Émergence d’un modèle épistémologique à la croisée d’un genre moderne

La question du lecteur

Le rôle de la lecture dans l’œuvre de Perec occupe une place essentielle et tout particulièrement dans le cadre du roman « 53 jours ». Dans Penser/Classer, il écrit « Lire est un acte ». L’activité de lecture est fondée sur une démarche méthodique minutieuse qui consiste à « lire de côté, à porter sur le texte un regard oblique » (ibid). Poussant le credo de « lire entre les lignes » à son acmé, le lecteur modèle perecquien participe au décryptage du texte en tant qu’il perce le sens à plusieurs niveaux du texte simultanément, à différents « degrés de lectures » explique l’écrivain au cours d’un entretien. Cette exigence de lecture active, qui rejoue le principe organisateur et générateur de fiction consiste, va selon Ela Valimareanu, jusqu’ « à mimer le geste créateur débouchant sur la recréation de son œuvre et à jouer plein le jeu de la fiction».
Le lecteur chez Perec se fait donc véritablement « découvreur des mystères du travail [de l’auteur] », affirme la critique Yvonne Goga, prenant part active au démêlement informationnel des intrigues et devant se distinguer par la ruse pour être en mesure de prendre en charge et recomposer à son tour les constructions sémantiques à l’œuvre. Cet investissement consciencieux dans l’activité de lecture suppose toutefois un guidage, un fil d’Ariane qui débute par un apprentissage des règles du jeu égrenées dans l’œuvre. Remonter ce fil constitue à ce titre la porte d’entrée à une construction co-auctoriale du sens de l’œuvre, partagée entre figures auctoriale et du lecteur.
Plus qu’une composante de construction formelle, le puzzle se conçoit ainsi comme une véritable théorie d’écriture et de lecture chez Perec, dont La Vie mode d’emploi demeure l’exemple phare. En voici l’éclairage donné dans son « Préambule » :
L’art du puzzle commence avec les puzzles de bois découpés à la main lorsque celui qui les fabrique entreprend de se poser toutes les questions que le joueur devra résoudre, lorsque, au lieu de laisser le hasard brouiller les pistes, il entend lui substituer la ruse, le piège, l’illusion : d’une façon préméditée, tous les éléments figurant sur l’image à reconstruire […] serviront de départ à une information trompeuse : l’espace organisé, cohérent, structuré, signifiant, du tableau sera découpé non seulement en éléments inertes, amorphes, pauvres de signification et d’information fausses […].
On en déduira quelque chose qui est sans doute l’ultime vérité du puzzle : en dépit des apparences, ce n’est pas un jeu solitaire : chaque geste que fait le poseur de puzzle, le faiseur de puzzles l’a fait avant lui ; chaque pièce qu’il prend et reprend, qu’il examine, qu’il caresse, chaque combinaison qu’il essaye et essaye encore, chaque tâtonnement, chaque intuition […] ont été décidés, calculés, étudiés par l’autre.
De cet extrait, nous pouvons tirer les bases d’une réflexion métalectorale permettant de pointer les liens indissociables entre enquête et imposture. S’il en revient au lecteur de se joindre au jeu de l’enquête policière dans « 53 jours », s’ajoute à cette activité herméneutique la difficulté à devoir déjouer les pièges semés dans le texte. La démarche herméneutique du lecteur s’inscrit donc dans un jeu consistant à devancer un rival fallacieux et rusé : l’auteur lui-même, « faiseur de puzzles » observant sa propre image dans sa pratique d’encrypteur du sens du texte.
Le texte imposteur, qui se constitue bien souvent de d’autres textes enchâssés ou bien mis à disposition dans le récit, conduit à ce titre l’investigation policière et transforme celle-ci en véritable enquête textuelle. L’investigation lectorale sur l’imposture à l’intérieur du texte de fiction mobilise ainsi une démarche de déchiffrement proche de celle de l’explication de texte. Ce changement d’objet d’étude est la conséquence de ce que le critique Maxime Decout appelle le « virage textualiste » de l’enquête : les personnages enquêteurs de « 53 jours » procèdent eux-mêmes à une investigation de textes littéraires de nature policière engendrée par une « pulsion herméneutique » prenant parfois une dimension délirante et obsessionnelle.
La mise en scène de cette textualisation de l’enquête a des retombées nettes sur l’expérience lectorale en vertu de la fiabilité narrative du récit ou bien de son déficit que le lecteur soupçonne.
Nous en arrivons donc à notre problème principal : comment le phénomène imposteur travail-il le texte perecquien ? Qui plus est, comment interroger les composantes de ce jeu trompeur ? Si l’imposture s’épanouie dans des scénographies revêtant des formes diversifiées que nous avons pu retracer brièvement au cours cette introduction, il s’agirait de questionner les ressorts définitoires du geste mystificateur qui s’applique à nos textes.
La première partie de ce devoir sera chargée d’ausculter le fonctionnement imposteur perecquien à partir de données contextuelles tirées de l’histoire littéraire, remontant à l’avènement conjoint de la modernité et du genre policier. Grâce aux travaux de Jacques Dubois entre autres sur lesquels s’appuiera cette analyse, il sera question d’observer dans quelle mesure l’émergence de ce genre moderne et du raisonnement enquêteur ont permis le développement et le déploiement d’un mouvement massif de l’enquête, à partir duquel est tirée une pensée de l’énigme dont les écrivains contemporains tels que Perec se sont prêtés au jeu de l’imitation, parfois lointain, pour faire dysfonctionner, dérailler la pensée. C’est à partir de ces points de contexte que nous nous pencherons sur le nouveau personnel romanesquequ’ont engendré ces fictions d’investigation de la modernité, un personnel fictionnel imposteur marqué par le développement de méthodes de terrain particulières fondées sur un paradigme indiciaire qui a contaminé divers champs disciplinaires dans la période moderne, partant des techniques analytiques de l’histoire de l’Art jusqu’à la méthode psychanalytique.

