le cadre de cet exercice. Bref, force est d’admettre que la radio publique du Québec demeure une propriété canadienne ; il nous faudra donc passer outre à l’enseigne afin de pouvoir réfléchir l’objet dans ses multiples dimensions, sociales, politiques et culturelles. Certes, l’organisation de la radio québécoise ne saurait être comprise hors de l’histoire politique du Canada, et la plupart des historiens du média y font d’ailleurs référence. Or, son histoire exige aussi que soit considéré le rapport entretenu entre cette radio et la société québécoise, relation qui ne peut se résumer à une entreprise de contrôle déclenché par le gouvernement canadien.
En somme, cette brève incursion dans l’histoire de l’institution radiophonique nous permettra de situer le contexte d’émergence de cet emblème national, les continuités que présente son parcours historique, mais encore davantage, de souligner et d’insister sur les ruptures qui se sont présentées dans son cheminement et dont l’importance nous oblige aujourd’hui à en questionner les significations. Cette lecture renouvelée s’appuiera principalement sur les contributions des deux philosophes allemands interpelés plus tôt dans cet exercice.
Si peu d’écrits ont interrogé les mutations fondamentales de l’institution que nous demeurons étonnée par la timidité de la résistance et de la contestation auxquelles l’acte d’écrire a osé donné forme. Les revues québécoises Argument, Relations et L’inconvénient sont parmi les rares publications retracées qui ont elles consacré quelques-unes de leurs pages aux « faillites radio-canadiennes », critiquant certaines orientations préconisées par la radio publique francophone. Elles ont notamment réagi en faisant connaître leur indignation suite à la mise au bûcher de la Chaîne culturelle de R.-C. qui mettait fin, sur les ondes publiques, à une programmation essentiellement axée sur un contenu culturel (littérature, philosophie, histoire, etc.).
Elles ont alors cherché à signaler la rupture importante que cela signalait au regard de la mission historique de l’institution, s’efforçant de rendre compte de la gravité de la situation avec des titres éloquents tels que « De la Chaîne culturelle à l’inculture déchaînée » ; « Un Titanic culturel » ; « L’ignorance dirigeante », « Le triomphe de la brunch-culture », etc. Cette césure fondamentale sera d’ailleurs l’objet d’une véritable interrogation dans le cadre de ce dernier chapitre, car elle marque l’abandon final d’une volonté que formulait clairement, en 1951, le Rapport Massey : que la radio crée un espace public au service de la culture humaniste au pays. Dans cette perspective, la radio publique se devait d’être placée au service de l’émancipation collective, répondant d’une responsabilité démocratique fondamentale, mission qui fut d’ailleurs illustrer par sa trajectoire historique, comme nous le verrons dans les prochaines pages.
Les mutations qui seront ici soulignées seront l’occasion d’exposer le chemin parcouru par l’institution, tout en les réfléchissant à travers le prisme des analyses arendtienne et habermassienne.
Nous le verrons, cette institution compte parmi les joyaux de la culture publique du Québec ; ainsi le temps est-il venu de s’interroger sur la signification des mouvements de cette figure dont il ne faudrait pas négliger la portée. Les altérations exposées seront l’occasion de jeter un regard critique sur les mutations entreprises en les évaluant au prisme des définitions d’espace public et de culture empruntées aux auteurs précités.
En effet, plutôt que d’inscrire ces changements dans un long fleuve tranquille que serait l’histoire linéaire et dont le moteur serait le progrès, nous souhaitons ici les interroger au regard d’une crise de l’espace public et de la culture dont nous avons précédemment proposé des définitions. Que peut nous révéler l’histoire de la radio francophone de R.-C. quant à la qualité de notre espace public et à l’importance accordée chez nous à la culture à travers les âges ? Cette section sera l’occasion d’interroger le rôle de l’institution radiophonique publique face aux changements orchestrés qui se révèlent caractérisés par le règne du divertissement qui expulse la culture et entraîne une dépolitisation de l’espace public.