OÙ L’IMPOSTURE SUSCITE L’ENQUÊTE

Le geste inquisitorial chez Perec incite à renouer avec une posture première d’enquêteur, tourner son regard vers les choses élémentaires, revenir vers le détail minime.
Cette démarche consiste à explorer les liens entre littérature et sciences sociales, un sillon creusé à la lisière des champs disciplinaires dans lequel s’inscrivent nombre d’écrivains dans la postérité de Perec . Endosser la posture du détective s’illustre ainsi à-travers un motif, celui de la traque du minime, de l’insignifiant, d’une certaine pratique du quotidien (« Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel »), en somme que l’enquête se conçoit comme une opération de lisibilité du réel, une levée de l’« opacité  » nous dit-il sur ce que nous ne voyons plus à force de le voir. Mener l’enquête revient ainsi à pointer le caractère d’inévidence des objets que l’on a cessé d’interroger, relever l’étrangeté dont ils se parent à force de n’être plus étrangers si l’on veut. Interroger notre quotidien revient donc à relever l’opacité des choses, du réel et de nos usages de ceux-ci, ouvrant ainsi la voie à un questionnement quasi infini.
L’œuvre de Perec décrit un goût prononcé pour une écriture de l’enquête qui n’étonne donc aucun lecteur. Traversant ses essais à visée « sociologique », l’enquête est avant tout une pratique et une manière de se positionner face à un réel inévident, à la littérature et à soi. Du côté du roman, la passion de la recherche s’y glisse et se déploie comme une véritable ligne de force là aussi. La démarche enquêtrice revêt une diversité de formes, tant sur le plan des profils des personnages de ses romans (présence prolifique de figures de chercheurs, collectionneurs impulsifs, imposteurs ou scientifiques véritables entre autres dans La Vie mode d’emploi et La Disparition), que des scénarios romanesques récurrents (prolifération des histoires et espaces narratifs, logique d’emboîtements sur un plan structurel et jeux de miroirs en particulier dans Un Cabinet d’amateur et « 53 jours »). Un appétit de la traque, du détail et la formulation d’une conception d’un savoir de la marge jalonnent cette écriture qui constitue « l’itinéraire tâtonnant » d’une recherche toujours en cours (P/C, 11). Les affinités électives de Perec pour le roman policier sont d’autant plus lisibles ici : l’enquête engage une démarche herméneutique et engrange donc des pratiques d’investigation, se manifestant au départ par le sentiment d’un manque chez le sujet enquêteur. Tendue vers un objet prisé, une pièce manquante, en bref, la « disparition » d’un élément, l’enquête chez Perec prend toutefois des formes singulières, en renouant avec les protocoles épistémologiques du policer et engageant un jeu de déplacement de ceux-ci.
Le texte perecquien, et dans le cadre de notre étude, Le Condottière et « 53 jours », s’imposent donc comme des textes où secrets et disparitions sont respectivement au cœur du récit. Ils mettent en scène une intelligence, c’est-à-dire une méthode, un savoir recherchant un ou des objets qui leur échappent. Il y est moins question d’énigme à proprement parlé que de sa reconstruction. La critique Isabelle Dangy-Scaillierez souligne à cet égard que le texte chez Perec se donne comme miroir de « l’existence d’un contenu caché ». Le texte se conçoit
réflexivement comme énigme à élucider d’une part, porteur d’un « discours du secret » et suscitant le désir de son déchiffrement de l’autre, de son propre récit dissimulé. L’enquête s’élabore donc autour d’un point aveugle, traquant le secret dissimulé à l’aide de traces laissées en chemin semées et disposées dans le récit. L’attention du sujet-enquêteur et du lecteur sont ainsi portées sur le détail saillant, signifiant. À-travers les diverses formes d’enquêtes mises en scène sur lesquelles nous reviendrons, l’écrivain bouleverse les codes de l’investigation et conçoit une véritable poétique de l’indice dont il sera maintenant question.

La littérature moderne et le paradigme de l’enquête

De nombreuses littératures de l’enquête émergent depuis le XIXème siècle jusqu’à nos jours, décrivant actuellement un pressant besoin d’un « retour au réel » comme le nomme l’historien d’art Hal Foster. En inscrivant cette formule dans un contexte contemporain de décloisonnement des champs (littérature, sciences sociales ou encore journalisme de terrain), il est question de souligner une inquiétude, un soupçon latent à l’égard du réel dans nos sociétés. « Si le réel s’impose comme un enjeu, c’est précisément qu’on en perçoit l’opacité, que son appréhension est fragile et que son institution est contestée», souligne Laurent Demanze dans un entretien.
En effet, avec la question des porteurs de discours de savoir surplombants ou politiques frauduleux et médiatiques autour de la post-vérité ou « ère post-factuelle », le réel apparaît comme une chose faisant défaut, avec des logiques mouvantes et échappant au regard critique. Le rapport à celui-ci suscite une perplexité problématique qui dit bien le caractère d’opacité et d’inévidence dont il est porteur. C’est dans ce cadre que les enquêtes contemporaines prennent appui pour souligner cette opacité tangible et proposer une lecture qui se garde moins de fixer une représentation du monde, que d’explorer un réel vécu singulièrement. Il s’agirait en somme de fournir une lecture dissensuelle du monde à-travers sa lecture perplexe, son exploration inquiète. C’est précisément dans un tel contexte référentiel que nous souhaiterions approcher l’œuvre de Perec.

Un « âge de l’enquête » entre élucidation du monde social et renouvellement épistémologique

Le manque de lisibilité dans nos sociétés n’est pour autant pas le marqueur spécifique de l’époque contemporaine. Dans son ouvrage , Dominique Kalifa fait le constat d’un essor d’une « culture de l’enquête » au XIXème siècle. Avec l’émergence des sciences sociales qui emblématisent l’enquête comme outil de saisie du réel, une convergence des champs disciplinaires a lieu en se fondant sur l’investissement de procédures convergentes. Effectivement, la société est traversée par un sentiment d’opacité, d’illisibilité : la fin de la Révolution française a marqué les esprits par l’abolition prescriptive des privilèges féodaux et conduit la société vers une homogénéisation de ses figures sociales. « L’homme des foules » de Walter Benjamin, du « flâneur urbain » apparaissent dès lors dans ce contexte d’indistinction, à la fois comme lecteurs d’espaces et détectives civils de la rue, considérant le réel dans ses aspects les plus infimes sous une forme énigmatique.
L’identification des masses urbaines devient ainsi un enjeu premier. Afin de déchiffrer cette « énigme du social» et d’en réduire l’opacité, de nouveaux protocoles heuristiques voient le jour. Se dénombrent ainsi des opérateurs de visibilité, tels que les enquêtes administratives et ses bureaux de statistiques, les débuts des sciences sociales, le journalisme de terrain et le développement d’un new journalism chez les Britanniques, ainsi que l’anthropologie criminelle qui mettent le doigt sur les singularités du corps social et contribuent à formaliser des dispositifs de surveillance d’Etat. Laurent Demanze souligne cette convergence disciplinaire qui fait socle dans l’ancrage d’un âge de l’enquête.