Alors que l’on observe aujourd’hui une tendance lourde de R.-C. consistant à copier les pratiques qui sont celles des radios privées qui dominent le paysage radiophonique québécois, la société publique cherchant à s’inscrire dans la course aux cotes d’écoute, que reste-t-il de cette époque où se partageaient le micro le romancier Hubert Aquin, le cinéaste Pierre Perrault et le philosophe George Leroux ? En d’autres mots, que reste-t-il de cette radio attachée à la valeur de son rôle dans l’espace public, à la culture du sens par laquelle passent l’édification et la préservation d’un monde commun ? Que reste-t-il, finalement, d’un espace qui, il fut un temps, se concevait comme un rempart à la massification décriée par Habermas comme par Arendt ? Afin de pouvoir en juger, d’abord nous faut-il nous intéresser à l’histoire culturelle, politique, sociale de cette institution dont on conviendra que les Québécois(es) entretiennent avec elle un rapport d’amour-haine ; en partie en raison de ce que cette institution « représente », en partie aussi parce que critiquer R.-C. au Québec, c’est souvent critiquer ce qui se fait de mieux en matière de radio, comme le soutenait François Charbonneau dans l’un de ses textes sur la démission de RadioCanada (2008). Cela dit, au « moins pire » nous ne sommes en aucun cas condamnés ; et c’est pourquoi le travail actuel se propose d’approcher l’institution en fonction d’un certain idéal qui, comme nous le verrons, ne lui est finalement pas si étranger.
Cette insistance sur le passé nous permettra, espérons-le, d’éclairer l’avenir de l’institution en guise de conclusion. Si, au commencement, était la radio publique éducative, critique, culturelle et informative (et ce, alors que la massification était aux portes du pays), que reste-t-il de « cette radio » après le travail de l’industrialisation, de la commercialisation et de la technocratisation ? Cette discussion sera l’occasion de débuter une importante réflexion sur la radio publique au Québec dans une perspective de sociologie critique : le tout prendra la forme d’un bilan critique du rapport entre radio, espace public et culture. Arendt a montré toute l’importance d’attribuer aux évènements un sens qui pourra s’offrir aux consciences de ceux qui racontent l’histoire : c’est bien au sens historique des transformations de la radio publique que nous nous intéresserons dans les prochaines pages.
La radio : une grande oubliée dans l’histoire du Québec
Les études sur l’histoire de la radio au Québec sont encore trop rares : de fait, l’histoire de la radiodiffusion québécoise est encore trop peu fréquentée, et ce, alors même que les Québécois et Québécoises continuent aujourd’hui de consacrer plusieurs heures par jour à ce média, ce qui rend bien compte de son importance pour la société. Mais il y a plus que la mesure de ces cotes d’écoute : il y a le rôle fondamental qu’a joué la radio publique pour le peuple québécois en assumant, en tant qu’espace public, une mission de médiation culturelle fondamentale, comme le révèle l’histoire du média. Si l’historiographie de ce dernier a longtemps été monopolisée par l’école traditionnelle dont l’interprétation s’inscrivait dans le sillage du nationalisme canadien, il nous semble davantage pertinent d’observer le rôle que l’institution radio-canadienne a assumé dans la formation de l’espace public et de la culture québécoise, et ce, dans un contexte où se déployait déjà un processus de massification .
Malgré l’état présent de la recherche sociologique sur le médium, qui témoigne de certaines incomplétudes, quelques études sur la radio au Québec rendent bien compte du fait qu’elle a contribué, pendant son « âge d’or » qui précède l’arrivée de la télévision (1950), à nourrir l’identité québécoise. C’est d’ailleurs ce dont témoigne l’ouvrage majeur et inégalé intitulé Histoire de la radio au Québec. Information, éducation, culture (2007) qui contient de précieux enseignements quant à la contribution de la radio à la culture québécoise. Ce dernier est le fruit du travail de l’historien de la radio Pierre Pagé qui y propose une perspective sociohistorique générale de l’ensemble des figures radiophoniques constitutives du paysage médiatique québécois, dont fait évidemment partie la radio de R.-C. Aujourd’hui, nous dit Pagé, « […] lorsque l’historien regarde le passé de la culture québécoise, il voit que la radiocommunication y est profondément enracinée depuis plus d’un siècle. » Sur l’histoire spécifiquement québécoise de la radio, c’est donc la figure de Pierre Pagé qui s’impose, mais également celle de Renée Legris qui a notamment travaillé sur l’histoire des genres dramatiques à la radio québécoise. Legris nous apprend que les dramatiques à la radio ont conservé leur importance au sein de l’institution publique jusqu’aux années 2000, moment où souffle le grand vent qui va faire s’évanouir la Chaîne culturelle de Radio-Canada.