Émergence d’un modèle épistémologique à la croisée d’un genre moderne : le paradigme indiciaire et le roman policier

Le XIXème s. est bien un « âge de l’enquête » pour reprendre la formule zolienne. Le sentiment d’une opacité du réel incite à une saisie du monde par le biais de nouveaux protocoles dont nous avons rappelé plus haut les composantes. À la croisée des disciplines, ces recherches d’investigation mettent toutes à l’honneur un élément clé sur lequel nous souhaiterions nous arrêter un instant : le détail.
Au cours du siècle, l’attention s’est aiguisée au motif saillant, celui qui fait rupture, illustrant bien ce que l’historien Carlo Ginzburg, fondateur de la micro-histoire , intitule le « paradigme indiciaire ». Dans son célèbre article, Ginzburg part d’un constat : vers la fin du XIXème s., le décloisonnement des champs disciplinaires a donné lieu à l’émergence d’un « modèle épistémologique » fondé sur des pratiques semblables d’investigation. Articulant son propos autour d’une analogie de ces pratiques, l’historien développe une analyse du détail conçue comme trace révélatrice d’un système d’ensemble. Son article met en rapprochement trois figures distinctes (le détective renommé de fiction Sherlock Holmes, l’historien de l’art Morelli et Sigmund Freud, père de la psychanalyse), qui ont toutes en commun une démarche particulière, à savoir celle de porter une observation singulière, une attention fondée sur les éléments seconds, les indices. La démarche enquêtrice se fonde donc sur une autopsie du minuscule, il s’agit bien de recentrer l’analyse sur des éléments non centraux au départ.
Dans un premier temps, Ginzburg remet à l’honneur le travail de l’historien de l’art italien : en constatant un souci de distinction entre certaines copies et originaux de tableaux, le critique d’art à Vérone, Giovanni Morelli, s’est interrogé sur la capacité d’une œuvre picturale à pouvoir restituer le nom de son auteur. Communément, les historiens se fondent sur des motifs patents, « les caractères les plus manifestes » (4) d’une œuvre pour caractériser la signature picturale d’un artiste. Il s’agissait de s’attacher à retrouver les grandes techniques caractéristiques d’un mouvement, d’une école d’influence à laquelle le peintre aurait appartenu pour trouver des motifs semblables. Ces motifs sont toutefois « les plus faciles à imiter » (ibid) conteste l’historien, estimant que cette technique puisse créer une confusion entre copies et originaux. À l’inverse, Morelli propose de livrer un examen scrupuleux des détails peu visibles, échappant au regard novice. Cette attention portée sur l’infime, le minuscule engrange une véritable opération de décentrement du regard : il s’agit de porter l’investigation au-niveau du « lobe des oreilles », aux « ongles » ou à « la forme des doigts et des orteils », en bref trouver ces détails dans le tableau qui échappent au contrôle de l’artiste. Selon lui, ce serait dans les gestes les moins réfléchis que l’artiste laisserait des traces intimement personnelles, des « petites signatures » semées derrière son passage. Le système pictural contiendrait des signes spécifiques et involontaires propres à chaque artiste, conçus chez Morelli comme les indices de la « patte » de l’artiste. En somme, par cette méthode, il souligne que l’élément même le plus infime chez un objet ou une personne engage un processus de singularisation, d’identification de celui-ci si tenté que l’on le prenne comme objet d’enquête.
À cet égard, il n’est pas étonnant qu’à la deuxième partie de l’article Ginzburg se consacre à l’analyse indicielle reposant sur l’analogie entre la « méthode morellienne » et les pratiques d’investigation de Sherlock Holmes. L’enquête sur le détail chez Morelli se conçoit avant tout comme une traque de l’« indice » à partir de laquelle se fonde une archéologie de la trace. En effet, le peintre trace un détail minime dans la toile, un « lobe d’oreille » de la même façon que le « criminel se trahit par ses empreintes» (8). L’artiste est comparable au criminel en ce qu’il laisse des traces qui l’incriminent directement comme en étant l’auteur.
La méthode indicielle de Morelli et celle opérée par le fameux détective de Sir Arthur Conan Doyle convergent ainsi vers un processus d’enquête déployant des principes d’action analogues: l’historien, ou l’amateur d’art, rentre dans la peau d’un détective « qui découvre l’auteur d’un délit (du tableau) en se fondant sur des indices qui échappent à la plupart des gens » (Ibid). Sherlock Holmes démontre à nombre de reprises la sagacité avec laquelle il en vient à interpréter des « traces de pas dans la boue, des cendres de cigarettes » comme de susceptibles indices conduisant à l’auteur du crime et ses associés.
Cette « morellisation » à laquelle se livre Sherlock Holmes n’échappe pas à Ginzburg.
L’exemple donné par Ginzburg, tiré d’un extrait de la nouvelle de Conan Doyle La Boîte en carton , finit de nous en convaincre, où il est justement question d’une « oreille » suspecte.
Alors qu’une vieille dame, Mlle Cushing, reçoit par la poste un courrier contenant deux oreilles coupées, le lecteur assiste à l’activité mentale de l’enquêteur déployée sous la forme du métarécit qui rejoue une scène la procédure d’interprétation du détective :

Le personnel imposteur : de l’ombre comme identité à l’identité comme illégitimité

La modernité a crée de nouveaux personnages de fiction à l’aulne d’une littérature marquée par le sceau d’une époque traversée elle-même par l’idée d’une fragilisation de l’individu face à son identité. Comme le soulignait Carlo Ginzburg dans l’article cité précédemment, le sentiment d’opacité généré par la naissance des foules indistinctes conduit l’État à produire des protocoles d’identification, qui se fondent éventuellement sur « des traits minimes et involontaires » des individus. Il s’agit donc, sur l’appui de traits distinctifs, propres en somme à chaque individu de circonscrire, stabiliser une identité. Ce qui nous intéresse est notamment de voir comment l’importation du paradigme indiciaire en littérature conduit à une précarisation de l’idée d’identité, qui explique simultanément l’apparition de figures de mauvaise foi et d’imposteurs en littérature. Le mouvement romantique revendiquait la singularité individuelle et l’unité du sujet comme garantes de son génie créateur. Ce « Je » lyrique, marqué par une identité forte, s’épuise et s’effrite à la fin du XIXème s. et laisse place au soupçon, une inquiétude du sujet face à sa propre identité. La connaissance de soi devient le lieu d’une interrogation angoissée qui s’appuie dès lors sur l’enquête comme tentative de consolidation d’un Moi désunifié. Cette crise s’exacerbe au XXème s. puisque que la notion d’identité est soumise à des attaques venues de la psychanalyse, du Nouveau Roman et des théories structuralistes et déconstructionnistes.
Cette crise de l’identité trouve une assise dans l’intérêt porté sur des figures d’imposture.
L’imposteur, par définition, prétend dissimuler ce qu’il est et afficher ce qu’il n’est pas, ou délaisse une place qui est la sienne pour s’en arroger une autre. Entre dissimulation de soi et exhibition d’un Moi masqué, la figure impostrice cultive le leurre sur une place et une identité. On objectera en ce sens que l’émergence de ces figures vers la fin du XIXème s. ne décrive un phénomène littéraire strictement circonscrit dans ce contexte, il s’agit toutefois d’observer comment celui-ci a permis l’épanouissement d’un personnel romanesque moderne, déployant des questions de fond telle que celle du rapport du sujet au faux et à l’authenticité en littérature.
Délaissant donc l’approche synchronique, rappelons-nous un passage renommé dans l’Odyssée de Homère célébrant l’homme de la mêtis (Μῆτις, littéralement « le conseil, la ruse » en grec ancien), Ulysse roi d’Ithaque et homme « aux milles ruses » comme le souligne l’épithète homérique. Revenu glorieux de la guerre de Troie, on nous raconte au chant IX comment l’astucieux guerrier piège Polyphème par le travestissement de son identité. Ulysse, dissimulé derrière le nom factice Οὖτις (forgé par dérivation impropre du nom commun οὖτις, « personne »), trompe le cyclope et parvient à regagner le navire avec ses compagnons.
Derrière ce jeu de sonorités homophoniques se déploie avant tout une culture de la ruse, du travestissement. De plus, est engagé simultanément un processus de transformation et réappropriation de l’individu vers lui-même, impliquant dès lors un changement de régime : du déguisement identitaire à la connaissance de soi, l’Odyssée met en scène la métamorphose d’un personnage masqué gravitant les marches vers une réappropriation de soi. Livré à des épreuves impliquant créatures malfaisantes, batailles et descente aux Enfers, Ulysse subit une mort impersonnelle et s’engage dans une reconquête de son soi propre, lui permettant de « réintégrer l’éclat de sa propre vérité » ainsi que le souligne le philosophe Claude Romano.
Les aventures et errances du personnage obéissent moins à des dérives hasardeuses qu’à des protocoles ayant pour ambition de décadrer le regard sur soi et produire un nouveau savoir de l’individu sur lui-même. L’épreuve de l’imposture est dès lors le gage d’une perte individuelle au même titre que celui d’un gain, celui d’une révélation intérieure : ainsi plus globalement, dans l’Odyssée la quête se fond dans une enquête plus large. Se superposent quête héroïque et enquête herméneutique, une forme de célébration d’un soi retrouvé.
Il ne paraît donc pas étonnant que dans la littérature moderne, qui aime à tromper et jouit du rôle de véritable « machine à histoires », s’épanouissent des figures d’imposteurs d’un genre nouveau. Si sa mission de « miroir » réaliste du monde semble s’étioler en fin de siècle, c’est que la littérature constitue le refuge d’une non-assignation du réel et d’identités non plus définitives, mais passagères, provisoires, impostrices en somme. Cette définition paraît s’adapter à l’œuvre de Perec, et tout particulièrement dans Le Condottière et « 53 jours », qui recensent de multiples faussaires, arnaqueurs, escrocs et imposteurs brouillant les lignes d’une part entre le vrai et le faux au niveau de leur identité voire identification pour le lecteur, et qui déploient d’autre part un « modèle herméneutique problématique », concurrent au paradigme indiciaire.