Les deux historiens accompagneront donc notre bref panorama historique et seront, à l’occasion, rejoints par d’autres. Quant à l’histoire spécifique de Radio-Canada, elle a été l’objet de quelques ouvrages supplémentaires, plusieurs commençant cependant à dater, et une majorité ayant été produits par l’institution mère. Afin de dresser une fresque forcément fragmentaire de l’historicité de l’institution radiophonique francophone, nous ferons donc ici appel à cette minorité qui a travaillé à constituer la mémoire radio-canadienne au Québec. Ainsi aurons-nous recours à l’important ouvrage de Michel Filion, Radiodiffusion et société distincte. Des origines de la radio jusqu’à la Révolution tranquille au Québec, qui permet d’entrevoir le rôle politique et culturel qu’a joué l’institution radio-canadienne dès ses origines. À ce récit historique important s’ajouteront les voix de Marc Raboy et d’Alain Saulnier dont les travaux ont cherché à décrire les mouvements de l’institution. Nous aurons également recours à des perspectives critiques importantes au regard de notre démarche. Nous interpellerons donc notamment les articles de Georges Leroux, Jean Larose, Claude Vaillancourt, Michel Seymour, Pierre Lefebvre et Christian Nadeau dans lesquels il est question de la place et du soin accordé à la culture sur les ondes publiques. Ceuxci prennent généralement comme point de départ de leur réflexion le démantèlement de la Chaîne culturelle.
Émergence et genèse de la radio publique
La culture à la radio
Des réflexions sur la pertinence de faire de la radio un service public se sont très tôt imposées dans l’espace public canadien. Dès le début du XXe siècle, le gouvernement fédéral se manifeste avec la Loi sur la télégraphie sans fil (1905) et la Loi sur la radiotélégraphie (1913),mais son intervention demeure alors limitée. C’est en 1922 que débute véritablement partout au Canada l’aventure de la radiodiffusion commerciale comme média orienté vers le grand public, et ce, après une longue phase d’expérimentation de la part d’entreprises et des gouvernements qui en parcouraient depuis déjà un moment les possibilités techniques. Les premières règles visant à assurer la propriété canadienne des ondes sont formulées. Nous sommes au sortir de la Grande Guerre (1914-1918) qui a donné lieu à son lot d’expérimentations technologiques, et qui, au Canada, a résulté en un accroissement du pouvoir du gouvernement fédéral. Toujours en 1922, le gouvernement canadien adopte un nouveau règlement qui autorise la création de stations radiophoniques pour le grand public (« broadcasting »), suivant en cela une tendance que l’on retrouve un peu partout dans le monde occidental.
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Table des matières
Introduction
Vers une autre sociologie de la radio
Chapitre I HABERMAS : LES TRANSFORMATIONS DE L’ESPACE PUBLIC
I.I Genèse et promesses de l’espace public bourgeois
I.II Déclin de l’espace public bourgeois
I.III Quelques critiques adressées à Habermas
Chapitre II ARENDT : CULTURE DU SENS ET SENS DE LA CULTURE
II.I L’espace public
II.II La crise de la culture
Chapitre III LA RADIO PUBLIQUE : LA CULTURE A LA RADIO
III.I Radio-Canada : entre continuité et rupture
III.II La radio : une grande oubliée dans l’histoire du Québec
III.III Émergence et genèse de la radio publique
III.IV La défaite de la culture à la radio
CONCLUSION
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