Vers une nouvelle épistémologie de l’enquêteur : l’amateur génial contre le détective professionnel

Le langage imposteur opère un décentrement de nos représentations, se donnant à l’enquête comme un véritable outil critique. À ce titre, ce pouvoir de l’imposture paraît adhérer à la force de contestation de la littérature, ses dispositions à rejeter une autorité établie et à prendre la voie des sentiers battus. Comme nous l’avons précédemment mentionné, le phénomène imposteur se déploie grâce au soutien provenant de l’ « érosion interne du principe de légitimation du savoir » au XXème s., selon la formule de Jean-François Lyotard, qui interroge l’état du savoir en réaction au siècle de la spécialisation au XIXème s. et du développement de méthodes d’investigation reprises dans le roman policier. Le cloisonnement des savoirs, réservés aux spécialistes, se révèle ostracisant pour ceux qui ne peuvent s’élever vers une connaissance du champ. C’est dans ce contexte il me semble que de nouvelles figures d’autodidactes passionnés et amateurs éclairés, telles que les emblématiques Bouvard et Pécuchet, transgressent cette ligne en explorant des domaines qui les excluent.
Comme le soulignait Pierre Bourdieu, on assiste au XXème s. à une « démocratisation de la posture herméneutique », d’enquêteur. Chez Perec, la quête du savoir se fait enquête prise en charge par des érudits qui ne constituent pas toujours des professionnels. Derrière cette posture se lit une aspiration à la totalisation qui clame son propre amateurisme et ses propres pratiques. Maxime Decout ne manque pas de souligner qu’ « à travers leur aspiration à l’encyclopédisme, si [ces « savants »] affichent leur désir de totalisation de la connaissance, font par là même l’aveu de leurs manques, de la faillite inéluctable où les précipite leur projet » . En effet, affichant ses échecs et des pratiques d’enquête soumises à l’autocritique, le narrateur se met en scène dans une position d’imposture, d’autodidacte. Plus largement, cette réappropriation des savoirs par ces figures interroge au même titre le désir de la littérature à s’en faire la synthèse, ou comme Italo Calvino en formulait le souhait.

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Table des matières

Introduction 
Partie 1 : OÙ L’IMPOSTURE SUSCITE L’ENQUÊTE 
1. La littérature moderne et le paradigme de l’enquête
2. Le personnel imposteur : de l’ombre comme identité à l’identité comme illégitimité
3. Le cas des monologues menteurs
4. Récits de mystification : duperie, révélation, provocation
Partie 2 : EXPÉRIMENTER LE TEXTE IMPOSTEUR : LA QUESTION DU LECTEUR 
1. Au croisement de l’imposture et de l’enquête : jouer avec, composer, embobiner le lecteur
2. Lire, Suspecter, Relancer : exemplifier la contre-enquête
Partie 3 : CÉLÉBRER LA FICTION TROMPEUSE : VERS UNE ESTHÉTIQUE DU FAUX
1. L’imposture littéraire : de l’acceptation du faux au rêve d’une mise en ordre du réel
Conclusion 
Bibliographie 
Table des annexes
Table des matières

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